► Mots clés : religion, spiritualisme, psychothérapie, méditation, sagesse, sérénité, travail sur soi, happycratie
y a-t-il concurrence entre spiritualité et psychothérapie ? le religieux et le thérapique constituent deux domaines distincts. Les combiner est risqué. Pendant ce temps, la "happycratie" progresse, marchande de bonheur aussi obligatoire que factice, détournant l’attention de l’essentiel.
Par Philippe Grauer
En quoi explorer pour soi l’univers de la méditation fondé sur des expériences d’états modifiés de conscience relève-t-il du souci psychothérapique ? cela calme, en particulier certains malades mentaux, en leur faisant faire, bénéfice considérable, l’économie de la drogue psychotropique. N’oubliez pas d’être heureux[1]. Du bonheur pour rien, ce rien étant accessible (pas si facilement) par une pratique régulière permettant à terme de se vider la tête et de se maintenir corps/esprit éveillé. Un peu de sérénité. Éveillez-vous. Calmez-vous ! Quelle merveilleuse économie psychique — et économie tout court[2]. Au lieu du bruit, de la fureur, du désordre et de la déréliction, une possibilité de reprendre sa vie en main non en la maîtrisant à l’occidentale, mais en l’apaisant, sous bonne conduite d’un monitoring compétent. À vrai dire la méditation vise l’harmonie, pas véritablement le bonheur, mais l’harmonie de l’accordage avec l’univers, par le moyen de simples (d’apparence) exercices respiratoires, posturaux, de focalisation de l’attention, encadrés par des moniteurs bienveillants, qui vous aident à vous connecter correctement, c’est déjà ça quand on est livré quotidiennement au tourment du trouble, de l’angoisse et de la plainte qui nous déchirent l’âme.
L’accès à un peu de sagesse par l’exercice spirituel c’est plutôt une bonne idée. Les religions apportent, par leur métaphorisation de l’infini universel — allons disons le, cosmique —, le filtre permettant de regarder le soleil de l’être sans s’y brûler les yeux. On peut penser avec Marcel Gauchet que l’ordre du religieux est mort, mais les humains toujours ont regardé le ciel la nuit, et ont dansé dansé dansé, jusqu’à aborder les rives de l’extase, sous la direction d’un spécialiste intermédiaire avec les forces de l’invisible. Un des plus vieux métiers du monde. Alors, fidèles à cette tradition, du psychisme à l’âme, ouvrons nos neurones sur le mystère de l’existence. Perdus entre deux infinis, des quantas aux trous noirs avec des vortex inimaginables et des théories époustouflantes parlant de multivers, passons de l’attention flottante à la flottaison en musique. Planons, bien arrimés. Nos neurones caressés dans le sens glial, massés par la vibration palatale du Om, accédons à des expériences outrepassantes. Partons en retraite au désert sur les chemins de l’infini, guidés par un plus ou moins psycho gourou. Après tout les séminaires psys c’est bien des retraites, encadrées par un para clergé psy. Si on entreprend un travail sur soi, pourquoi se priver des voies chamaniques qui valent bien, à impénétrabilité égale, celles du Seigneur ?
Maslow, curieux du mécanisme conduisant aux expériences paroxystiques, rencontre Grof curieux de l’exploration psychédélique LSD. Voici que naît la Quatrième Force. De la transe personnelle au transpersonnel un mini trou de ver vite exploré devint autoroute. De toute façon la mitoyenneté entre psychanalyse et spiritualité date de la rencontre Freud Jung. Le ver était dans le fruit. Sans oublier au XIXè siècle les recherches de Fechner sur les anges, ni l’intense curiosité de Freud pour la télépathie. La sensibilité occidentale contemporaine est avide de l’ouverture à l’être que procurent les expériences méditatives. Prières laïques. Prier c’est s’adresser à l’univers. Tout être humain connaît ça. Bien conduite, la méditation peut présenter des bénéfices collatéraux d’ordre psychothérapique. Mais prier et travailler sur soi ça fait deux. Et deux en un c’est autre chose.
Une partie de la psychiatrie divorcée d’avec la psychanalyse éprouve le besoin de démarche non positiviste, d’un supplément d’âme. La pratique de la méditation de la pleine conscience du médecin Jon Kabat-Zinn, élève du remarquable Thich Nhat Hahn, articulant bouddhisme et science avec la bénédiction du Dalaï Lama, emprunte une avenue, un boulevard peut-être, percée dès les années 70 par la psychologie humaniste (la conjonction Maslow Grof date de 1969). La pleine conscience a affaire aux émotions, au stress, au système immunitaire. Si l’on va jusqu’à Matthieu Ricard, docteur en génétique cellulaire, on mesure l’étendue de l’interface. De toute façon l’ensemble du Mouvement du Potentiel humain est parfumé à l’odeur de sainteté. Pourquoi et comment la psychiatrie DSM esseulée de la psychanalyse aura préféré la piste bouddhiste à la gestalt-thérapie par exemple ? Les historiens nous le diront. Peut-être déjà parce que le bouddhisme ne se présente précisément pas comme une psychothérapie, donc, pas de concurrence, la psychothérapie restant bien de la sorte du domaine exclusif de la psychiatrie. Ainsi à l’entreprise de Kabat-Zin qui en tant que médecin propose une "technique destinée à aider les gens à surmonter le stress, l’anxiété, la douleur ou la maladie"[3] , l’Académie de médecine pourrait ne rien avoir à redire. Il demeure qu’une technique qui soulage en calmant l’angoisse par des exercices style yoga, ça n’a jamais constitué une psychothérapie, c’est d’ailleurs nous venons de le voir le mérite de cette pratique.
