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28 février 2012

Narcisse et les excès du moi Élisabeth Roudinesco

Se trouve à Textes et documents. Élisabeth Roudinesco, Freud, Lacan, les psychanalystes, intéressant programme par les temps qui courent.


Élisabeth Roudinesco

NARCISSE OU LES EXCÈS DU MOI

Entre narcissisme hypocondrie et mégalomanie


ER – Le moi au départ c’est ce qu’on appelle la personne humaine. Et Freud en fait dans sa première topique de début du siècle, conscient inconscient et pré conscient, il en fait le siège de la conscience, le moi c’est inclus dans la conscience, je rappelle que Freud fait des topiques c’est des topoi, des lieux géographiques qui définissent la personnalité humaine. Et puis après la guerre à partir de 1920 il y a une deuxième topique le moi, le ça et le surmoi. C’est une deuxième topique qui ne recouvre pas complètement la première, parce que chez Freud les concepts sont toujours flous c’est ça qui est formidable, ça se déplace ça bouge c’est dialectique, et à partir de ce moment-là c’est un peu une grande révolution puisque il inclut le moi dans l’inconscient autrement dit il y a une partie du moi qui est plus consciente, qui est un peu dans le ça qui est l’inconscient, le surmoi étant l’instance morale on disait toujours le surmoi c’est ce qui vous guide dans la morale, c’est ce qui vous juge mais c’est à l’intérieur du moi, et à partir de ce moment-là c’est vrai qu’il y a une sorte de révolution parce que l’histoire du mouvement psychanalytique à partir de 1920 va évoluer en plusieurs sens. À partir de cette définition. Soit on va accentuer l’idée que le moi est inconscient lui-même et ça donnera ensuite les positions de Mélanie Klein en Angleterre, ou de Lacan, avec cette phrase fameuse qu’avait écrit Freud le moi doit aller vers le ça en quelque sorte là où était e ça je dois advenir Wo es war soll Ich werden, c’était quelque chose qui a suscité beaucoup de discussions, et au contraire dans l’école américaine, qui va dominer même la psychanalyse dans les années 30 à cause de l’émigration, du départ de tous les psychanalystes d’Europe, on va avoir ce qu’on appelle l’Ego Psychology aux États-Unis, qui est un grand courant plus adaptatif, c’est l’idée que le moi s’adapter à une certaine réalité, c’est pas quelque chose d’idiot, il ne faut pas considérer la psychanalyse américaine comme quelque chose qui était stupide, c’est une autre école, qui est plus centrée sur le moi. Sur l’idée qu’il faut être actif, s’adapter, pas à la réalité exactement mais qu’on doit recentrer quand même sur le moi.

[Image : Ivy Paolantonacci©Radio France]

AVR – Mais l’idée en tout cas dans les deux écoles américaine comme française c’est que le moi n’est qu’une partie de ce que nous sommes, il joue un rôle intermédiaire entre le ça qui est donc cette espèce de pôle pulsionnel et le surmoi qui lui au contraire est cette instance extrêmement directrice qui réprime en nous certains instincts et qui nous en dicte d’autres…

ER – Absolument ! et puis il y a l’idéal du moi et le moi idéal c’est-à-dire les aspirations auxquelles on peut rêver. Alors ça inclut si vous voulez évidemment toutes les composantes de la personnalité humaine. En effet les écoles se sont réparties en fonction de cette deuxième topique. Mis c’est certain que pour Freud si on est très freudien la bataille qu’il menait était contre la psychologisation de sa propre doctrine. Si vous voulez la psychanalyse est une discipline à part parce que elle n’a jamais trouvé une place aux côtés de l’anthropologie ou de la philosophie elle occupe une place floue, et le danger était toujours que ça revienne à une psychologie des conduites. Et ça c’est le grand danger, donc Freud passait son temps à réviser les concepts, et ses successeurs aussi, de façon à sortir cette discipline, qui est une science de l’inconscient, une théorie de l’inconscient, de toutes les récupérations psychologiques possibles.

