Le Nouvel Observateur publiait le 15 mars un numéro consacré aux pervers narcissiques. On peut se le procurer.
Les médias s’emparent d’une catégorie nosologique, repèrent une faille dans le DSM, vous proposent des petits tests pour un diagnostic amateur. Une vraie question de société. Jusqu’à présent on en tenait pour le harcèlement moral. À l’heure de la société malade de la gestion(1) les médias traitent de la perversion. Intéressant.
Nouvel Obs 30 mars 2012
Mots-clés : pervers narcissiques, manipulation, manipulateur, psychiatre, Société
Dans votre manuscrit, vous analysez longuement la relation d’emprise, véritable « main basse sur l’esprit » selon le psychanalyste Saverio Tomasella, qui permet de prendre le pouvoir sur quelqu’un. En quoi consiste-t-elle ?
Nous pourrions le définir en un seul mot : « décervelage« . Le processus en œuvre dans le décervelage consiste en une perte progressive des capacités psychiques d’une personne soumise à des manipulations quotidiennes qui agissent comme des micros agressions. Le poison est instillé à dose homéopathique. Le manipulé devient peu à peu inapte à opérer la distinction entre ce qui est bon ou mauvais pour lui et n’a pas conscience de ce décervelage. Incapable de discernement, privé de ses capacités d’analyse, de son esprit critique et de son libre arbitre, il obéit aux injonctions du manipulateur sans résistance. D’où la passivité qui caractérise une personne assujettie. Par ailleurs, la relation d’emprise est encore mal analysée, il en résulte des conclusions erronées et de nombreuses idées reçues qui sont fausses.
Comme le fait de penser que les personnes manipulées sont « faibles » ?
Tout à fait. Ce qu’elles ne sont pas. Ce sont même souvent les personnes les plus « intelligentes », dans le sens de « brillantes », qui sont paradoxalement le plus « sensibles » (ou les plus exposées) aux techniques de manipulation. Philippe Breton, l’un des meilleurs spécialistes français de la parole et de la communication, explique cela dans son livre, intitulé La parole manipulée, édition La Découverte, récompensé en 1998 par le prix de philosophie morale de l’Académie des sciences morales et politiques. Ce qu’il faut bien comprendre, c’est que la manipulation instaure une relation d’emprise totalement asymétrique, d’autant plus forte qu’elle s’inscrit sur le long terme. Il n’y a aucune égalité entre un manipulateur et sa cible. Dans sa version la plus féroce, il s’agit d’une prédation dont l’ »intentionnalité » est totalement éludée par la majorité des analystes qui se penchent sur ces questions là.
Mais nous commençons aujourd’hui à mieux connaître ces processus grâce aux travaux de certains neuropsychiatres, comme le docteur Muriel Salmona, présidente de l’association Mémoire traumatique et victimologie, qui décrivent comment le mécanisme de disjonction opère chez une personne traumatisée. Il se produit exactement la même chose chez quelqu’un soumis à des agressions psychiques répétées. Ce qui agit dans ce cas n’est pas l’intensité du vécu traumatique mais sa répétitivité. Ce que nous enseignent ces recherches corrobore la notion de « décervelage » décrite par le psychanalyste Paul-Claude Racamier, découvreur de nombreux concepts et néologismes parmi lesquels celui de la perversion narcissique. Nous savons désormais comment fonctionnent les circuits neuronaux d’auto-inhibition d’une personne manipulée. Cette auto inhibition se traduit par un phénomène d’autodestruction dont les conséquences physiologiques peuvent être très graves. Le décervelage ne représente que la phase préalable d’une dévitalisation dont les effets se répercutent sur la santé mentale et physique du manipulé.
Comme souvent, la pluridisciplinarité favoriserait une meilleure compréhension des choses.
Oui. Je pense que pour aller encore plus loin dans la connaissance de cette problématique il serait nécessaire d’établir ce que le sociologue Edgar Morin appelle des « reliances » interdisciplinaires. Cela consiste à regrouper les connaissances de diverses disciplines telles la psychanalyse, la psychologie de la communication, les neurosciences, l’anthropologie, la sociologie, etc. qui toutes étudient la manipulation, la relation d’emprise et les conséquences de ces dernières sur les individus. Bref, ce champ d’investigation reste encore à défricher d’autant que des découvertes récentes effectuées dans le domaine de la biologie moléculaire et génétique viennent, elles aussi, étayer la thèse que des agents stresseurs, tels que certaines manipulations, détériorent nos gènes et les rendent « muets ».
Vous écrivez que « la manipulation altère profondément la personnalité du manipulé« . En quoi consiste cette altération ?
