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7 mars 2011

psychothérapie & révolution arabe : liberté & responsabilité Bernard Ginisty

Bernard Ginisty

Où en suis-je de ma révolution arabe interne ? Vlatslav Havel, Hervé Kempf ne sont ni psychothérapeutes ni psychopraticiens relationnels ni psychanalystes. Ils peuvent pourtant aider à la manœuvre, à notre manœuvre, d’humanisation de l’humanité au jour le jour du duel avec la souffrance et du laborieux et lent passage de chacun à sa justesse en quoi consiste notre pratique.

Si nous avons besoin pour faire face à l’évolution du village monde d’un bond démocratique, tout mouvement collectif qui lui ressemble mobilise l’enthousiasme du sentiment de citoyenneté. Ce sentiment est le même que celui surgissant dans nos psychothérapies ou psychanalyses, au décours du processus de subjectivation, quand la personne se trouve face aux bouleversements de sa propre histoire. Cela nous le savons ne va pas sans mal, mais le travail accoucheur en vaut la peine. Liberté et responsabilité : une même exigence dans les deux champs.

PHG


Un calife démocratiquement qualifié

Les mutations qui traversent le monde arabe dépassent de loin des révolutions de palais dont le résultat serait qu’un « calife » succède à une autre « calife » ou qu’un « colonel » remplace un autre « colonel » ! Les professionnels de la politique et de la diplomatie, dans leur très grande majorité, n’avaient jamais envisagé que des sociétés civiles puissent émerger dans le monde arabe. De même d’ailleurs qu’ils n’avaient pas prévu les grands mouvements populaires qui ont précédé la chute du mur de Berlin. Aussi, une des meilleures lectures pour comprendre la situation de ces pays, est celle des Essais politiques de Vaclav Havel. Je ne connais pas d’homme d’État qui ait autant intégré à sa pratique politique l‘existence d’une société civile qu’il ne cherche pas à réduire à une clientèle électorale ou partisane.

Lorsqu’avec une poignée d’amis, Havel luttait contre le totalitarisme communiste, il se faisait traiter d’idéaliste inefficace ou de naïf. Face à la pensée unique des partis, des chancelleries et des ambassades, il opposait ce qu’il appelait « le pouvoir politique explosif et incalculable de la vie dans la vérité » qu’il définissait ainsi : « ce pouvoir ne réside pas dans la force d’un quelconque groupe social ou politique limitable, mais avant tout dans une force potentielle enfouie dans toute la société, y compris dans toutes les structures du pouvoir. (…) Ce pouvoir constitue une espèce d’arme bactériologique grâce à laquelle – si les conditions évoluent dans ce sens – un simple civil peut tenir en échec une division entière. (…) Et dans la mesure où tous les problèmes véritables et tous les phénomènes de crise sont enfouis sous la couverture épaisse du mensonge, on ne peut jamais savoir de manière tout à fait sûre quand tombera la fameuse goutte qui fera déborder le vase et quelle nature sera cette goutte » (1).

Il écrivait ainsi, quelques années avant, le scénario de la révolution de velours par laquelle la Tchécoslovaquie se libéra du joug totalitaire. Comment ne pas voir que beaucoup de caractéristiques des révolutions des pays arabes se retrouvent dans ces propos. Ainsi les sociétés civiles arabes se sont levées contre le mensonge qui a permis aux potentats de justifier leur dictature, leur népotisme et leurs détournements au nom du combat contre « l’ennemi sioniste » ou « l’impérialisme américain ». Elles ont compris que les luttes légitimes contre les aspects les plus insupportables des politiques israéliennes et américaines supposaient que d’abord soit renversé un pouvoir qui, dans leur pays, méprisait les citoyens. Face au sentiment d’impuissance que distillait le pouvoir totalitaire, Havel affirmait : « Un citoyen peut dire la vérité même sous le règne du mensonge institutionnalisé. Chacun peut assumer sa co-responsabilité pour le destin de la collectivité, sans attendre une directive d’en haut. Bref, que chacun qui aspire à un changement peut commencer par lui-même, dès maintenant » (2). Analysant les révoltes arabes, Alain Touraine note ceci : C’est un fait que les mouvements actuels sont partis de la rue et d’abord des réseaux de blogueurs et non pas des partis organisés. C’est un fait que la revendication la plus fortement lancée a été l’élimination d’un dictateur et aussi que les jeunes diplômés, écrasés par le chômage, ont joué un rôle essentiel dans les manifestations, qui se multiplient » (2).

L’histoire montre, hélas, que trop souvent les révolutions généreuses sont récupérées par des apparatchiks dont la seule finalité est le pouvoir pour le pouvoir. Ceci dit, le pire n’est pas toujours sûr et il n’est pas interdit d’espérer que les convulsions actuelles permettent la réalisation du « principe civique » dans les sociétés arabes que V. Havel explicite ainsi : »Je suis partisan du principe civique parce que c’est lui qui permet le mieux aux hommes de se réaliser et de s’identifier avec ce qu’ils sont dans toutes les composantes de leur chez-soi, de jouir de tout ce qui fait partie de leur monde naturel. (…) Fonder un État sur d’autres principes que civiques, par exemple sur des principes idéologiques, nationaux ou religieux, signifie mettre en exergue une composante de notre chez-soi en dépit des autres, nous limiter en tant qu’hommes et limiter notre monde naturel. Et cela ne mène habituellement à rien de bon« (3).