Mais alors y a-t-il un sens depuis la psychanalyse de réfléchir au moi indépendamment du ça et du surmoi? Est-ce que le moi en tant que tel peut être ressaisi ou est-ce qu’on ne peut y penser qu’à partir de dynamiques qui l’enclenchent avec les autres instances

ER – Sans être dogmatique je pense que oui, parce que dès que vous quittez l’idée que nous sommes déterminés par notre inconscient, on sort de la révolution psychanalytique. Mais c’est une théorie de la liberté très particulière de savoir que nous sommes déterminés par des structures mais qu’en même temps on peut y avoir accès, en grande partie, et que c’est ça l’émancipation de l’homme c’est se changer soi-même à partir de ce que on sait être déterminant. C’est une grande révolution et je ne crois pas qu’on puisse sortir – l’inconscient existe, on peut toujours nier qu’il existe de toute façon il est là, je crois qu’on peut en effet réaffirmer cette position. Mais le mouvement psychanalytique a évolué depuis par rapport à la question du moi – si vous voulez, Freud c’était quand même une clinique, et une histoire, qui était centrée sur la répression de la sexualité dans une époque qui était celle de l’aristocratie déclinante et la fin d’une bourgeoisie régnante, c’est le monde de Proust, c’est le monde d’hier…

C’est le monde qui est dépeint dans le film de Cronenberg Dangerous Methods

ER – Magnifiquement dépeint dans le film de Cronenberg que j’aime énormément, c’est une bourgeoisie qui au lieu de choisir le pouvoir choisit d’analyser son moi, choisit elle même, et se pose des questions sur son intériorité. C’est un très grand moment que ce soit à Vienne que ce soit en Suisse que ce soit (…) c’est le monde décrit par Stephen Zweig, c’est un monde centré quand même sur la répression des femmes, et sur le conflit, l’aspect conflictuel, et sur l’idée qu’on va se libérer de ce qui pèse dans son enfance. Et ça c’est évidemment un très grand moment, et ça, à partir du moment où il y a eu, pendant tout le XXème siècle l’émancipation des femmes, les libertés sexuelles, je vous rappelle quand même que, au début quand Freud commence, les femmes devaient arriver vierges au mariage, c’était des éducations absolument épouvantables, puritaines, et puis à partir des deux guerres et de 1945 ce monde là n’existe plus. Et donc si vous voulez la question du conflit et la question de la sexualité est beaucoup moins centrale. Ce qui fait qu’on va évoluer, en apportant à cette théorie du moi une autre théorie venue de la phénoménologie qui est le Self c’est-à-dire le Soi, et là c’est le narcissisme, c’est la représentation de soi par soi. D’ailleurs Freud l’avait annoncé dans un article de 1914 absolument magnifique, Introduction au narcissisme, où il avait montré en effet que Narcisse était aussi important qu’Œdipe, dans les deux tragédies. Mais dans les années 60 dans le monde occidental c’est Narcisse qui domine. On a beaucoup moins de conflits liés directement à la sexualité à la répression à la frustration, et beaucoup plus de pathologies du monde occidentale c’est-à-dire dépressives, de l’amour de soi déçu, d’autodestruction liée au narcissisme…

Alors juste une seconde avant d’en venir à Narcisse en évoquant l’importance de la sexualité dans la façon dont va réfléchir à l’inconscient à la construction du moi, vous pointez également un problème il me semble à travers toute l’histoire de la psychanalyse qui est de savoir dans quelle mesure à partir du moment où un individu est déterminé par une histoire et par une formation de sa propre sexualité dans quelle mesure toute réflexion sur le moi et même sur le psychisme en général est normative. Y a-t-il un sens à réfléchir sur le moi de manière abstraite et générale alors que chaque moi se singularise, chaque moi est différent chaque patient à son moi ?

