Par hasard je regardais ce matin la définition de l’honnête homme, ayant utilisé hier la formule pour décrire le nouveau président de l’Équateur, Lenin Moreno, par rapport à son prédécesseur, le très napoléonien Rafael Correa. La définition de Boileau savoir et converser et vivre, me semble offrir un ancrage large et indispensable pour la psychothérapie (il y en a d’autres mais plus étroits) dont la pertinence devrait être de nouveau proposée face au foisonnement de listes de "compétences" et de cahiers des charges et bonnes pratiques qui occupent en ce moment le devant de la scène. Chacun des trois mots de Boileau peut devenir l’objet de longues et riches réflexions, comme en d’autres termes procède Montaigne, mais l’on ne devrait pas perdre de vue que la base psychothérapique se situe bien plus dans "un homme raisonnable qui permet à l’autre d’explorer sa déraisonnabilité — son irrationnalité" que dans ce qui constitue finalement le romantisme maniériste de Lacan. Comme casseur de moules il n’avait pas son pareil mais le courage de vivre au quotidien (le courage d’être en participant cher à Tillich) et, espérons-le, de bien vivre, que promeuvent Sartre et Beauvoir serait finalement plutôt chez nos praticiens du côté de l’honnête homme, qui doit savoir servir de faire-valoir à ses patients dans leur désespoir comme dans leurs extases. Ainsi fut Bion, ainsi fut Balint, ainsi, au mieux de sa forme, Freud. Lacan n’avait que peu de ça. Jung en avait certainement mais le couvrait d’un impressionnant tas de réflexions anthropologiques, culturalistes faudrait-il dire, et spiritualistes, qui lui permettait de mettre de côté l’éthique de la conversation, ainsi que la notion même de conversation. Ainsi fut peut-être plus que tous, car gagné de haute lutte, Sandor Ferenczi.
Je pense que nous avons à élaborer, s’agissant de répondre à la question qu’est-ce que nous faisons, autour de l’idée de converser, de verser ensemble. Cela pourrait fournir une base de réflexion, et s’articulerait bien avec ma chaîne de propositions préférée, proposée par Robertson en 1970, au départ on est inconsciemment incompétent, ensuite consciemment incompétent ensuite consciemment compétent, pour finir inconsciemment compétent. L’honnête homme [et femme — au XVII les honnêtes gens sont des deux sexes] se situe à ce dernier stade, qui n’est jamais d’un moment à l’autre définitif bien sûr. Comment aider nos étudiants à percevoir que la profession n’est pas un permanent creusement des méninges mais autre chose, à savoir, selon Boileau et maintenant selon moi, savoir converser et vivre.
par Philippe Grauer
Depuis quelque temps le terme de conversation reprend du service chez certains psys. S’agirait-il d’une obsolescence du terme dialogue ? Le dialogue, méthode de base de Socrate, cherchons ensemble, permet de se perdre ensemble jusqu’à déboucher sur quelque issue. Socrate guidait son interlocuteur. On peut imaginer dialogue à recherche conjointe, au guidage facilitateur, avec intervention créative du psy quand nécessaire, sachant que parfois c’est sa responsabilité de proposer une formulation dont son interlocuteur est encore incapable, précisément. Sachant toutefois à quel point un silence qui s’installe peut revêtir d’importance. Face à cela notre conversation, sauf sans doute "l’honnête", consiste en un échange plutôt convenu qu’il convient d’entretenir, la règle de base consistant à s’épargner le blanc, le silence conjoint. De ce point de vue la conversation est le media radiophonique par excellence, car il ne faut pas de trous dans l’émission, mais sans cesse émettre.
Le dialogue psychothérapique, depuis Freud, laisse au silence le temps de s’installer. Il peut faire appel d’air. Délicat à conduire, notre métier est un métier d’art. Le silence rigidifié non de la mer mais du psychanalyste grand teint au grognement mensuel des années 60 en France a produit la désaffection du public et l’arrogance dogmatique de lacaniens restés auto-satisfaits. Le dialogue rogerien, chaleureux et respectueux, a produit une heureuse révolution, et mis en place un champ alternatif à celui de la psychanalyse (n’abolissant aucunement cette dernière, en la matière un système de remplace pas l’autre mais y ajoute son option). Le dialogue existentiel, du mordant Perls jusqu’à Yalom, reste une source d’inspiration qui sonne juste. L’interférence avec les méthodes de groupe et l’irruption du psychocorporel ont fait le reste. Nous éloignant toujours davantage du modèle conversationnel, chez nous connoté salon de thé.
Ce que vise sans doute Michael Randolph, c’est la part du psy, sa contribution lors d’un échange à la vie de cet échange. L’exact contraire du grognement mensuel, la dimension yalomienne, le côté participatif du psy. Soyons "honnêtes", jouée à deux, la séance psychothérapique présente plus d’attraits et d’efficacité.