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12 octobre 2010

Norbert Elias, avec et contre Freud Roger Chartier

Roger Chartier

« Au-delà de Freud. Sociologie, psychologie, psychanalyse », de Norbert Elias : Norbert Elias, avec et contre Freud
« Monsieur Elias, manifestement influencé par la psychanalyse, désireux de marquer le conditionnement social des névroses, du refoulement, du sur-moi, étudie simultanément l’origine psychique et sociale des moeurs civilisées » : c’est là ce qu’écrivait Raymond Aron en 1941 dans les Annales sociologiques à propos du premier tome d’un livre allemand publié deux ans auparavant. Son auteur, Norbert Elias, avait fui l’Allemagne nazie et s’était réfugié à Londres depuis 1935. Son livre avait pour titre Sur le processus de civilisation : approches sociogénétiques et psychogénétiques. Il faudra attendre 1973 et 1975 pour que cet ouvrage soit traduit en français, en deux volumes séparés, La Civilisation des moeurs et La Dynamique de l’Occident, et amputé d’une centaine de pages.
La publication de cinq textes, difficiles d’accès ou jamais publiés et retrouvés dans les archives d’Elias conservées à Marbach (Bade-Wurttemberg) dans le Deutsches Literaturarchiv, conforte le jugement lucide de Raymond Aron. « Manifestement influencé par la psychanalyse », Elias y reconnaît son immense dette à l’égard de Freud, qui a proposé « le modèle le plus clair et le plus avancé de la personne humaine », tout en soumettant à sa propre approche, sociologique et historique, les concepts fondamentaux de la théorie freudienne. Les conférences et essais rassemblés et présentés par Marc Joly et Bernard Lahire déploient ce dialogue entre Elias et Freud, demeuré longtemps implicite, au fil de quarante années, entre 1950, date d’un cours inédit donné par Elias à l’Institut pour le traitement scientifique de la délinquance du King’s College à Londres, et 1990, date d’un manuscrit de 133 pages intitulé par Elias lui-même « Le Concept freudien de société et au-delà ». Ce dernier texte, rédigé en anglais, donne à lire des fragments de ce qui aurait dû être un livre consacré à l’oeuvre qui a accompagné Elias tout au long de sa vie intellectuelle et que, pourtant, il n’a guère explicitement citée ni discutée. Il y travailla dans l’été de 1990. Sa mort, survenue le 1er août, laissa l’ouvrage inachevé.

« Sa théorie a été essentielle »
Dans un entretien que j’ai eu avec lui en 1985, il énonce ce qui fait l’essentiel de son rapport, fondamental et critique, à Freud : « Sans Freud, je n’aurais pas pu écrire ce que j’ai écrit. Sa théorie a été essentielle pour mon travail, et tous ses concepts (moi, surmoi, libido, etc.) me sont très familiers. Mais Freud, sa vie durant, a étudié les hommes et les femmes qui vivaient à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle et, à la manière des sciences de la nature, il a forgé ses concepts comme si la structure de la personnalité qu’il observait était celle de tous les êtres humains. Aller au-delà de Freud, scientifiquement parlant, c’est reconnaître les transformations qui affectèrent le développement de la personnalité humaine. Le problème est de comprendre comment et pourquoi émergea progressivement la structure de la personnalité qui est décrite par Freud. »
La lecture de Au-delà de Freud, croisée avec celle du numéro d’avril-juin de la revue Vingtième Siècle dirigé par Quentin Deluermoz et intitulé « Norbert Elias et le XXe siècle », permet de prendre la juste mesure des rencontres d’Elias avec la psychanalyse. Elias était né à Breslau (aujourd’hui Wroclaw en Pologne) en 1897, fils unique dans une famille juive aisée et germanisée. Son père mourut en 1940. Sa mère, Sophie, disparut dans l’un des crématoires d’Auschwitz.
Après une thèse de doctorat, soutenue à Breslau en 1924, dans laquelle il prenait ses distances avec l’idéalisme néokantien de son maître, le philosophe Richard Hönigswald, le départ pour Heidelberg signifia pour lui l’entrée en sociologie. Karl Mannheim lui proposa de le suivre à Francfort comme assistant lorsqu’il y fut lui-même nommé professeur en 1930. « A Francfort, la psychanalyse faisait presque partie du décor et il y avait une relation très étroite avec la sociologie », déclara Elias, faisant allusion à l’Institut pour la psychanalyse, fondé en 1929, et aux rapports, étroits mais souvent conflictuels, entre celui-ci, l’Institut de recherche sociale de Horkheimer, le bastion de l' »Ecole de Francfort » et le département de sociologie de l’Université.

En exil à Paris puis à Londres
Elias choisit comme sujet de sa thèse d’habilitation « l’homme de cour ». Il s’agissait de comprendre, à partir du cas de l’absolutisme français du XVIIe siècle, les relations nouées entre une modalité particulière de l’exercice du pouvoir, qui tend à établir le monopole de l’Etat sur la violence légitime, les liens d’interdépendance propres à une formation sociale spécifique, la société de cour, et les normes de comportement exigées par une « rationalité de cour » qui suppose le contrôle des affects et la maîtrise des émotions. La thèse ne fut jamais soutenue. Elias quitta l’Allemagne en mars ou avril 1933 et son livre, La Société de cour, ne fut publié qu’en 1969 – et traduit en français en 1974.
Il choisit Paris comme lieu de l’exil mais la France ne lui fut guère accueillante. Il partit donc pour Londres en 1935 où il put mener à bien son grand oeuvre : les deux volumes du Processus de civilisation. Achevé en 1937, imprimé aux frais de son père à Prague puis à Breslau, l’ouvrage fut finalement publié à Bâle en deux tomes avec la date de 1939. Le livre ne fut pas ignoré. Plusieurs revues importantes lui consacrèrent des comptes rendus qui attribuèrent à Elias le mérite d’avoir montré le lien entre les transformations des structures sociales et la structure de la personnalité, ou bien qui le critiquèrent pour son infidélité aux concepts de la psychanalyse.
Les années anglaises ont sans nul doute approfondi ses rapports avec la théorie freudienne. Londres était devenue la capitale de la psychanalyse avec l’arrivée de Freud et de sa fille Anna en 1938 et, après la guerre, Elias participa à une recherche sur l’analyse de groupe menée par une équipe de psychiatres. En 1954, il obtint une position de « lecturer » en sociologie à l’université de Leicester. Après sa retraite, en 1962, il enseigna à Accra, puis retourna en Angleterre avant de s’installer à Bielefeld, en Allemagne, puis à Amsterdam. Les années 1970 et 1980 furent celles de la redécouverte de son oeuvre, mais aussi celles d’un travail acharné, jalonné par un nombre imposant de nouveaux livres. Parmi eux, celui, inachevé, consacré à Freud.

Roger Chartier