ER – Oui, il ne faut pas faire des grandes catégories parce que sinon la psychanalyse sombre, les grandes catégories avec des portraits, des classifications préétablies, il n’y a rien de plus ridicule et c’est bien dommage, bon. Mais le problème aussi c’est que l’époque joue on ne peut pas faire fonctionner la théorie psychanalytique de la même façon quand vous êtes à la Belle époque c’est-à-dire avant la première guerre mondiale et puis aujourd’hui. Si vous restez dans des catégories figées ça ne va pas du tout. Alors la grande force quand même c’est que en effet la représentation du moi change en fonction des époques. Ça reste un instrument de libération la psychanalyse si elle est bien pratiquée, parce que c’est quand même l’idée que on va se débarrasser des folies du moi. Et des excès du narcissisme. Si on regarde bien qu’est-ce qu’une cure psychanalytique aujourd’hui, c’est moins ce que faisait Freud à Vienne où il s’agissait au fond de libérer la sexualité, aujourd’hui c’est plus de libérer le sujet des pathologies liées à l’amour qu’il a de lui-même et qui est absolument destructeur c’est-à-dire l’incapacité au fond d’aller vers l’autre. Je ne fais pas des grands portraits mais il y a de ça aujourd’hui on est dans une société dépressive en Occident. Mais si vous voulez le schéma freudien il existe dans d’autres pays, les pays où les femmes sont enfermées dans des voiles, dans des répressions familiales etc., vous avez des hystéries typiques comme celles qu’on connaissait à Vienne fin de siècle.

Narcisse ayant considéré son visage dans le miroir d’une onde pure … Ovide … on comprend dans quel sens Narcisse a pu être saisi par la psychanalyse puisqu’il tombe amoureux de lui-même et qu’il va en mourir (…) malade mais la dissociation est toujours, en fait recouvre, une forme d’association, entre le corps et l’esprit puisque les deux communiquent, mais également la dissociation qu’il y a entre le soi ou la façon dont on peut se ressaisir, et son image et de cette coupure entre le moi intérieur et la réalité extérieure va naître va émerger toute une palette de maladies et de symptômes différents qui sont le cœur de la psychanalyse en tant que telle.

ER – Vous savez pour comprendre la psychanalyse tout est dans les mythes antiques, que Freud a repris. Si on quitte ce domaine de la culture gréco latine on ne comprend rien de la psychanalyse c’est d’ailleurs un problème. Il faut faire du grec et du latin non pas comme langues mais il faut avoir toute cette culture présente pour comprendre quelque chose. Alors tout était là déjà et Freud ne fait que remanier à sa façon tous ces mythes. Alors le mythe est évidemment fascinant parce que ça montre bien que l’amour de soi conduit à la destruction de soi c’est à dire à quelque chose de très pervers qui est d’ailleurs magnifiquement exprimé dans le livre de Oscar Wilde Le portrait de Dorian Gray c’est le grand roman moderne de la perversion du moi. Il s’admire tellement qu’il devient criminel etc. et donc la beauté absolue aussi peut conduire à cette forme de perversion qui fait que l’autre est nié puisqu’on s’aime à ce point soi-même. Mais en s’aimant à ce point soi-même on se détruit, il faut jamais oublier que Narcisse se détruit…

Mais alors justement comment passe-t-on de l’amour de soi à la destruction de soi puisque tout amour de soi n’est pas destructeur en tant que tel ?

ER – Eh bien il est destructeur si il ne débouche pas quand même sur l’amour de l’autre. Autrement dit si le sujet reste complètement inféodé à l’image de lui-même à ce point, et s’aime à ce point, il reste absolument infantile. C’est pour ça que… – ce que Freud montre très bien, c’est que le passage par le narcissisme chacun d’entre nous l’a. C’est l’enfance, où en effet on est adoré comme enfant on peut être adoré on peut être détesté, c’est les deux choses les plus ambivalentes mais disons que c’est un passage absolument nécessaire mais il faut un peu de narcissisme, il faut aussi s’aimer soi-même parce que si on se hait soi-même c’est une forme de narcissisme aigue qui est fondée sur la haine de soi. La haine de soi va avec l’excès de l’amour de soi. Faut toujours le comprendre comme ça. Donc en effet ça peut déboucher sur quelque chose de très pervers, mais il peut y avoir aussi les mégalomanies du moi, je dirais les folies moïques, qui peuvent déboucher sur la paranoïa, les complots l’idée que au fond le monde entier est persécuteur par rapport à vous-même, c’est toutes les folies mégalomaniaques les théories du complot en quelque sorte véhiculent cette idée, en ce sens d’ailleurs notre époque est moïque à l’extrême, vous le voyez tout à fait dans la littérature, dans internet, ce qui prime aujourd’hui c’est pour ça qu’il y a quelque chose de très dangereux c’est le culte du moi, le culte de soi d’ailleurs aussi, le culte du narcissisme, qui est devenu tout à fait envahissant, le primat de l’émotion, le primat de l’affect. Je ne dis pas qu’il ne faut pas d’empathie dans la vie, qu’il ne faut pas de l’émotion, peut-être que la psychanalyse avait trop débarrassé, avait trop mis à distance, l’empathie, ça c’est sûr, mais d’un autre côté ça peut être meurtrier de ne vivre que dans l’immédiateté de l’émotion, de l’empathie ou du moi.

