par Philippe Grauer
Épouvantable histoire, quand un schizo passe au meurtre (fait rarissime ce sont plus généralement eux qui se font maltraiter et pire), que tout le monde sait qu’il est schizophrène et que la justice le tient pour responsable. Que faire des accès délirants ? comment les qualifier ? crime ou délire ? au moment du meurtre l’assassin était-il ou non « chosifié » c’est-à-dire aliéné ? Vaste problématique dont Frédéric Rouillon ici lève un coin du voile.
Plus généralement que faisons-nous de nos fous en France ? Bien entendu un fou est une personne humaine, dont il convient d’évaluer la capacité de responsabilité. Il convient de se protéger de sa dangerosité tout autant qu’il faut le soigner. Nous avons pris l’habitude d’en regrouper un lot non négligeable en prison. Cela n’honore pas notre patrie des droits de l’homme.
Cette affaire nous remet en mémoire que la psychiatrie est art difficile, que la responsabilité du psychiatre est engagée exactement à l’interface entre la délinquance et le délire. Cela nous remet en mémoire que la folie ça existe, et qu’à ses limites, comme dit l’expression populaire, ça craint. Beau et terrible métier que celui de psychiatre. Indispensable le perpétuel questionnement des valeurs et de l’éthique.
par Frédéric Rouillon
Chef de service et de pôle à l’hôpital Sainte-Anne, professeur de psychiatrie à l’université Paris-Descartes et expert auprès de la cour d’appel de Paris.
LE MONDE | 04.12.2013
« On sait maintenant que Valentin n’a pas été tué par une chose mais par un être humain », s’est félicité Me Gilbert Collard, l’avocat de la famille Crémault, en sortant de la cour d’assises du Rhône, qui venait de condamner Stéphane Moitoiret pour le meurtre du petit Valentin. Les malades mentaux sont-ils donc des choses et non des êtres humains ?
Il ne m’appartient pas de commenter cette décision de justice, même s’il est regrettable de condamner à une peine de réclusion de trente ans un patient souffrant, à l’évidence, d’un trouble schizophrénique, alors qu’il eût été plus conforme à l’esprit de la loi et plus protecteur pour la société qu’il soit interné dans un hôpital psychiatrique, pour y recevoir des soins adaptés à sa maladie, tout en protégeant la population d’une éventuelle récidive criminelle.
S’il y a eu querelle d’experts pendant ce procès, ce fut pour savoir si le discernement de Stéphane Moitoiret était altéré ou aboli au moment des faits, mais nullement à propos de son diagnostic, trop évident pour l’immense majorité des psychiatres qui ont suivi cette tragique affaire.
Ayant eu accès à son dossier, je n’imagine pas qu’un seul des sept psychiatres experts qui se sont prononcés ait pu douter du diagnostic de sa schizophrénie. Ou alors, il faut s’interroger sur la compétence, voire la mauvaise foi, de ceux qui ne l’ont considéré que comme un simple marginal désocialisé !
Stéphane Moitoiret était enfermé, avec Noëlla Hégo, dans un trouble psychotique pour lequel l’histoire de la psychiatrie française a trouvé un nom explicite : la « folie à deux » (Falret-1877). Ce délire dit « partagé » a bénéficié d’une telle reconnaissance dans la communauté médicale qu’il figure en langue française dans la classification nord-américaine des troubles mentaux, le DSM IV (Diagnostic Statistical Manual, 4e édition).
On vient donc de condamner un malade à une peine de prison pour un acte qui est manifestement le fruit de son délire. Ce ne sera pas le premier puisque, comme je l’avais montré avec le professeur Falissard, il y a une dizaine d’années, au terme de la plus grande étude jamais menée en France sur la santé mentale en prison, la fréquence de la schizophrénie est de 7 % parmi les détenus de notre pays, soit dix fois plus que dans la population générale française.
Rappelons que ce chiffre situe notre République des droits de l’homme parmi les pays occidentaux qui épargnent le moins leurs handicapés mentaux, avec deux à trois fois plus de patients psychotiques dans sa population carcérale que dans celle de la plupart des autres pays de même niveau socio-économique.
C’est assez regrettable dans le pays qui a vu naître Philippe Pinel (1745-1826), qui libéra les aliénés de leurs chaînes, il y a plus de deux siècles, pour précisément les distinguer des délinquants et des criminels avec lesquels ils partagèrent, jusqu’à la Révolution française, les mêmes lieux de réclusion.
Mais là n’est pas mon propos, car certains psychiatres ont pu considérer que le droit des malades mentaux d’aller en prison était l’ultime reconnaissance de leur égalité citoyenne et de leur intégration sociale !
Cette position idéologique peut-être discutable, mais elle a le mérite de se nourrir de la lutte contre la discrimination dont souffrent la majorité des malades mentaux depuis la nuit des temps. Or, les propos de Me Collard sont d’une tout autre nature. Ils dénient implicitement aux malades mentaux le statut d’être humain. Les quatre à cinq millions de Français qui souffrent de troubles mentaux chaque année se trouvent ainsi déshumanisés, chosifiés.
Certes, Me Collard défend la famille de la petite victime, qui souhaite une sanction exemplaire pour le criminel qui a dévasté leur vie. Mais, l’affaire étant jugée, ces effets de manches étaient-ils encore bien utiles ? Permettront-ils à Véronique Crémault de mieux « se reconstruire autrement ? » selon les termes qui lui ont été attribués par la presse.
N’eût-il pas été préférable de rappeler à cette famille endeuillée que l’irresponsabilité pénale ne signifie pas que les malades mentaux criminels soient dédouanés du mal qu’ils ont pu causer à autrui ? Ils sont, tout comme les détenus en prison, privés de liberté. Leur enfermement peut être parfois plus durable que celui des condamnés qui purgent une peine à durée limitée, souvent d’ailleurs réduite pour bonne conduite.
En effet, si la perpétuité n’existe plus dans les prisons françaises, elle n’a pas disparu de certains hôpitaux psychiatriques où les psychiatres peuvent reconduire les mesures d’hospitalisation sous contrainte, tant que persiste une dangerosité. De surcroît, toute sortie éventuelle d’un hôpital psychiatrique impose une nouvelle expertise.
Certains rétorqueront que des patients ont parfois pu échapper à la vigilance des équipes soignantes avant de commettre un crime. Cette éventualité est exceptionnelle au regard du million de patients traités annuellement par les secteurs de psychiatrie française. N’y a-t-il d’ailleurs jamais d’évadés de nos prisons, pour un nombre de détenus d’un peu moins de 100 000 ?
Ce déni d’appartenance à l’espèce humaine des malades mentaux, au nom des crimes effrayants que certains d’entre eux peuvent commettre, méconnaît qu’ils sont plus souvent victimes de crimes et de délits qu’ils n’en sont les auteurs. Enfin, l’étude Nesarc (National Epidemiological Study on Alcohol and Related Conditions), menée aux États-Unis, a établi que c’est beaucoup plus l’alcool qui était criminogène que les seuls troubles mentaux sans addiction associée.
Alors que l’Organisation mondiale de la santé et l’Association mondiale de psychiatrie travaillent sur la lutte contre la stigmatisation dont sont victimes les malades mentaux, il est désolant que de brillants avocats concourent à leur exclusion en tenant des propos aussi navrants. D’autant que cette exclusion les marginalise et les prive donc de l’accès aux soins, pourtant le seul moyen de prévenir leurs troubles du comportement et donc les risques qu’ils font courir à autrui.