Les intellectuels, les vrais, se manifestent en masse contre la marée grise dont Onfray entendait envahir les médias. Nous reviendrons bientôt sur cette époustouflante affaire, où l’arroseur finit par recevoir en retour des éclaboussures de son propre jet.
La riposte s’organise, jusqu’à ce que se dégonfle la rumeur d’Argentan. La « place des universitaires dans la construction publique du savoir » demeure une référence et leur solidarité se manifeste heureusement contre un donneur de leçons que son « améthdologie » rapproche dangereusement des pseudo-penseurs de feu le « matin des magiciens ».
Une recherche novatrice peut avoir pris naissance hors les murs universitaires, comme celle d’un Roland Barthes. Le concert des grands intellectuels alors se réjouit de les reconnaître. Durant le dernier demi siècle, dans le sillage de la psychologie humaniste, la psychothérapie relationnelle a pu, dans notre pays extra universitairement le plus souvent, renouveler la pensée clinique issue de la psychanalyse sans que l’université engagée dans la mouvance neuro TCC ait voulu et su sauf exception (1) s’emparer de ses contenus novateurs. Cela reste dommage et surtout à faire. Cela n’empêche pas ce courant de disposer de grands textes fondateurs, souvent universitaires d’ailleurs, et d’une recherche vivante et critique dépourvue de toute arrogance mystificatrice.
Par contre, qui aurait l’idée de saluer Michel Onfray comme un chercheur important dans son champ — à part peut-être un candidat en période électorale dont on connaît par ailleurs le goût pour le clinquant et le dédain pour d’inutiles sciences humaines représentées à ses yeux par la Princesse de Clèves ? La vérité scientifique requiert plus de fond que de marketing, et la capacité de débattre face à des pairs sur le mode critique et non dans l’invective ad hominem.
Avec Onfray nous sommes loin du compte. C’est bien ce à quoi il se voit aujourd’hui confronté. Facile de palabrer seul face à des interlocuteurs choisis, parfois sidérés. Plus malaisé d’accepter de procéder à un dialogue véritablement contradictoire sur des thèses inconsistantes soutenues par une pensée dont l’habillage populo ne saurait dissimuler la faible densité intellectuelle.
Philippe Grauer
Essuyant une pluie de critiques, Michel Onfray concentre ses attaques sur sa principale contradictrice, Elisabeth Roudinesco. Pour lui cette dernière serait la papesse de la psychanalyse. À son tour, Michel Crépu déplore que la psychanalyse soit défendue par cette «surveillante générale [qui] vous alpague du fond du couloir» (Libération du 26 avril).
Au-delà des personnes, ces propos soulèvent une question essentielle : la place des universitaires dans la construction publique du savoir. Comment ne pas voir qu’à travers Roudinesco, docteure et directrice de recherches, c’est l’université que l’on vise ? Prenant la mine blasée du génie incompris, Michel Onfray continue de jouer la carte du succès populaire contre les élites parisiennes et les institutions scientifiques. Dans ses interviews, il n’omet jamais de rappeler ses origines modestes et provinciales, comme si ces détails pouvaient différencier sa pensée de celle des «autres», amalgamés dans un même paquet. Depuis la controverse entre Proust et Sainte-Beuve, on pensait le problème réglé : le philosophe Marcel Gauchet défend-il ses livres au nom de ses origines tout aussi populaires et tout aussi normandes ? Onfray construit son succès sur ce que les sociologues appellent le déclin des «institutions» : l’Eglise, l’Etat et leurs agents, au premier rang desquels les prêtres et les universitaires, échouent désormais à donner un sens à la vie. Onfray, qui s’attaque tour à tour aux uns et aux autres, n’est que le symptôme d’un désir de nouveaux récits et de nouveaux prophètes. Aujourd’hui, les universitaires ne sont plus reconnus comme les sources les plus fiables du savoir. Leur parole mise en doute est littéralement étouffée. Cette défiance se traduit en termes politiques dans la baisse des crédits alloués aux sciences humaines, dont l’«utilité» ne va plus de soi.
Séduisant raconteur d’histoires, Michel Onfray a réussi à s’imposer comme porte-parole de cette ère du doute. Faux démystificateur, il dit lutter contre une version officielle du savoir grâce à une recette magique : la méthode historiographique. A l’en croire, l’étude de l’histoire de la philosophie lui aurait permis d’identifier une pensée unique de l’enseignement de la philosophie, qui serait essentiellement fondé sur Platon, Descartes et Kant. Fort de cette vision simpliste, le philosophe argentanais prétend réhabiliter les dénigrés et perdants de l’histoire, qui, comme lui privés de parole par les universitaires parisiens, peuvent devenir, cette fois grâce à lui et en même temps que lui, les nouveaux héros d’une véritable contre-histoire. Projet scientifique et stratégies personnelles se trouvent ainsi étroitement imbriqués.
Las ! Que n’a-t-il appliqué avec la même rigueur cette méthode miracle à sa récente histoire de l’assassinat de Marat (la Religion du poignard, Galilée, 2009) ? S’il l’avait menée sérieusement, sa méthode historiographique aurait dû lui montrer que sur ce sujet, le paria n’est surtout pas Charlotte Corday, une des plus célèbres figures de l’histoire de France, mais Marat, oublié jusqu’à une période très récente ! Elle lui aurait non seulement évité d’utiliser un grand nombre d’écrits apocryphes mais l’aurait aussi conduit à s’apercevoir que la plupart des propos qu’il prête à Marat ou Corday ont été inventés au XIXe siècle ! Onfray se rend-il compte que son mépris pour les travaux des autres l’a tout simplement conduit à commettre un livre ridicule, plus proche du contre-exemple que de la contre-histoire, même si ce pamphlet lui a valu les honneurs des médias ?
Aujourd’hui, quel universitaire peut se targuer d’être traduit en vingt-sept langues ? Quel universitaire voit ses cours diffusés sur une chaîne de radio nationale ? La dénonciation du monopole qu’exercerait une histoire officielle universitaire relève non seulement de la mythologie du complot, mais porte aussi en elle le danger du relativisme. Si tous les chercheurs mentent, à qui faire confiance ? Alors que la crise favorise peurs et replis, il est tentant de s’abandonner à ceux qui désignent des boucs émissaires, stigmatisant les sorbonnards et les intellectuels mondains, mais qui imposent ainsi une vision du monde intolérante et dangereuse.
Contraints de respecter une éthique professionnelle, les universitaires se distinguent simplement des autres producteurs du savoir par le fait qu’en suivant tous le même protocole et en révélant la «boîte noire» de leur raisonnement (l’appareil critique), ils donnent à leurs lecteurs les moyens d’aller vérifier et de contredire leurs propres arguments. Sans sombrer dans le corporatisme, c’est cette conception d’un savoir universel, ouvert et partagé mais non relativiste, qu’il faut défendre pour s’opposer au nouveau scepticisme démocratique dont le succès populaire d’Onfray constitue l’inquiétant symptôme.
Guillaume Mazeau
Libération 04 05 2à10