Du fait de l’action du « décervelage », le manipulateur pourra dès lors « imprimer » son mode de pensée chez le manipulé exactement comme on grave un nouveau fichier sur un disque CD vierge. De nouveaux comportements vont alors apparaître et ces « transagirs », comme les nomme Paul-Claude Racamier, agiront tels des cliquets antiretour dans l’évolution de la personne manipulée. Selon la théorie de l’engagement empruntée à la psychosociologie, l’individu réajuste son système de pensée pour le rendre cohérent avec ses agissements. Cette réorganisation psychique provoque des dissonances cognitives chez la personne manipulée qui se trouve alors en conflit de loyauté entre ce que la manipulation lui « impose » de faire et les valeurs morales que ces nouveaux comportements transgressent.
Or, le conflit de loyauté est, selon Ariane Bilheran, psychologue clinicienne auteur de nombreux ouvrages sur la question des violences psychologiques, le mode opératoire le plus fondamental de la torture. Toutefois, pour que le manipulé ne puisse pas retrouver ses capacités psychiques, l’état de confusion mentale doit être soigneusement entretenu. Un des meilleurs moyens pour y parvenir réside dans l’utilisation du discours paradoxal que je formule ainsi : « Faites ce que je dis, mais pas ce que je fais et surtout puissiez-vous ne rien comprendre à ce que je vous raconte de manière à ce que, quoi que vous pensiez, quoi que vous disiez ou quoi que vous fassiez, je puisse toujours avoir raison« . Ce type de communication, qui tend à faire agir les unes contre les autres différentes aires de la personnalité du manipulé, génère des conflits de loyauté et est « schizophrénogène ». Pour le dire plus simplement, ce genre de communication rend « fou ».
Le Dossier de l’Obs
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Par Anne Crignon
Mots-clés : pervers narcissiques, manipulateurs, harcèlement, dépression, moral,
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Nulle mention de la perversion narcissique dans le DSM IV, manuel de classification internationale des troubles mentaux. La notion se cherche. Pour certains comme Scott Peck, psychiatre américain, il ne faut pas craindre de parler de véritable déviance morale et de poser la question du mal. Pour d’autres, comme le Docteur Reichert-Pagnard, il s’agit d’une psychose sans symptômes apparents ou « psychose blanche ».
On pourrait classer le manipulateur sur une échelle de 1 à 10 selon la toxicité. Niveau 3, le tyran domestique, réfugié dans le déni, qui blesse l’autre involontairement pour s’alléger de son propre mal être ; niveau 8, le sadique qui se défoule en jouissant de la douleur morale qu’il inflige sciemment. Quoiqu’il en soit, même un petit « PN » fait de considérables dégâts.
Voici quelques pistes pour reconnaître ces prédateurs, inspirées des travaux de spécialistes tels que Jean-Charles Bouchoux, psychanalyste et Isabelle Nazare-Aga, thérapeute comportementaliste (1) :
1. Il ou elle vampirise l’énergie de l’autre : l’expression « se faire bouffer » prend tout son sens.
2. Il ou elle est dénué(e) d’empathie, fait preuve de froideur émotionnelle.
3. Il ou elle souffre d’insatisfaction chronique, il y a toujours une bonne raison pour que ça n’aille pas.
4. Il ou elle use de dénigrement insidieux, sous couvert d’humour au début, puis de plus en plus directement.
5. Il ou elle est indifférent aux désirs de l’autre.
6. Il ou elle s’inscrit dans une stratégie d’isolement de sa proie.
7. Il ou elle fait preuve d’égocentrisme forcené.
8. Il ou elle vous fait culpabiliser.
9. Il ou elle est incapable de se remettre en cause ou de demander pardon (sauf par stratégie).
10. Il ou elle s’inscrit dans un déni de réalité.
11. Il ou elle joue un double jeu : le pervers narcissique se montre charmant, séducteur, brillant – voire altruiste – pour la vitrine ; tyrannique, sombre et destructeur en privé.
12. Il ou elle est obsédé(e) par l’image sociale.
13. Il ou elle manie redoutablement la rhétorique : le dialogue pour dépasser le conflit tourne à vide.
14. Il ou elle alterne le chaud et le froid, maîtrise l’art de savoir jusqu’où aller trop loin.
15. Il ou elle est psychorigide.
16. Il ou elle souffre d’anxiété profonde, ne supporte par le bien-être de son partenaire.
17. Il ou elle ressent le besoin compulsif de gâcher toute joie autour de lui.
18. Il ou elle inverse les rôles et se fait passer pour la victime.
19. Il ou elle use d’injonctions paradoxales et contradictoires : la cible perd ses repères, son esprit devient confus, même quand il est des plus brillants. Paul-Claude Racamier, inventeur de la notion de pervers narcissique, parle d’un véritable « détournement de l’intelligence ».
20. Il ou elle éprouve un soulagement morbide quand l’autre est au plus bas.
(1) Bibliographie
– Jean-Claude Bouchoux, Les pervers narcissiques, Eyrolles.
– Isabelle Nazare-Aga, Les manipulateurs et l’amour, éditions de l’Homme.