Lire dans Le Monde du 5 décembre
La Haute Autorité de santé (HAS) a récemment adressé aux psychiatres une brochure intitulée Trouble obsessionnel compulsif (TOC) résistant : prise en charge et place de la neurochirurgie fonctionnelle. Sous le couvert bien anodin d’une « évaluation des technologies de santé » s’y déploie la nouvelle collection d’hiver des thérapies du comportement. Elle concerne les « sujets TOC » (sic), présentés comme des « handicapés » à qui on se propose d’infliger des traitements de plus en plus cauchemardesques, surtout s’il leur venait l’idée saugrenue de résister au premier degré.
Qu’est-ce qu’un TOC? Tout le monde sait ce qu’est une obsession, qui peut aller de l’envie de vérifier si on a bien fermé le gaz à celle de dire des cochonneries ou des choses sacrilèges dans une réunion bien-pensante. Chacun peut sentir qu’il s’agit là d’un conflit entre le désir et son interdit, entre la violence des pulsions ou l’envie de tout contrôler et la nécessité d’être M. Tout-le-Monde. Oui, quand ça devient trop envahissant, on peut glisser vers ce qu’on appelle classiquement une névrose, souffrance chronique d’un sujet divisé.
Chacun peut sentir qu’il y a là une histoire personnelle à éclaircir, sauf notre équipe de docteurs du comportement. Pour ces nouvelles autorités de la psyché, pas question de s’identifier à cela, d’écouter le patient et de risquer de sentir que sa névrose est peut-être aussi un peu la nôtre, c’est-à-dire une maladie humaine. Tout ça c’est fini, ces vieilles histoires freudiennes. Il s’agit d’un » sujet TOC « , déshumanisé, réduit à son comportement comme un animal de laboratoire.
Voici venu enfin le temps des méthodes efficaces et de la technologie de santé appliquée au psychisme. Premier degré, on nous propose une association musclée entre une thérapie comportementale intensive, une thérapie cognitive et des antidépresseurs. Nous voilà loin des premières affirmations triomphales des comportementalistes nous décrivant des guérisons quasi miraculeuses en quelques séances, type Orange mécanique. L’intérêt de ce document est de nous révéler que rien de tout cela ne marche sans antidépresseurs. Personne n’a d’ailleurs pu montrer que ces médicaments agissaient sur les mécanismes causant les obsessions, mais tout donne à penser qu’ils sont devenus indispensables aux comportementalistes, tellement les patients risquent de se déprimer gravement, si on s’emploie ainsi à raboter sauvagement leur symptôme, sans les accompagner dans une reconnaissance profonde de leur être. Il a été démontré scientifiquement que les prescriptions d’antidépresseur créent une véritable toxicomanie, tant ils entraînent très rapidement une dépendance physique et psychique générant un syndrome de sevrage.
Mais c’est une bonne nouvelle qu’on veut nous annoncer : les patients réfractaires, ces « sujets TOC » qui ont le culot de résister n’ont encore rien vu. Nos savants ont fait une longue revue de la littérature mondiale et nous annoncent avec délectation qu’on va pouvoir les opérer en neurochirurgie. Sans craindre le ridicule, emportés sans doute par l’aveuglement de leur volonté de puissance, ils nous annoncent un florilège de techniques, les unes plus mutilantes que les autres. Ils ne savent même pas si l’on doit faire une « capsulotomie antérieure, une cingulotomie antérieure, une tractomie subcaudée ou une leucotomie bilimbique », c’est au petit bonheur la chance qu’on opère.
On se croirait revenu au temps des médecins de Molière, mais l’envie d’en rire se fige lorsque ces longs couteaux audacieux nous expliquent, sans affect, que des lésions irréversibles sont causées lors de cette chirurgie d’ablation, évoquant pudiquement des « complications », dont il nous sera fait grâce, sans doute pour ne pas rompre le charme. Si vous avez froid dans le dos, nos comportementalistes sont ravis de présenter aux tièdes une technique chirurgicale optionnelle, supposée réversible cette fois-ci. Si vous avez peur de détruire des zones cérébrales de vos patients, et bien vous pouvez toujours les stimuler avec des électrodes implantées dans le cerveau. On a même la possibilité d’ajuster les différents paramètres du courant électrique (fréquences, voltage, durée d’impulsion), ce qui nous rappelle tous quelque chose.
Bien sûr, des complications existent, il y a un peu de casse, tout juste un petit 1 % à 2 % d’hémorragies intracérébrales, et 3 % à 4 % d’infections du cerveau. Au fait, après avoir subi ces » traitements « , vous continueriez à dire à votre docteur que vous avez des obsessions, histoire de se payer une tractomie subcaudée, à peine rescapé d’une capsulotomie antérieure ? Les statistiques de résultats seront excellentes.
Et si on en parlait publiquement, à l’heure où d’importantes dépenses de la collectivité sont consacrées à cette étude, largement distribuée d’office aux psychiatres de France, qui sont loin d’être tous convaincus de cette idéologie d’une dégradation de l’autre en sujet TOC. La prise du pouvoir thérapeutique par les comportementalistes passe d’abord par l’affirmation que nous devons nous moquer du sens des symptômes. Ce ne sont que simples comportements erronés ou « cognitions » distordues. Si vous admettez ces prémisses, vos thérapeutes ont les moyens de vous faire rectifier de telles erreurs. Vous avez aimé Le Livre noir de la psychanalyse, vous adorerez la chirurgie des obsessions et ses délicates leucotomies bilimbiques. Un film d’horreur, mais en version réalité, très XXIe siècle.
Steven Weinrib