20/02/2011


Le long travail démocratique

Les révolutions des peuples du monde arabe qui rejettent des dirigeants installés à vie et préoccupés de créer une dynastie familiale et d’entasser, par la corruption, des sommes extravagantes, se font au nom de la démocratie. Retrouvant leur dignité bafouée pendant des lustres, des citoyens ont fait tomber le mur de la peur pour intervenir directement dans l’histoire. Il reste la tâche la plus difficile, celle de construire une société nouvelle qui fasse appel à la responsabilité de chaque citoyen et non à l’abandon à des nouveaux chefs ou de nouvelles idéologies.

Aux Occidentaux qui seraient un peu trop pressés de saluer par un « on a gagné ! » ces luttes des peuples pour leur dignité et leur liberté, je ne saurais trop conseiller de lire l’essai du journaliste et essayiste Hervé Kempf (L’oligarchie çà suffit, vive la démocratie qui s’ouvre par cette affirmation : « Il est de l’intérêt des puissant de faire croire au peuple qu’il est en démocratie. Mais on ne peut pas comprendre le moment présent si l’on explore pas la réalité soigneusement occultée : nous sommes en oligarchie, ou sur la voie de l’oligarchie« . Il ne s’agit ni de dictature, pouvoir d’un seul pour ses intérêts propres, ni de démocratie, pouvoir du peuple par le peuple et pour le peuple, mais « du pouvoir de quelques uns, qui délibèrent entre eux des solutions qu’ils vont imposer à tous« . Comme le note l’auteur, l’oligarchie risque de se conforter par l’alliance objective de certains militants écologistes qui pensent que « la démocratie ne permet pas de prendre en compte les intérêts du long terme. (…) Il faut confier à une élite vertueuse le soin de mener la société sur le bon chemin » et des maîtres de la finance internationale qui pensent que « les électeurs européens sont le plus grand obstacle aux ambitions de l’Europe de devenir plus dynamique et performante« (4).

De bons esprits voient dans la gouvernance chinoise un nouveau modèle de despotisme éclairé qui serait le chemin inéluctable vers l’efficacité. Ainsi, Thomas Friedmann, éditorialiste du New York Times écrit : « Une autocratie gouvernée par un parti unique présente certainement des défauts. Mais quand elle est dirigée par un groupe de gens raisonnablement éclairés, comme c’est le cas en Chine aujourd’hui, elle peut avoir de grands avantages« . Georges Steiner, quant à lui, affirme : « il est concevable que la solution dans les grandes crises économiques soit une solution à la chinoise, technocratique. Que nous évoluions vers un despotisme libéral« (5).

Tout au long de son ouvrage Hervé Kempf montre que l’oligarchie qui règne de plus en plus en Occident est celle de l’argent. Quelques exemples : « En France, 98 personnes détiennent 43% des droits de vote dans les 40 premières entreprises du pays » (6). Aux États-Unis d’Amérique, « dans 93% des cas, les représentants et sénateurs élus aux élections de novembre 2008 étaient ceux qui avaient dépensées le plus d’argent dans leur campagne« (7). Cette situation devient intenable dans une période où vont s’imposer de plus en plus des régulations mondiales pour lutter contre la criante injustice dans la répartition des richesses de la planète. Pour Hervé Kempf, la question climatique est emblématique de l’incapacité d’une oligarchie autoproclamée lucide d’y faire face car « elle n’est soluble que par un bond démocratique. Elle est la première question politique totale de l’histoire humaine. Elle exige, non pas la soumission, non pas l’obéissance, mais l’adhésion de chacun d’entre nous pour faire évoluer ses comportements. Les changements sont d’une telle ampleur qu’ils ne peuvent pas être réalisés sans une nouvelle culture« (8).

Commentant le propos de l’économiste indien Amartya Sen, prix Nobel dans sa discipline, pour qui « la politique de la démocratie donne aux citoyens la chance d’apprendre les uns des autres« , Hervé Kempf souligne que « le cœur de la démocratie n’est pas l’élection, mais la délibération, par laquelle nous apprenons les uns des autres« (9). C’est dire que la démocratie est un processus permanent et non l’abandon au hasard des élections de toute responsabilité au profit d’oligarchies qui prétendent s’égaler au bien commun.

Les sociétés occidentales devront faire face, dans les années qui viennent, à ce que Hervé Kempf ne craint pas d’appeler « un appauvrissement matériel« . Ce sera le prix à payer pour une meilleure justice au niveau planétaire. Aussi, écrit-il, « je conclus qu’au lieu de prendre la démocratie comme acquise, il faut la revivifier, en résistant à l’oligarchie et en développant la culture et les pratiques démocratiques. C’est la seule voie par laquelle les sociétés occidentales pourront organiser l’appauvrissement matériel dans des conditions qui lui permettront de bien vivre » (10) .

Le long travail de la démocratie ne concerne pas seulement des peuples qui se libèrent de dictatures intolérables, c’est une exigence qui concerne tous les habitants de notre planète, et d’abord ceux qui sont les plus prédateurs.

Chronique hebdomadaire de Bernard Ginisty 27/02/2011