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19 janvier 2009

Nouvelle Actu

Les mères et les enfants d’abord

Le Monde des livres, 8 janvier 2009. Elisabeth Roudinesco

F. Robert Rodman, Winnicott, sa vie, son oeuvre, Erès, traduit de l’américain par Danièle Faugeras et Sonia Hermellin, 538p. 28e.

Connu dans le monde entier, Donald Woods Winnnicott
(1896-1971), pédiatre et psychanalyste anglais, formé par Melanie Klein (1882-1960) et proche d’Anna Freud (1895-1982), fut le premier homme de la saga freudienne à devenir un chef d’école dans le domaine de la psychanalyse des enfants, réservé d’habitude aux femmes. Il créa des concepts dont se servent aujourd’hui éducateurs et autres thérapeutes et se rendit populaire en n’hésitant pas, entre 1939 et 1962, à intervenir sur les ondes de la BBC, avec sa voix féminine, pour donner des conseils aux mères. On lui doit le fameux “doudou”, ou objet transitionnel, inventé en 1951 pour désigner un objet (jouet, peluche ou morceau de tissu) ayant pour l’enfant et le nourrisson une valeur élective de transition entre une relation orale et une relation objectale. Il fut aussi à l’origine de la notion de Self (faux et vrai), empruntée à la phénoménologie, par laquelle on distingue une existence en trompe-l’oeil d’une existence authentique.
Enfin, il élabora des termes étonnants pour rendre accessible le fonctionnement de la relation primordiale entre l’enfant et la mère : “mère suffisamment bonne”, ou
“dévouée ordinaire”, jeu de la spatule ou du gribouillage
(squiggles), etc… Aussi affirma-t-il que “le bébé n’existe
pas”, ce qui veut dire que le bébé n’a pas d’existence par lui-même, mais qu’il est partie intégrante d’une relation maternelle, même si un homme peut en être le support. En témoigne cette anecdote : un jour, une mère exaspérée vient le voir en disant que son fils “refuse de chier”. “Lui avez vous dit, répond-il, que vous étiez enceinte?”. Stupéfaite, celle-ci rétorque que personne ne le sait encore, pas même son mari. Et Winnicott : “Oui, mais lui le sait”.
Autrement dit, Winnicott se distinguait tout autant de Melanie Klein, qui avait été la première à explorer le monde archaïque de la première enfance – avec ses bons et ses mauvais objets – que de Françoise Dolto (1908-1988), sa cadette française, qui se
donnera pour tâche de définir l’enfant comme un être de langage.
L’intérêt de la biographie publiée en 2000 par le psychanalyste américain F.Robert Rodman (1934-2004), et traduite
aujourd’hui, réside dans le fait qu’elle est la première et la seule encore à se fonder sur des archives et des témoignages précis. Elle éclaire donc moins l’oeuvre de Winnicott, déjà largement commentée, que de nombreux aspects méconnus de son enfance et de son étrange relation avec les femmes.
Fils unique d’un riche commerçant, effacé et souvent absent, Winnicott grandit dans un univers marqué par la présence des femmes : une mère, une grand-mère, deux soeurs aînées, une nourrice, une gouvernante. Très tôt, il se passionna pour la biologie darwinienne puis s’orienta vers la pédiatrie. A partir de 1923, et pendant quarante ans, il demeura médecin assistant au Padington Green Children’s Hospital en traitant plus de soixante mille cas.
La même année, il entreprit une cure avec James Strachey (1887-1967), puis il épousa Alice Taylor qui fut pour lui une compagne aimée mais avec laquelle il n’eut jamais de relations sexuelles. Peintre, sculpteur et potière, celle-ci avait un visage d’ange, une tendance à communiquer avec l’au-delà et à imaginer des relations avec des personnages célèbres. Malgré sa folie, elle ne fut jamais internée. En 1936, Winnicott entreprit une deuxième analyse avec Joan Rivière (1883-1962), d’obédience kleinienne. A partir de 1944, il devint l’amant de Clare Britton, une assistante sociale, qu’il épousera en 1952, après avoir eu trois attaques cardiaques. Ce grand amoureux des mères et des enfants, à la fois non conformiste et attaché aux traditions dont il se moquait, ne sera jamais ni un père, ni un passionné de l’amour physique. Avec Clare, il jouait avec ses squiggles et elle lui renvoyait le reflet de ce qu’il souhait qu’elle fût. Ils étaient l’un pour l’autre de vrais amis espiègles.
Rodman livre un récit vivant de l’histoire de la British Psychoanalytic Society (BPS) et des Grandes controverses guerrières entre kleiniens et annafreudiens (1940-1944) qui débouchera sur la création du groupe des Indépendants, auquel Winnicott se ralliera. Mais surtout, il montre combien celui-ci fit preuve d’autorité tolérante envers un psychanalyste anglais, d’origine pakistanaise,
qu’il avait analysé et qu’il regardait comme un fils impossible à “normaliser” : Masud Khan (1924-1989). Remarquable clinicien de la perversion, ce prince d’un autre temps avait été contesté pour ses transgressions réelles. Après avoir été traité de “musulman alcoolique” – puis accusé à tort d’antisémitisme, il sera taxé de “criminel pervers” et exclu de la BPS.
Après la mort de Winnicott, Masud Khan, qui ne méritait pas tant de haine, ne trouva jamais auprès de Clare, ce même soutien de “mère suffisamment bonne”.

Voir aussi : Adam Phillips, Winnicott ou le choix de la solitude. Traduit de l’anglais par Michel Gribinski, L’Olivier, coll. “Penser/Rêver”. 268p, 18e.

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