Passionné par les motivations qui poussent l’homme à croire en une entité divine, le linguiste Claude Hagège analyse la procession de conflits et affrontements qui ont exacerbé l’histoire des religions
par Philippe Grauer
Si j’étais Dieu j’aurais pitié du cœur des hommes
"Le nom de l’auteur peut surprendre le très nombreux public qui, depuis des décennies, suit son travail, généralement consacré à l’étude, la défense et l’éloge de la langue. Né à Carthage (Tunisie) en 1936, professeur au Collège de France, lauréat de la médaille d’or du CNRS, Claude Hagège est en effet un linguiste de renommée internationale, diplômé en arabe, hébreu, chinois, russe, et un polyglotte «hors norme», maniant plus ou moins une cinquantaine de langues, dont l’italien, le turc, le japonais, le hongrois, le persan, le malais, l’hindi ou encore le navajo, le peul, le quechua…
Savoir «d’où vient le besoin que les humains ont de croire en un dieu» n’est donc pas une nécessité professionnelle, mais une «passion» dont il se dit «habité depuis l’enfance». Sa connaissance des langues lui donne évidemment des atouts pour explorer ici la parole religieuse, les voix ou les voies par lesquelles elle s’exprime, les textes canoniques, les traductions, les «emprunts» idiomatiques d’une religion à l’autre."
Notre ami Yves Lefebvre, qui distingue soigneusement spiritualité et institutions religieuses, chargeant les secondes du péché de violence, aurait plaisir à commenter tout cela. Il demeure que politique, social et religion font ménage (est-il bon ?), et que le mouvement contemporain vers la laïcisation pourrait contribuer à pacifier ce que le mélange des genres semble prendre un malin plaisir à opacifier. Resterait à examiner si les religions extrême-orientales sont aussi pacifiques qu’elles en ont l’air vues de notre fenêtre vue par Claude Hagège.
J’ai retenu de cet article le mot exécration. Comment en effet peut-on au nom d’un principe supérieur, se permettre d’exécrer son prochain, quel qu’il fût. Ah, la violence et le sacré ! Girard, au secours ! une sacrée violence en tout cas. Quelle idée d’ouvrir grandes les portes de l’enfer pour s’efforcer d’y enfourner les autres ? comme le dirait le sonneur de mon village, il y a là quelque chose qui cloche. Quelque chose d’inhumain, d’anti humain, qui s’engouffre dans un message d’ouverture, de bonté et d’amour. Nous sommes des êtres de conflit, pour le meilleur et pour le pire, l’un n’allant pas sans l’autre, qu’allons-nous devenir ? civilisés ou barbares, civilisés et barbares. Quelle engeance ! toujours à frôler l’horreur. Vous avez dit frôler ? Nous autres psychopraticiens relationnels et psychanalystes avons notre idée sur la détestation et la haine. Comment, changeant de niveau, politiquement, les religions créent-elles des identités meurtrières ? comment sacralisent-elles le crime ? tout de même ! et comment rester sage et humain, civilisé, tout simplement, devant tant de violence ? car la violence gangrène ce qu’elle touche. Mon Dieu ! s’écrie l’athée. Mes amis, en tout cas ! ce terme incluant ceux qui s’engouffrent dans la folie de se vouloir ennemis du genre humain quand il maintient sa diversité.
Voici, cet article traite avec brio un livre qui semble lui-même brillant, comme son auteur. Avant même de l’avoir lu nous tenions à vous le présenter. C’est que la question qu’il traite est aussi brulante qu’ardentes sont les fois et sanglantes les actuelles performances.
Certes, la question n’est pas nouvelle. Mais si elle revient sans cesse hanter les esprits, c’est qu’elle se joue des réponses, quelles qu’elles soient, comme l’ombre finit toujours par se jouer du jour. Pourquoi les hommes croient-ils qu’au-dessus des hommes il est des entités abstraites qui régissent leur monde ici-bas, gouvernent leur conduite, expliquent tous les mystères, donnent un sens à ce qui n’en a pas, savent ce qu’ils ne parviennent pas à savoir ? Pourquoi existent les religions ? Et surtout : pourquoi les religions, qui se disent messagères de paix, qui promettent à tous les hommes le salut, prêchent la concorde, l’amour et la fraternité, veulent apaiser l’angoisse de la mort, sèment-elles partout la mort, exercent-elles leurs sacerdoces en les accompagnant de violences barbares, en provoquant la procession infinie de guerres et de dévastations, de croisades meurtrières, de bûchers, d’excommunications, d’exodes, d’exils, de pogromes, de sacrifices, de lapidations, de haines fratricides ? L’homme plein de foi assiste à ce cortège effaré, puisque sa foi le porte à croire qu’exciter à la violence au nom de Dieu est la plus grande corruption de la religion, et non la religion elle-même, alors que l’homme dont le cœur et l’esprit en sont vides, le suit avec une inquiétude redoublée, constatant que la violence qui se soutient de la religion est encore plus féroce que celle qui tient à des motifs politiques, sociaux, économiques ou militaires.