Pourtant le moi comme vous l’avez défini vous-même n’est pas cette instance qui réside dans une forme d’immédiateté émotionnelle le moi est cette instance qui justement va réguler les pulsions qui constituent le ça. Quand vous dites nous sommes dans une époque du moi qui (…), les passions dominent et les émotions dominent vous le moi par …

ER – Parce qu’on a oublié Freud. Nous vivons dans une époque où la psychologie prime…

C’est le moi psychologique donc…

ER – Mais absolument, (…) les émotions mais c’est pas seulement Freud qu’on a oublié c’est la philosophie la littérature je ne suis pas du tout passéiste et je ne dis pas du tout c’était mieux avant je dis qu’on a un changement de paradigme considérable depuis quelques années qu’on voit à l’œuvre, après les grands récits narratifs, je dirais le structuralisme, la phénoménologie, l’explication du monde quand même par la raison, il est certain qu’aujourd’hui on est dans l’explication du monde par le moi par l’émotion, par le neurone, par l’idée que tout est comportemental, ça c’est à mon avis quelque chose qu’il faut critiquer, c’est certain mais c’est inévitable on est dedans, on est là-dedans.

Alors il faut critiquer cette domination du moi psychologique dont vous faites le constat peut-être il est tuile de revenir aux sources de la constitution du moi à proprement parler psychanalytique dont on parlait en début d’émission, il y a notamment ce phénomène du narcissisme puisque vous l’avez évoqué Freud fait du narcissisme non pas un stade mais vous une étape au développement de l’individu. Alors dans quel sens peut-on dire que…

ER – Dans le sens classique du freudisme qui a été repris d’ailleurs par tout le monde c’est une étape nécessaire de l’amour de soi, mais dont il faut sortir, pour l’amour d’objet. Ça c’est dans la clinique c’est-à-dire la relation d’objet va à un moment donné compter dans la vie d’un sujet, s’il reste centré comme un enfant sur lui-même, en effet, c’est destructeur. C’est absolument destructeur. On a eu le tort dans le mouvement psychanalytique de – et c’est une critique qu’on peut faire à Freud, bien qu’il n’ait jamais eu cette tendance homophobe, on a eu tendance à dire que toute l’homosexualité c’est-à-dire l’amour des hommes pour d’autres hommes, et des femmes pour d’autres femmes, était un stade narcissique. Il s’est avéré que c’était pas vrai du tout, et que nous étions tout à fait identiques quelle que soit la tendance amoureuse qu’on développe. Mais je pense – ça, ça a été une erreur du mouvement psychanalytique de voir toute l’homosexualité dans le narcissisme, ça a été corrigé d’ailleurs par la suite – mais reste que la structure narcissique qui est l’amour de soi et de vouloir retrouver dans l’autre exactement soi-même, qu’on soit homme, femme ou quelle que soient les tendances amoureuses, est évidemment destructeur, parce que à ce moment là ça devient extrêmement fusionnel, donc l’idée que un sujet pour exister doit devenir quand même distinct de lui-même dans sa propre vie pour pouvoir accéder à une relation à l’autre, est quelque chose qui reste très fort, c’est pour ça qu’on a inventé le Self, c’est-à-dire le Soi, pour tenter d’expliquer ce phénomène. J’ajouterais que dans l’histoire de la doctrine Jacques Lacan a apporté à cette topique freudienne une théorie du sujet issue de la philosophie et de la phénoménologie, il a ajouté le sujet qui – parce que chez Freud il n’y a pas de sujet au sens de la philosophie, Freud récusait la philosophie [lapsus avec physiologie] son modèle était biologique et Lacan sortant du modèle biologique a introduit dans les topiques l’idée du sujet il a scindé en quelque sorte le moi et le sujet…

Comment est-ce qu’on définit le sujet dans ce cas ?

