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18 février 2008

Premiers échos du Forum des psys Jean-Claude Milner, Bernard-Henri Lévy, Isabelle This, Alain Abelhauser

Jean-Claude Milner, Bernard-Henri Lévy, Isabelle This, Alain Abelhauser

FORUM DES PSYS DES 8 & 9 FÉVRIER
À LA MUTUALITÉ

Comment rendre compte d’un semblable événement, où l’on vit une assemblée de 1300 personnes assidues durant deux jours écouter et applaudir des dizaines de communications souvent denses ?

Le monde intellectuel, le monde universitaire, celui de la psychanalyse et de la psychothérapie relationnelle, entretiennent des liens étroits. Et pourtant vous lancez une armada d’évaluateurs éradicateurs dans le champ de la recherche, vous traquez le psychanalyste à l’université, vous lancez une opération de nettoyage scientiste en catimini, qui se préoccupera du sort du chercheur livré aux griffes de nos nouveaux Revizors ? qui se préoccupera de résister aux fomenteurs d’un monde clean délivré de toute subjectivité susceptible d’embarrasser une armée de contrôleurs des comportements ?

Ceux qui étaient venus, vous peut-être, passer leur week-end à prendre garde à ne pas laisser étouffer les pratiques fondées sur la dynamique de la subjectivation. Ceux qui ne veulent pas s’en laisser compter, par des cohortes de fonctionnaires du scientisme, statisticiens au savoir aussi péremptoiret que court.

Nous en livrons ici le début d’un compte-rendu trop long à lire d’un seul tenant. Il ne s’agit pas d’un verbatim. Tout n’y est pas, ç’aurait été trop. L’intégrale des communications sera par ailleurs publiée dans le Nouvel âne. Nous ne faisons que prendre un peu d’avance — et de synthétisation.

Philippe Grauer


Au sommaire de cette page

JCl Milner, les nouvelles sciences occultes
BHL, Nouvelles figures de l’obscurantisme
Isabelle This, La science défigurée en discours utile
A. Abelhauser, La folie évaluationniste

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Jean-Claude Milner sous l’intitulé Les nouvelles sciences occultes développe sur le thème, ne pas confondre la logique sciences humaines fondée sur la catégorie de l’obscur et du confus, et la clarté française classique du claire et distinct, que Descartes réservait à certains secteurs, mais précisément pas aux affaires touchant à ce que Rousseau appellera plus tard le commerce des hommes, ni … à la médecine. Or l’obscur et le confus relèvent des trois pratiques impossibles listées par Freud, gouverner, éduquer, guérir.

Il poursuit dans le sillage de la pensée de Descartes que ça devient la catastrophe quand on cherche à appliquer la logique d’un domaine à la réalité de l’autre. Ce à quoi se livrent nos chevaliers gris du Chiffre. Ces derniers ont découvert un raccourci foudroyant, foudroyant seulement la réalité prétendument traitée. Ce trait de génie digne de Monsieur Homais consiste à traiter l’obscur et le confus non comme du clair et distinct, ce qui est infaisable, mais comme du simple et facile, mieux, du très simple et très facile. Autrement dit de rabattre le complexe sur le simpliste et de lâcher la science pour le scientisme.

Puis il remarque comment pour ce faire on substitue des chiffres à des nombres, manipulation par laquelle l’opération prend le statut de promesse jamais tenue, dont personne ne voit jamais le calcul, le raisonnement, la théorisation, et fonctionne comme dissimulation. Le scientisme se présente alors sous les traits d’une science occulte verrouillée par des arcanes.