Procession pascale à Enna, au centre de la Sicile, en 1972. Photo Fernandino Scianna. Magnum
Pour en expliquer les raisons, sans doute doit-on prendre une position de surplomb, qui tienne pour une donnée objective le fait qu’on ne connaît guère de communauté humaine où soit absente la croyance en des entités supérieures, qui, par cela même, tente de voir quelles limites ou quelles carences se trouvent chez l’homme pour qu’il ressente le besoin de postuler l’existence de divinités, et qui, enfin, puisse pointer, dans les religions, les dogmes, les textes et les traditions auxquels elles se rattachent, les sources de l’intolérance et de la furie. C’est cette position qu’adopte, dans les Religions, la Parole et la Violence, Claude Hagège.
Le nom de l’auteur peut surprendre le très nombreux public qui, depuis des décennies, suit son travail, généralement consacré à l’étude, la défense et l’éloge de la langue. Né à Carthage (Tunisie) en 1936, professeur au Collège de France, lauréat de la médaille d’or du CNRS, Claude Hagège est en effet un linguiste de renommée internationale, diplômé en arabe, hébreu, chinois, russe, et un polyglotte «hors norme», maniant plus ou moins une cinquantaine de langues, dont l’italien, le turc, le japonais, le hongrois, le persan, le malais, l’hindi ou encore le navajo, le peul, le quechua…
Savoir «d’où vient le besoin que les humains ont de croire en un dieu» n’est donc pas une nécessité professionnelle, mais une «passion» dont il se dit «habité depuis l’enfance». Sa connaissance des langues lui donne évidemment des atouts pour explorer ici la parole religieuse, les voix ou les voies par lesquelles elle s’exprime, les textes canoniques, les traductions, les «emprunts» idiomatiques d’une religion à l’autre.
S’il aborde des problèmes complexes, et s’il s’étaie sur l’érudition sans bornes de son auteur, les Religions, la Parole et la Violence est un ouvrage accessible à tous, écrit en une langue limpide. Il permet d’avoir une vue synoptique sur ce qui caractérise (et distingue) chaque religion : le judaïsme, le christianisme et l’islam, les croyances et sagesses de l’Orient, zoroastrisme, hindouisme, bouddhisme, shintoïsme et confucianisme, mais aussi, ce qui surprend, le «comtisme» (soit le système de pensée élaboré par Auguste Comte, qui se voulait en effet une «religion») et le transhumanisme, «courant culturel» en pleine expansion, qui se propose d’«améliorer la condition physique et mentale des humains, en mettant au service de ce but les sciences et les techniques» et qui a en commun avec d’autres religions le rêve d’immortalité. Claude Hagège commence par analyser de façon assez classique les rapports entre croyance et rationalité, en montrant que la seconde cède à la première pour des motifs assez «simples» : d’une part l’existence du mal, «que l’aspiration à l’harmonie et la quête naturelle du bonheur rendent intolérable», et, d’autre part, l’«étrangeté et les aspects inconnaissables de l’univers, où l’on ne croit pas que les sciences puissent découvrir beaucoup de lois». Ainsi légitimée par la défection de la raison, la croyance laisse ouvert et constructible le terrain sur lequel s’édifient les religions, à savoir «l’exorcisme de la mort, la soif de transcendance, l’ardeur à convertir et l’exploitation des angoisses humaines par les pouvoirs religieux». Mais comment cela s’est-il passé, quand, où, par quelles voies, auprès de quel peuple, au bout de combien de conflits, quelle «parole» s’est imposée sur les autres et a été tenue pour «sacrée» ? Le développement des religions a-t-il suivi celui des langues, pour les uns «monogénétiste» (les diverses langues sont nées d’une langue originelle unique) et pour les autres «polygénétiste» (la diversité des langues est première) ? Une sourate du Coran (XXX, 22) dit que parmi les signes de Dieu, il y a «la création des cieux et de la terre, et la diversité de vos idiomes et de vos couleurs». Mais une autre (XXVI, 195) indique que la révélation coranique est faite «en langue arabe claire». La question est en réalité celle de l’oralité.