ER – Alors le sujet dans ce cas là c’est plus tout à fait le sujet de la philosophie, Lacan en fait une instance très inconsciente et au lieu de dire qu’il est déterminé par le ça il va dire qu’il est déterminé par un signifiant, il introduit le modèle linguistique dans la psychanalyse à la place du modèle biologique, mais il y a quelque chose de commun c’est l’idée qu’on est déterminés par nos structures, que le sujet lui même est une structure, moyennant quoi il donne une dimension, il repense le système philosophique toujours pour lutter contre la réduction psychologique il le repense en réintroduisant le sujet phénoménologique qui devient scindé. Et à partir de ce moment là on dira que Lacan, entre les années 30 et les années 50, il va d’abord passer par la phénoménologie puis par cette théorie de la structure, à partir de Lévi-Strauss d’ailleurs, chez Lacan c’est la parenté et pas la famille, c’est le sujet dans son rapport à la structure comme en linguistique, il repense tout le système qui toujours permet de je dirais, de dire la même chose autrement – mais d’apporter une subjectivité, l’idée de subjectivité est très importante, chez Lacan, importée en psychanalyse, parce que sinon on risque toujours la réduction au moi ou la réduction au biologisme et à la physiologie. Et la dimension – aujourd’hui on parle plus facilement de subjectivité pour comprendre la personnalité humaine que d’instance du moi.

Le principal caractère de la démence précoce rangée aux choses consiste en ce que la de la libido aux objets que devient la libido des déments dès lors qu’elle se détourne des objets ? elle se retourne vers le moi, qui constitue la source de la manie des grandeurs de la démence précoce. Comparable à l’exagération de la valeur sexuelle des objets qu’on observe dans la vie amoureuse, c’est ainsi que pour la première fois un trait d’une affection psychotique nous est révélée par sa confrontation avec la vie amoureuse normale.

(Musique : Parlez-moi d’moi ya qu’à ça qui m’intéresse)

Comment distingue-t-on d’un côté le narcissisme dont on a parlé et et de l’autre la mégalomanie est-ce que toute forme de mégalomanie vient du narcissisme alors qu’à l’inverse le narcissisme ne conduit pas forcément à une forme de mégalomanie est-ce que la distinction conceptuelle ici est importante et comment…

ER – Oui, disons que l’excès de narcissisme est plutôt de nature destructive de soi et de l’autre, et ça vire à quelque chose de pervers il y a toujours, ça quand j’ai écrit mon livre sur l’histoire des pervers on voit bien cette dimension là c’est-à-dire comment l’amour de soi conduit à la haine de soi c’est-à-dire l’exact opposé. La mégalomanie c’est un peu différent c’est quelque chose qui a été bien montré par les psychiatres de la fin du XIXème puis repris dans toute la tradition c’est la paranoïa. C’est la paranoïa, la folie du moi, l’idée que le monde entier se centre sur soi, et dans le dernier livre de Luc Boltanski il montre bien ça l’apparition des théories du complot à la fin du XIXème siècle. Avec l’apparition de la psychiatrie puis de la psychanalyse on voit bien que la mégalomanie c’est le monde recentré sur soi, alors on est dans l’hybris la démesure …

Alors quel est le problème ? le surmoi ne joue plus son rôle de…

ER – Le surmoi ne joue plus son rôle, le sujet se prend pour la loi lui-même, il est l’incarnation de la loi. Alors là vous déclinez toutes les formes de dictature paranoïaque, de sujet délirant – vous savez c’est pas un hasard si la démocratie a instauré l’idée qu’il fallait changer de gouvernement souvent et que l’opposition puisse exister. La démocratie athénienne l’a instauré, parce que sinon on devient fou, de son propre pouvoir regardez comment évoluent tous les dictateurs dans une paranoïa une théorie du complot donc c’est extrêmement dangereux, mais c’était déjà dans l’Antiquité si vous prenez le mythe et la tragédie de Sophocle de Œdipe c’est exactement ça, sauf que le malheureux Œdipe n’est pas conscient de ce qui lui arrive puisqu’il ne sait pas quelle est son origine mais c’est le souverain parfait, qui est arrivé à la perfection. Et que dit la tragédie, c’est qu’à un moment donné il est dans la démesure et il ne se rend pas compte qu’il est habité par le contraire de ce qu’il croit être c’est-à-dire par la souillure, puisque il a en fait couché avec sa mère sans le savoir et qu’il a fait des enfants à sa mère, et ça c’est un mythe absolument fascinant c’est que quand on est dans l’excès de démesure on ne voit pas ce qui arrive autour de soi et ça peut amener à la paranoïa, c’est une chose qui avait été repérée par les psychanalystes qui avaient d’ailleurs fait des analyses des dictatures, des folies du pouvoir, mais c’est quelque chose qui est très prégnant aujourd’hui on le voit, regardez tous les dictateurs qui sont en train de tomber, ils sont habités par une paranoïa évidente, évidente avec la théorie du complot, l’idée que l’extérieur devient menaçant, qu’ils sont persécutés par tout, alors c’est compliqué parce qu’en même temps ça existe, les complots ! les complots existent, les services secrets existent…