En dépit de l’arcane, à l’heure de la Toile, on peut encore redouter une vérification intempestive. Aussi nos cognitivistes évaluationnistes ont-ils trouvé une ultime parade contre les curieux. Adoptant la stratégie de la lenteur chère au paresseux — à qui après tout ce type de protection a réussi, voici qu’ils se protègent de l’examen critique par leur propre faiblesse. Leurs productions vous tombent simplement des mains, vos yeux engourdis se lassent à parcourir des Km de chiffres sur lesquels on ne peut pas opérer, surchargés de jargon administratif. Se défendant par l’ennui qu’ils suscitent, voici nos grands « clairs » intouchables à force d’illisibilité.

Conclusion, grands-pères partis (Mitterrand, Chirac, Le Pen), 68 nommé même pour le vouer aux gémonies par un président qui ose à nouveau parler, quelque chose a bougé. Saisissons-nous en, face à l’intolérable, tolérons moins.

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Avec Nouvelles figures de l’obscurantisme , Bernard-Henri Lévy renoue avec 2003, l’accoyère crise. Il évoque l’épisode ubuesque de la notation des ministres par une agence, qui s’étonne-t-il n’a fait rire personne. L’évaluationnisme devenu fou revient par Accoyer, au risque de l’emporter. Folie sondagière, préfets enjoints de remplir des objectifs statistiques, dépistage via des procédures biométriques, anti-intellectualisme d’État, poursuite de journalistes au pénal pour les envoyer en prison, tout cela constitue un bouquet de faits témoignant de la montée d’une séquence de civilisation inquiétante.

À cela quelles butées de résistance proposer ?

1. soutenir que l’âme n’a pas de siège, question réglée depuis Spinoza contre Descartes. Assez de glandes, de localisations !

2. depuis Diderot répondant à La Mettrie, nous savons que le corps n’est pas une belle mécanique sur laquelle les ingénieurs du vivant pourraient travailler. L’homme n’est pas une machine mais un clavecin, qui peut produire une musique magnifique — et des fausses notes.

3. ce qui importe ce n’est ni le corps ni l’âme, et avec eux toute la métaphysique, mais leur mixte, leur improbable rencontre dans ce bassin que constitue la langue même, là où prend place la production et l’irruption du sujet. Devant cela les savants du vivant peuvent aller se rhabiller.

4. ce qui compte, là où se nouent les sociétés, c’est l’ entre-les-sujets . C’est ce qui se crée lorsque se font face deux visages au sens lévinassien du terme. Là où se produisent rencontre et malencontre, là où l’éthique nie l’ontologique, bye bye les scientistes !

5. relation, non relation : quand on se met à placer à la base de la malentente ou du malentendu quelque chose de l’ordre de la médecine, le pire, avec sa volonté de guérir, le pire totalitaire se profile à l’horizon. Le malaise n’est pas une maladie, ne jamais oublier d’opposer cela au scientisme.

6. ne pas céder que nous ne sommes pas membres de la grande famille des psys, que rien, hormis une désastreuse homonymie, ne nous rapproche des psys cognitivistes.

— Ici je ne résiste pas au plaisir de souligner que cela rejoint ma thèse selon laquelle le terme générique de psychothérapie organise la pêche en eau trouble. La psychothérapie relationnelle couplée avec la psychanalyse pour désigner le socle pratique et épistémologique commun de la dynamique de subjectivation voici la base de notre identité scientifique et professionnelle.

7. Tenir enfin que le chiffrage n’est pas la science mais l’antiscience. Il convient avec Canguilhem de barrer le fétichisme de la science, que celle-ci, comme le dit en d’autres termes Milner, n’a rien à voir avec une version simple des relations entre vérité et erreur, façon scientiste. Il faut se souvenir avec lui que la science a parfois moins à voir avec le théorème qu’avec le poème, et que la déconstruction de la subjectivité contemporaine de Lacan s’interrogeant sur la question borroméenne c’est autrement plus vivant et plus complexe que le nouvel obscurantisme qu’on nous propose.