On parle toujours des Écritures saintes, de l’écrit donc – et on insiste à juste titre sur le problème de la traduction, dont Hagège montre au passage les effets bénéfiques : c’est en traduisant les Evangiles que Mesrop Machtots, par exemple, invente l’alphabet arménien, la traduction de la Bible par Jacques Amyot a «embelli le français», comme William Tyndale l’anglais littéraire, ou Luther la langue allemande, etc. Il est cependant évident que «les croyances religieuses notent des discours d’oralité». Est-ce la parole orale qui a été considérée comme sacrée, et, de ce fait, digne d’être traduite en écrit, ou a-t-elle été consacrée par le passage à l’écriture ? La référence constante aux textes fait quasiment oublier l’«attachement à la transmission purement orale de la Révélation», et il est assez paradoxal de lire dans un écrit la condamnation de… l’écrit, par exemple dans le Talmud de Babylone : «Quiconque confie à l’écrit les halakhot – règles de conduite pratique du judaïsme – est comparable à l’homme qui jette la Torah aux flammes.» On peut imaginer, écrit Hagège, que «la puissance de diffusion du christianisme est liée au fait que Jésus possédait au plus haut point l’art de convaincre», et savait utiliser les procédés rhétoriques et syntaxiques (litanies, refrains, rimes, allitérations, répétitions…) comparables à ceux que mettent en œuvre les prédications religieuses propres aux cultures de l’oralité pure, celles de l’Afrique (où, selon le mot du cheikh malien Hampaté Bâ, «un vieillard qui meurt, c’est une bibliothèque qui brûle») comme celles des «nombreuses communautés amérindiennes, austronésiennes, chinoises, tibéto-birmanes» où se sont répandus le christianisme, l’islam ou le bouddhisme.
De même, le prophète Mahomet «savait se faire clairement entendre» – d’où l’importance que l’«on a attribuée à sa parole, à travers les hadiths». C’est par la parole (davar) que Dieu s’adresse à Moïse, et par la parole (lemor) que celui s’adresse à son peuple (qui ne saurait prononcer le nom de Dieu, YHVH). Doit-on penser, dès lors, que des germes de violence se trouvent déjà dans le passage du premier vecteur de religiosité, la parole vivante, au texte écrit, forcément plus «rigide», et par rapport auquel il est plus aisé, en dépit du «conflit des interprétations», de définir ce qui en respecte la lettre ou l’esprit, et ce qui les trahit, les profane ? Les pages que Hagège consacre aux caractéristiques du judaïsme, du christianisme et de l’islam sont à ce propos passionnantes. Le linguiste restitue le cadre historique dans lequel se déroule la «naissance» de ces religions (coïncidence étonnante : le Ve siècle avant notre ère est celui de «l’établissement du deuxième temple de Jérusalem», et de «la fixation définitive du contenu de la Bible», celui de Bouddha et de Confucius, et celui du miracle grec, de Socrate, Platon, Sophocle, Euripide…), en montrant tous les conflits entre tribus et cités, les rivalités, les migrations forcées, les guerres de conquête, les destructions, les «résistances» face à l’hellénisation, au pouvoir romain, à toutes les tentatives étrangères d’annexion ou d’occupation des territoires. On ne peut ici détailler ni la nature ni le cadre de ces hostilités, mais il apparaît clairement qu’avant d’être religieuses, ou théologiques, les violences ont été politiques, promues par des autorités ou des régimes politiques, et que les Livres sacrés qui codifient chaque religion non seulement en portent trace, mais, à leur tour les justifient et en créent de nouvelles, dirigées contre les ennemis «intérieurs», c’est-à-dire les schismatiques, les hérétiques, les apostats coupables de ne pas respecter l’orthodoxie, et contre les ennemis «extérieurs», c’est-à-dire ceux qui adorent le dieu d’une autre religion, les juifs exécrables aux yeux des chrétiens et des musulmans, les musulmans exécrables aux yeux des chrétiens, les chrétiens exécrables aux yeux des musulmans, et ainsi de suite…
On dira certes que versets ou sourates sont toujours polysémiques et doivent sans cesse être interprétés, mais il est sidérant de voir combien d’appels à la haine et d’anathèmes ils contiennent, tempérés il est vrai, sinon contredits, par les proclamations de concorde, d’hospitalité et d’amour, mais aussi repris tels quels des siècles durant par les plus éminents représentants de chaque confession. Contrairement aux trois religions monothéistes de l’Occident, «les principales croyances de l’Orient, de la Perse à la Chine […] se sont répandues d’une façon relativement pacifique» et leur diffusion «n’a pas été accompagnée ni soutenue par des conflits sanglants». Est-ce assez pour qu’il soit illégitime de dire que ce n’est pas l’existence du mal qui crée la religion, mais la religion qui crée le mal ? Sans doute – et Claude Hagège ne le dit pas, en effet. Pour préserver la paix, il voudrait que fût «moins étroite» l’interpénétration du pouvoir politique et de la religion, et qu’un Etat laïque pût être réellement indifférent aux religions, indifférent aux croyances, et les considérât «toutes de façon égale». Il adhère à une «autre foi» : celle qui ne revendique aucun «secours religieux» et qui «exalte l’esprit humain et sa capacité d’adaptation, de création et d’invention indéfinies».