Mais le propre de la mégalomanie c’est de ne plus faire cette distinction…

ER – Voilà !

Quand l’extérieur et l’intérieur…

ER – Tout à fait !

Un problème à la fois d’harmonisation interne entre les instances psychiques et le rapport à la réalité…

ER – Mais absolument !

Dans lequel on substitue…

ER – Quand on est célèbre et connu on risque évidemment d’être assassiné tous les jours on le sait, par des paranoïaques d’ailleurs, par des fous, mais ça ne veut pas dire que ça existe partout à la porte de chez vous. Donc c’est évidemment un équilibre à trouver. Mais – et d’ailleurs je dirais même que les corporations, les communautarismes peuvent tendre vers des structures paranoïaques, c’est-à-dire que quand il y a le repli sur soi la croyance que la communauté vous apporte toutes les solutions, ça vire à la secte, et vous ne voyez plus du tout ce qu’il y a à l’extérieur. C’est d’ailleurs, c’est arrivé au mouvement psychanalytique lui-même qui est menacé de deux choses d’une part la psychologisation des concepts, et de l’autre la secte. Pourquoi c’est-à-dire le repli sur sa corporation la croyance que une doctrine peut donner la solution à tous les problèmes, et c’est pour ça que périodiquement que ce soit dans l’histoire de la psychanalyse ou ailleurs il faut des grands coups de balai, il faut des révolutions il faut réinstaurer quelque chose parce que je dirais que le dogme risque toujours d’être plus fort que tout, et ça ça existe partout. Et c’est sûr que la démocratie est une idée très forte, pourquoi parce que ça empêche les êtres de virer vers les délires incarnés.

Mais alors une fois que ces êtres ont viré vers ces désirs là comme vous le dites ER, la question qui se pose c’est de savoir s’il est possible si ce délire là cet excès du moi qu’est la mégalomanie qui conduit à la paranoïa comme à l’hypocondrie, si ces excès à sont réversibles, s’il est possible, par la cure psychanalytique par exemple, de retrouver un équilibre, de le retrouver ou de le trouver tout court, d’ailleurs qui permette de s’en sortir. Je pense à un essai de Bela Grunberger qui était un analyste post freudien d’origine hongroise qui est le premier à avoir fait du narcissisme une forme d’instance particulière et qui a pensé à dans la cure psychanalytique à savoir que celui qui souffre de narcissisme produirait un discours quand il est devant son psychanalyste qui lui-même ne donnerait aucune prise au psychanalyste pour analyser ce qu’il dit c’est-à-dire qu’il produirait un discours extrêmement clos lisse qui ne laisse aucun espace d’interprétation et qui dès lors ne se laisse pas soigner il serait donc dans un délire tel dans un délire qui n’est pas forcément un délire de folie, tout simplement la construction d’un discours tellement clos et tellement lisse qu’on n’a aucune prise dessus et donc qu’on ne peut pas soigner cette pathologie là…