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Avec La science défigurée en discours utile l’université sadisée comme le rappelle Jacques-Alain Miller par une « police administrative » témoigne. Isabelle This, présidente du collectif Sauvons la recherche , professeur d’économie à Paris 13, vient démonter le mécanisme de la révolution conservatrice ultra-libérale au sein de cette université française où certains aimeraient confiner puis étouffer la psychanalyse et bien entendu la psychothérapie relationnelle.

La science au service de la société, quel beau programme apparemment. Cela cependant rime avec le servir le peuple maoïste : belle formule, creuse comme les charges du même nom, qui rendent explosif. Cette belle formule représente un bouleversement considérable. Il s’agit de redéfinir les finalités de l’enseignement supérieur et de la recherche.

1. On se propose d’offrir aux étudiants un service, une formation professionnalisante. Les chercheurs eux sont là pour élaborer des connaissances au service de la société c’est-à-dire, glissement progressif du plaisir, de l’économie. Il ne s’agit que de redéfinir la science comme discours utile. Mme Pécresse l’a dit : « la science est d’abord au service de la société », Mme Bachelot confirme, elle attribue à la recherche biomédicale une seule finalité, l’amélioration des soins aux patients.

Qui, quel naïf ne souscrirait à de si vertueux objectifs ? « servir le peuple » disait-on. Bien entendu qu’il faut des applications. Mais la logique est faussée dans l’inversion des priorités. Le dispositif dont il s’agit est bien porteur de valeurs, mais de valeurs anti recherche et antiscience.

2. La méthode, la gouvernance engagée pour conduire cette nouvelle politique est singulière. Ce changement de paysage opère par saucissonnage et enfumage . Dès que vous argumentez en nommant le contexte et en désignant la paradigmatique, on vous traite d’idéologue.

3. Nos réformateurs par ailleurs sont d’une grande habileté à manier la propagande, sur le mode guerrier. Dans un sursaut national nous devons mener la « bataille » de l’intelligence (Pécresse), face au déclin et aux cerveaux qui fuient (un sujet de réflexion pour les neurosciences — PHG).

4. Pour améliorer la qualité (nous y voici à l’évaluation) la méthode consistera pour améliorer à mettre les gens, les universités, les équipes, les chercheurs, en concurrence. Renforcer le principe de compétition déjà en vigueur chez les grands scientifiques du système français. C’est dans un tel cadre qu’on définira des objectifs et des projets. Exactement le contraire du principe de l’autonomie de la recherche. Une Agence nationale (voici venu le temps des agences) pour la recherche emploiera les meilleurs sur les sujets qu’elle aura définis.

5. Comment trouver les meilleurs ? examiner les travaux, voir s’il n’y a pas d’impasse. Trop coûteux et trop lent ! remède « très simple et très facile » : l’évaluation quantitative. Il suffit de produire des articles, les publier dans des revues, un évaluateur comptable établit la moyenne pondérée des articles avec le rang des revues dûment classées, et terminé le principe de l’examen collégial !

6. on procédera de même en mettant en concurrence les établissements. Le CNRS ? plus besoin. Des chercheurs précaires allant travailler sur un sujet pour un temps suffiront. Si vous êtes chercheur à vie ce n’est pas pareil que de courir les contrats, d’être manipulable par les mandarins, dont ce système signe le grand retour.

7. mais alors pourquoi me direz-vous n’avons-nous pas réagi ? s’écrie la conférencière.

a) parce qu’ils ont fait passer leur loi LRU liberté responsabilité des universités , avec une parfaite maîtrise du calendrier politique, durant l’été, et bien entendu la lutte pour l’abrogation s’enlise.

b) les journalistes nous ont peu aidés ; ainsi Le Monde a fait passer systématiquement des tribunes favorables à la LRU.

c) à cause de l’application de la stratégie saucissonnage et enfumage : vous protestez, on vous traite d’extrémiste, SLR serait altermondialiste.

d) le gouvernement s’appuie sur les présidents d’universités, heureux de voir leur pouvoir augmenté.

e) aucun effet des innombrables motions votées au CNU et au CNESSER.

f) enfumage : apparence de dialogue dans des commissions où dominent les chercheurs les moins brillants et les moins étoilés des enseignants.

g) on oublie que les enseignants sont aussi chercheurs. Résultat : les consommateurs étudiants usagers (on retrouve ce terme à présent à l’université) auront ainsi les moins bons (« enseignants mal chercheurs ») plus longtemps.

