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8 septembre 2011

Roudinesco – Lacan Élisabeth Roudinesco propos recueillis par Xavier Lacavalerie

Un trentenaire post mortem qui se porte bien. Lacan revient dans l’actualité. À l’occasion de la sortie de son Lacan, envers et contre tout, Élisabeth Roudinesco accorde un entretien à Télérama que nous faisons un plaisir de livrer ici-même à votre lecture.

Bientôt notre commentaire.

PHG


Élisabeth Roudinesco propos recueillis par Xavier Lacavalerie

Entretien avec Xavier Lacavalerie pour Télérama du 10 au 16 septembre 2011 à propos de Lacan envers et contre tout, Seuil.

Ne craignez vous pas que le titre même de votre ouvrage, Lacan, envers et contre tout marque, d’entrée de jeu, une adhésion aveugle à celui que vous appelez, par ailleurs, « un maître paradoxal »- ainsi qu’à sa pensée ?

Inconditionnel, certainement pas ! Il s’agit plutôt d’opérer un bilan actualisé : de revenir sur la vie d’un homme, sur son oeuvre, sur ce qu’il en reste aujourd’hui, et de voir en quoi elle continue de questionner notre époque. J’ai voulu parler plus personnellement de Jacques Lacan, à l’intention du lecteur d’aujourd’hui, d’un AUTRE Lacan, confronté à sa grandeur, à ses excès, à sa passion du réel, à sa profonde humanité et à sa déchéance physique et intellectuelle à partir de 1979. Alors, lisez plutôt le titre de mon ouvrage comme un hommage critique, sans adulation : une fidélité infidèle, en dépit de tout. J’aime bien cette expression. Elle nous permet de comprendre notre souffrance et de nous faire saisir les déterminations que l’inconscient impose à notre subjectivité…

Historienne de formation, vous avez toujours été dans vos écrits la thuriféraire de la cause analytique et la défenseur de ses grandes figures fondatrices, surtout lorsque qu’elles étaient attaquées et leurs discours falsifiés et vilipendés….

La psychanalyse a été mon environnement naturel, une sorte de respiration vécue au quotidien. Ma mère, Jenny Aubry, fut une solide clinicienne, l’une des pionnières de la psychopathologie des enfants, mais aussi une amie de Jacques Lacan. Toute petite, je faisais donc en quelque sorte partie du sérail. Ensuite, à la fin des années 1960, j’ai été membre de l’École freudienne de Paris (EFP), fondée par Lacan, une école de type socratique plutôt qu’une association classique de cliniciens installés dans leur routine. Mais je peux vous assurer qu’à l’époque mes véritables préoccupations et mes admirations intellectuelles allaient plutôt ailleurs, du côté des historiens, des littéraires ou des philosophes comme Michel Foucault, celui des Mots et les choses (1966) ; ou encore de Gilles Deleuze, dont j’ai été l’élève même si je ne partageais pas l’idée énoncée dans L’Anti-Œdipe (1972) selon laquelle l’homme moderne ne serait pas tragique mais habité par des machines désirantes plutôt que par des structures symboliques. Je cherchais ma voie dans l’écriture, dans le monde des idées, dans le récit narratif et j’étais structuraliste. L’enseignement de Michel de Certeau, grand historien des mystiques, père jésuite et profondément marqué par l’œuvre de Freud a été pour moi d’une importance considérable : il m’a orienté vers l’histoire. Louis Althusser aussi a joué un rôle central dans mon évolution : tous ces penseurs étaient fascinés par la psychanalyse mais d’une manière distante.

Qu’est ce qui à motivé ce revirement qui vous a conduit à délaisser vos préoccupations purement philosophiques pour mener cette sorte de combat ?

Ma formation et mon travail d’historienne et de critique littéraire. Ne serait ce que pour rétablir quelques vérités et chercher à comprendre et à raconter les passions qui ont toujours entouré les débats autour de la théorie psychanalytique et de ses pères fondateurs. J’aime l’histoire de la psychanalyse, cette aventure intellectuelle, ce désir de changer la vie psychique et cette attirance pour la sexualité et les rêves, avec ses personnages, ses concepts, ses paysages dans lesquels je ne me lasse jamais de faire un voyage à travers des villes : Vienne, Berlin, Budapest, New York, Buenos Aires, Londres, etc. Longtemps, j’ai fait mienne cette fameuse phrase de Marc Bloch écrite à la fin des années 1930, dans son ouvrage de référence « Apologie pour l’histoire, ou métier d’historien » : « Robespierristes, anti – robespierristes, nous vous crions grâce : par pitié, dites nous simplement quel fut Robespierre » .

Un plaidoyer pour davantage d’objectivité et de mesure, en quelque sorte ?

Oui. Pour sortir des clans partisans et des rumeurs, ce qui, entre parenthèse, est le meilleur moyen de déplaire à tout le monde, les uns vous reprochant de trahir ce à quoi ils adhèrent aveuglément, les autres vous accusant de fanatisme et de sectarisme. Combien m’ont reproché, par exemple, de ne pas avoir passé sous silence la collaboration du psychanalyste Ernest Jones avec les nazis, alors qu’il s’agissait simplement pour moi de rétablir des faits historiques et objectifs. Plus une théorie est nouvelle et moderne, plus elle est difficile à imposer, mais plus elle produit des effets de dogmatisme qu’il faut ensuite corriger et critiquer.