ER – Oui hélas il y a énormément de pathologies qui ne sont pas soignables. Si on se place du point de vue de la clinique, pour traiter un sujet, atteint de quoi que ce soit d’ailleurs, il faut qu’il ait une part de conscience de ce qui va mal chez lui. Autrement dit pour pouvoir traiter sur le plan clinique il faut une souffrance. On ne peut pas traiter quelqu’un qui n’a pas une souffrance de son état. Et donc ce que disait Grunberger mais on peut le dire tout à fait autrement, en effet il y a des êtres où on ne peut absolument rien faire mais d’ailleurs je dirais même qu’ils ne viennent pas en analyse, et tant mieux – ou tant pis – et psychoses on ne peut les atteindre que si il y a une certaine conscience de cette souffrance, aujourd’hui on les traite par les médicaments, l’enfermement, mais justement pas ces pathologies là, c’est très difficile…

Qui sont des psychoses dites-vous…

ER – Ça dépend, quelqu’un de paranoïaque peut vivre normalement dans toute sa vie, sans que ça se voit, tout d’un coup c’est l’irruption de la folie et tous les jours dans les faits divers, quelqu’un de tout à fait normal en apparence tout d’un coup tue tout le monde. C’est un délire qui peut être schizophrénique paranoïde mais quelque chose de normal, parfaitement en apparence, quelque chose qui ne se voyait pas, il faut se méfier des normopathies des gens en apparence où tout est normal et tout d’un coup vous aves l’irruption d’un monde intérieur qui était en fait présent et qui apparaît soudainement. Les pathologies narcissiques en effet c’est parfaitement exact on ne peut rien faire sauf si, c’est toujours la même chose, s’il y a une souffrance. Autrement dit sur le plan clinique on ne peut traiter des sujets par la psychanalyse que de leur plein gré, s’ils le veulent et si ils souffrent. Sinon évidemment que ça ne marche pas. Et ça ne peut pas marcher.

S’il y en a bien un qui a conscience de son état et qui en souffre c’est Woody Allen, on va l’écouter tout de suite. Cette scène d’hypocondrie extraite d’Hannah et ses sœurs 1986 dans laquelle Woody Allen hypocondriaque est persuadé d’avoir une tumeur au cerveau et son amie lui répond mais non ton seul problème c’est que tu as trop d’ego. Et je me demande en écoutant cet extrait donc de par ce que Woody Allen incarne dans son rapport à la psychanalyse, ce qui est le plus à craindre aujourd’hui, parce que ce que vous dénonciez tout à l’heure, c’était peut-être l’excès de psychologisation du moi dans le monde environnant le monde contemporain, est-ce qu’il n’y a pas aussi un excès tout aussi dangereux dans ce recours systématique à la psychanalyse pour guérir le moindre mal ?

ER – Ah ça je suis complètement d’accord avec vous ! ce que Woody Allen montre c’est quand même de la névrose, ce que Woody Allen incarne c’est la psychanalyse new yorkaise avec plein d’humour s’il n’y avait pas d’humour, évidemment, moi je la retrouve dans les romans de mon écrivain préféré qu’est Philip Roth, là vous avez absolument – mais ce qui est génial chez Philip Roth c’est l’humour qu’il a vis-à-vis de soi, toute sa littérature c’est moi ! moi ! moi ! sauf que il montre à quel point il critique cet aspect là et finalement il y a une distance…

Qui dit humour dit distance vis-à-vis de soi c’est ça…

ER – C’est pas pour rien que l’humour freudien c’est l’héritage de l’humour juif c’est se moquer de soi-même à l’intérieur de soi-même alors ça je dois dire que la psychanalyse new yorkaise dans ce qu’elle a de plus chic de plus amusant de drôle et qui a résisté aujourd’hui aux États-Unis à tout l’arsenal médicamenteux je vous rappelle quand même que dans le monde entier on ne soigne plus du tout les gens avec l’analyse mais avec des médicaments, de l’esprit qui sont une part valable, notamment pour les troubles de l’humeur mais qui ne marchent absolument pas pour le reste on en prend beaucoup trop et je pense qu’il va y avoir un retour de bâton…