8. Mais ils les évalueront. Quoi de plus normal que les usagers nous évaluent, comme en Amérique ! selon un principe ouvrant la porte à toutes les dérives démagogiques : pas de cours difficiles, pas de notes. Si vos étudiants vous notent, votre autorité est finie. On nous enfume avec cette politique. Il faut choisir, ou bien on travaille avec des dossiers bien préparés depuis des années, ou bien on se met au service de l’économie dans une situation de précarité généralisée. Face à l’individualisme des universitaires submergés par l’administratif, la logique du chercheur se trouve compromise. Les syndicats n’y arrivent plus. D’où l’intérêt de Sauvons la recherche.

Elle conclut : dans le combat que nous livrons face à ce délire réformiste conservateur, un nombre de points nous rapproche pour l’exercice d’une pensée libre et le libre jeu du désir de connaissance.

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La folie évaluationniste clot la soirée. Quel est le propre des formations universitaires ? c’est un enseignement de masse, une halte-garderie pour adolescents attardés qui prétend former des élites intellectuelles, le tout à prix d’ami (il coûte moins cher que le secondaire), et encore, il lui faut se construire sur une transmission directement liée aux pratiques de recherche des enseignants.

Les experts qui avaient sollicité cette définition du professeur Alain Abelhauser ne l’ont guère appréciée. Ils voulaient fonder leurs critères d’excellence. Que le chercheur fasse état de ses résultats. Un bon chercheur c’est un chercheur qui publie. Mais quoi ? lire ses articles , trop long et difficile pour un évaluateur. C’est la revue qui garantit le sérieux, un bon chercheur publie dans une bonne revue.

Bonne revue, sélection des articles ? en prendre connaissance donc. Vous n’y pensez pas. La revue est bonne parce qu’elle est bien indexée. Et il existe un index des index : l’ impact factor . Les bons articles ont la caractéristique d’en citer d’autres. Un article scientifique c’est un article qui cite d’autres articles qui se citent et discutent les uns les autres. Boucle bouclée, la recherche de l’autre a conduit au système endogamique de l’autoréférence. Écho de pensée obsessionnelle, gage de mortification, on passerait pour coupé de toute modernité à le dire.

Le professeur cognitiviste Jean-Marc Monteil toujours aux commandes, le cap est mis sur la professionnalisation. Des connaissances non, des compétences oui ! le discours utilitariste a remplacé l’élitiste.

Cela préside-t-il à un changement d’orientation, comme Isabelle This le disait un peu plus haut ? pas forcément répond Abelhauser, ces discours deviennent des slogans d’incantation. La logique évaluative une fois la machine à évaluer emballée, peut fonctionner sur le mode autiste, toute seule. Comme elle a besoin de combustible, faute d’une science qui se prêterait suffisamment à sa folie, elle recrute dans le domaine économique et social.

L’enjeu ? Ménager un nouveau champ sur lequel nous n’aurons plus du tout la main. Ménager une évaluation généralisée qui fasse la jonction entre tous les mondes, pour créer le meilleur des -.

À partir de quoi il devient délicat de pouvoir comprendre encore ce qu’est un imposteur. Celui qui prend et tient une position pour laquelle il ne possède pas les titres requis mais manifeste une compétence certaine à l’occuper ? on pourrait ajouter que la vraie imposture consiste à évaluer autre chose dans un objet que ce qui le constitue, à partir d’une position d’autorité dans tout l’éclat de sa folie.

À suivre