Voici donc que se célèbrent d’obscures noces du positivisme et du religieux. Car le bouddhisme est une religion[4]. Il n’y a pas de honte à ça mais il y en aurait à l’ignorer. La question épistémologique qui se pose est celle des noces ou non de la psychothérapie avec du religieux, relooké en spiritualité (laquelle peut être laïque[5]). Le mieux étant encore pour l’instant de laisser les choses prendre leur forme, en gardant la sienne propre, et son indépendance, de voir et laisser aller, en demeurant laïc et se tenant scientifiquement à distance.
Évidemment, le régime chinois actuel ne pèse pas lourd éthiquement parlant face à la valeur humaniste de ce que représente le Dalaï Lama. Autre débat, celui du spirituel et du temporel, et celui de la morale. On sait que la création d’Esalen s’effectua sous les auspices d’une spiritualité où le bouddhisme prit une part importante. Le règne de la croyance, suprême fondement de la relation à la réalité (fait culturel typiquement américain du Nord) mêlé aux mythes du New Age, s’étendait sur quantité de sectes à prétention plus ou moins thérapeutique alors en plein foisonnement dans le Growth Movement, déployant à l’occasion une spiritualité de bazar. Ce marquage demeure, permettant encore de nos jours de discréditer par confusion abusive des démarches psychothérapiques strictement laïques. Certaines langues ne distinguent pas le bleu du vert. C’est pourtant bien utile à certains moments, pour ne pas franchir inopinément la ligne jaune.
Parmi les formes que tout cela peut prendre, ne pas oublier la dérivation du règne du bonheur pour tous. Le système de la "tyrannie du bonheur", produit de la fameuse pensée positive marchande de bonheur individuel, portatif et obligatoire, fondée sur la croyance (précisément, toujours elle) qu’en matière de bonheur il s’agit uniquement d’une question de choix personnel — ce qui tourne le dos à Aristote, qui corrèle bonheur et valeurs ("vertu"), ce système est prêt à envahir l’entreprise pour lutter contre le stress par le lotus (et bouche cousue). Au moment où se profile la catastrophe écologique majeure dite des 2%, largement en voie de dépassement, tout à fait capable de ruiner l’existence même de l’humanité dont le pullulement industriel et agroalimentaire, il faudrait dire agro-chimique, massacre la vie à grande échelle, ce coup de marketing mériterait son Ionesco.
C’est bien le moment de méditer ! oui : sur ce qui reste à faire (en appliquant sa vertu) sans délai pour pas crever. nous, l’humanité, entraînant dans notre ruine d’innombrables magnifiques espèces qui ne jouiront même pas de se voir débarrassées de nous. Le contraire de la méditation-détachement qu’on nous propose, en nous berçant avec de doux refrains bouddhistes. À "l’heure du tigre", des balcons qui s’effondrent et des incendies invincibles, n’oublions pas de nous engager en Résistance. Sans délai. Ce pourrait être ça, la clé du bonheur. Asseyez-vous de bonne assise, respirez, et laissez, après nettoyage méditatif, votre pensée se focaliser sur Monsanto mon destin, un koan comme un autre.
Si vous êtes intéressé/e, écrivez-nous. Nous trouverons bien un psy qui s’occupe de pleine conscience relationnelle pour conduire les opérations.
[1] Christophe André.
[2] Et par ailleurs quelle bonne affaire et bonne opération pour les diffuseurs de cette technique miracle (on a bien dit technique et non méthode, encore moins psychothérapie), la Pleine conscience, qui va vous rendre tellement meilleurs, vous désangoisser de presque tout, et vous connecter en direct avec le cosmos. Cela fonctionne comme un régime. Un neuro régime pour le cerveau en quelque sorte. La psychiatrie déshumanisée aurait-elle trouvé son bon contrepoids ?
[3] https://fr.wikipedia.org/wiki/Jon_Kabat-Zinn, au 2 novembre 2018.
[4] Dont les prêtres s’appellent lamas, comme le Dalaï c’est tout simple.
[5] André Comte-Sponville, L’esprit de l’athéisme. Introduction à une spiritualité sans Dieu, Paris, A. Michel, 2006, 222 p.-
[6] Eva Illouz et Edgar Cabanas, Happycratie. Comment l’industrie du bonheur a pris le contrôle de nos vies, Premier Parallèle.