Sur les excès du recours à la psychanalyse…

ER – Ça c’est évident et je l’ai dénoncé moi-même, n’oubliez pas ce que dit aussi Woody Allen mais ce que tout le monde dit c’est que les psychanalystes sont tout aussi fous que leurs patients. Ça se disait des psychiatres, Freud l’avait dit je ne comprends pas que les psychanalystes ne soient pas transformés par leur expérience de la cure et les sociétés analytiques sont aussi les principaux fournisseurs de gens névrosés qui vont très mal qui ressemblent à leurs patients on dira même – pas tous hein j’ai pas envie de déclencher à France-Culture une formidable folie – mais si vous voulez c’est une vieille règle du bon sens, pour s’intéresser toute sa vie et passer ses journées avec des gens qui vont très très mal il faut soi-même avoir connu des expériences où on va mal. Ce n’est pas vrai pour tous les psychanalystes hein, ça n’est pas vrai pour Freud ça n’est pas vrai pour beaucoup d’analystes qui ont fait ça parce que ça les passionnait l’expérience de soi moi par exemple j’allais très très bien quand j’ai ait on analyse, c’est l’aventure qui m’intéressait, mais il est certain que beaucoup d’analystes souffrent des mêmes symptômes que leurs patients et beaucoup de psychiatres aussi. Donc on est là en effet chez les psychanalystes avec cet excès et c’est un drame d’ailleurs d’interprétation avec la psychanalyse de tout et de n’importe quoi. Vous en avez vu un effet ravageant au moment du 11 septembre 2001 où des psychanalystes se sont mis à interpréter des actes de terrorisme en montrant par exemple en essayant d’expliquer que les terroristes faisaient tomber les tours parce que c’était les deux jambes de leur mère, tout ça est absolument horrible et abject, à vomir moi j’ai horreur de ça, ils ont été désastreux au moment de l’affaire Strauss-Kahn moi j’ai compté 19 diagnostics différents…

Oui le problème vient autant peut-être de ces psychanalystes en (…) que de la demande réelle de la part des gens dans…

ER – Mais c’est que nous avons assez de ces demandes voyeuristes vides, ridicules, moïques, d’explications simplistes de l’individu, au risque de me faire attaquer je dirai non ! la psychanalyse ne doit pas servir à ça.

Où est la limite comment la définissez-vous ?

ER – La limite c’est qu’un psychanalyste doit être aussi autre chose que psychanalyste. Et il doit comprendre que cette doctrine a été amenée à la fin du XIXème siècle, que c’est quelque chose de formidablement intelligent, et que ça ne doit pas servir – et d’ailleurs Freud n’était pas comme ça, s’en méfiait, lui-même évidemment était habité par l’idée de tout expliquer par la psychanalyse mais il s’en méfiait – Freud était quelqu’un qui doutait de lui-même, c’est pour ça que j’aime beaucoup Freud, mais il ne faut absolument pas que la psychanalyse devienne un système d’explication de tout et de n’importe quoi et que les psychanalystes s’enferment dans une explication où tout doit être interprété. Et en effet les psychanalystes ont eu tendance que n’importe quel problème pouvait s’expliquer de cette façon là. Et les médias adorent ça. Le médias adorent ça parce que les médias sont souvent très très pervers, les grands médias, ils font venir des gens qui disent n’importe quoi, parce que ça choque parce que ça provoque un effet, de cette façon là, de provocation, mais c’est très dangereux et je suis personnellement tout à fait opposée à ce genre de sottise. Parce que d’ailleurs, c’est ce qui m’a fait dire que les psychanalystes risquaient de devenir les plus grands ennemis d’eux-mêmes. Je rappelle quand même que la haine de la psychanalyse publie depuis 1905, un brûlot conte Freud tous les cinq ans je ne sais pas si vous voyez ce que ça fait depuis plus d’un siècle, donc c’est une doctrine haïe, beaucoup plus que d’autres systèmes de pensée, anthropologiques ou philosophiques, et donc pour lutter contre cette bêtise de la haine de Freud il faut être soi-même très intelligent et ne pas céder à n’importe quoi.


AVR – L’appel au secours est lancé (musique). (…) Lacan envers et contre tout (Seuil) et à paraître avec Alain Badiou un ouvrage intitulé Lacan, passé, présent, qu’on trouve également au Seuil.

Toujours dans le même domaine je vous conseille L’eau et les rêves de Gaston Bachelard. Gaston Bachelard qui essaye de montrer en quel sens il y a un narcissisme positif, pas toujours névrosant, dans l’œuvre esthétique notamment lisez le c’est passionnant, et également la référence que Plotin fait au mythe de Narcisse dans ses Traités notamment le premier Traité sur le beau, qu’on trouve dans une nouvelle édition, en Garnier-Flammarion.