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12 octobre 2010

Norbert Élias — Entre École de Francfort et « freudo-marxisme » Élisabeth Roudinesco

Élisabeth Roudinesco

LE MONDE DES LIVRES | 22.09.10 |

Rejeter fermement une telle prétention

En 1986, Norbert Elias portait un jugement sévère sur les psychanalystes : « La tendance de la profession psychanalytique à éviter toute discussion théorique avec ceux qui n’appartiennent pas à son univers, disait-il, obère considérablement l’héritage de Freud. Si cette tendance est fondée sur le postulat tacite que seuls des analystes formés peuvent comprendre la nature et le travail de l’inconscient, il faut rejeter fermement une telle prétention. »

Franckfort — 1930

Et pourtant, il savait que cette fermeture des praticiens à l’histoire de leur discipline n’avait pas toujours été de mise puisqu’il avait lui-même participé, cinquante-cinq ans plus tôt, à l’une des rencontres les plus fécondes qu’ait connues le mouvement intellectuel européen de l’entre-deux-guerres : celle qui eut lieu à Francfort, autour des années 1930 — et à la veille de l’avènement du nazisme — entre le Frankfurter Psychoanalytisches Institut (FPI), fondé par Karl Landauer et Heinrich Meng, et l’Institut für Sozialforschung (IFS) dans les locaux duquel il était installé et où travaillaient Theodor Adorno, Max Horkheimer, Leo Lowenthal, Erich Fromm, Herbert Marcuse.

Noyau de la future école de Francfort, cet Institut de recherches sociales fut à l’origine de l’élaboration de la Théorie critique, doctrine sociologique et philosophique qui s’appuyait sur la psychanalyse, la phénoménologie et le marxisme pour réfléchir aux conditions de production de la culture au sein d’une société dominée par la rationalité technologique. C’est là qu’Elias se forma à la lecture des textes freudiens.

Révolution subjective et transformation sociale

Tous ceux qui s’étaient engagés dans cette aventure se réclamaient soit de la gauche social-démocrate, soit du communisme, soit du freudo-marxisme — visant à lier révolution subjective et transformation sociale — soit encore d’un néofreudisme orienté vers un dépassement ou une révision de la conceptualité freudienne. A cette mouvance francfortoise se rattachaient trois psychanalystes viennois : Sieg-fried Bernfeld, Wilhelm Reich, Otto Fenichel, les deux derniers installés à Berlin. Comme leurs collègues de l’IFS, ils fuiront l’Allemagne nazie. Un seul d’entre eux, Karl Landauer, sera assassiné à Bergen Belsen en 1945.

Sauvagerie originelle

Conservateur éclairé, Freud était convaincu que les pulsions destructrices propres à l’humanité devaient être contrôlées par un gouvernement des élites et non par les tenants d’une démocratie de masses. En outre, même s’il était attaché à l’émancipation des peuples par le droit, il restait tributaire d’une vision évolutionniste des rapports de la nature et de la culture, considérant que l’arrachement de l’homme à sa sauvagerie originelle passait par des processus inconscients : la sublimation plutôt que le libre arbitre. Aussi était-il éloigné de tous ceux qui, à Francfort, effectuaient une lecture novatrice de sa doctrine en cherchant à lier autrement que lui l’individuel et le collectif.

Pulsion de mort : un Hegel de la modernité

Elias avait en commun avec Adorno, Horkheimer et Lowenthal de regarder l’œuvre freudienne comme une théorie de la culture que l’on pouvait détacher de la clinique. Si le premier critiquait chez Freud le dualisme pulsionnel ou le mythe du meurtre du père, les deux autres lui empruntèrent l’idée que le progrès pouvait se retourner en son contraire. Adorno et Horkheimer firent de lui un Hegel de la modernité : « Ce besoin (chez l’homme) d’être cruel et de détruire résulte d’un refoulement organique de toute relation entre le corps et l’esprit ; Freud en eut l’intuition géniale. »

Quant à Lowenthal, il n’hésitait pas à historiciser la pensée de Freud en montrant que le déclin de la famille bourgeoise lui avait permis de construire, dans le contexte viennois, sa doctrine de la pulsion de mort : thèse à laquelle Jacques Lacan souscrivait, lui aussi, en 1938.

De Foucault à Derrida

En France, c’est aux philosophes qui entrent en scène dans les années 1960 — de Foucault à Derrida — que l’on doit une lecture de l’œuvre de Freud aussi intéressante que celle des tenants de l’école de Francfort. Et c’est à travers cet héritage que la pensée freudienne s’est enrichie. Au point qu’aujourd’hui, à la lecture des multiples interprétations divergentes qu’elle a suscitées — dont celle de Norbert Elias —, on a l’impression que le « vrai » Freud reste celui de ses meilleurs commentateurs.

Élisabeth Roudinesco