Quel a donc été l’apport majeur de Jacques Lacan à la psychanalyse ?

Maître en paradoxes, Lacan s’est voulu le porte parole d’une relève de la psychanalyse et il est allé rechercher ses principes dans la philosophie allemande, mais aussi dans ce que Freud lui-même appelait « La Chose » (das Ding). Cette « chose » c’est l’objet silencieux, enfoui au coeur de l’humain et qui se distingue par sa puissance mortifère : un réel qui échappe à l’explication rationnelle. Chez cet homme, qui avait des inhibitions d’écriture mais qui savait manier le langage avec génie, le mot «chose» est sujet à toutes sortes de néologismes : « a-chose » , « hache-ose » , « l’Achose » , « achosique » , etc. , dont le privatif « a » ou encore le « h » (hache !) aspiré, indique un manque, un morceau tombé et perdu et qui forme un secret impénétrable : le ressort même du fonctionnement humain. Cette « chose » là, c’est donc l’énigme de l’être, fondement même de l’humanisme freudien si particulier, désigné comme proprement « inhumain ». Car comment poser l’homme comme valeur, alors qu’il est soumis à une telle aspiration destructrice, à cette pulsion de mort dont parlait Freud, et dont les horreurs commises à Auschwitz sont l’exemple le plus manifeste ? Lacan est l’un des penseurs importants du génocide des Juifs. Par ailleurs, il donne une valeur mythique à ce vieux mot – apocryphe, d’ailleurs – que Freud aurait dit à son ami Jung en 1909, en vue du port de New York : « ils ne savent pas que nous leur apportons la peste ! » : la psychanalyse est comparable à une épidémie, elle est susceptible de renverser les pouvoirs de la norme établie : elle est libératrice. Mais elle peut aussi devenir le pire quand elle est sauvagement utilisée par des psychanalystes pour « interpréter » le comportement des célébrités et plus particulièrement des hommes et femmes politiques. Ainsi, à propos de l’affaire DSK, un psychanalyste, a expliqué que les femmes de « cavaleurs » (mot horrible) jouissaient d’être trompées par leurs maris. Et il a nommé Anne Sinclair.

N’est ce pas là la caractéristique de que l’on pourrait appeler « l’exception française en psychanalyse» , quand d’autres pays ne veulent y voir qu’un ensemble de recettes pour guérir les bobos de l’âme et remettre d’aplomb le corps souffrant sur le chemin de la production économique ?

La France est le seul pays où, à travers l’enseignement de Lacan, mais aussi l’éclosion d’une certaine littérature – pensez par exemple aux surréalistes, à l’œuvre d’Antonin Artaud ou de Georges Bataille – la doctrine de Freud a été regardée comme subversive, un peu à l’image des idées de la Révolution de 1789 qu’il fallait propager à travers l’Europe entière, pour délivrer les peuples de la tyrannie. Ailleurs, tout particulièrement aux États-Unis, on a fait trop souvent de la théorie freudienne le contraire de ce qu’elle était : une idéologie du bonheur, au service de l’adaptation à une norme sociale, comme l’ont dénoncé les meilleurs psychanalystes américains. Mais cette époque est révolue, on est passé désormais à l’anti-freudisme radical : on rejette ce que l’on a trop adulé et on reproche à la doctrine freudienne de ne pas tenir les promesses de guérison qui n’ont pas été les siennes.


L’homme Lacan continue à faire polémique…

Il a toujours fait l’objet d’interprétations extravagantes qui émanent généralement de pamphlétaires peu scrupuleux. Comme Freud qui fut accusé de tout : nazi, antisémite, incestueux, escroc, que sais je encore ? Lacan traîne derrière lui une réputation sulfureuse de pervers, de chef de secte, maltraitant les femmes, bousculant ses patients. Tout a été dit à ce sujet. Dans mon ouvrage je présente simplement l’homme tel qu’il était, avec son côté dandy et séducteur, amoureux de culture classique, transgressif dans sa manière de vivre, de concevoir la cure, de dissoudre, de façon insensée le temps des séances. Avec son humour formidable et ravageur, qui dénonçait la bêtise et rangeait de son côté les esprits libres et disponibles. J’évoque encore un personnage plus secret, le collectionneur un peu fétichiste, féru de tableaux de maîtres, de meubles anciens, de statuettes archéologiques, de livres en édition originale, de vêtements fabriqués dans les étoffes et les tissus les plus rares, de chaussures faites sur mesure. Mais c’est un aspect de son personnage. Tout cela s’est accompagné, durant les dernières années de sa vie, d’une véritable « pulsion néologique » , qui se mêlait, dans son discours, à sa manie de la collection : il passait son temps à inventer des mots, à jouer avec eux, à les déformer, déployant une fureur verbale qui faisait surgir de son inconscient de violents souvenirs de familles, plus ou moins refoulés. Cette manie du néologisme, a fini par tourner à la création délirante, mais son auteur y a heureusement eu recours, aussi, pour penser l’ensemble de son système doctrinal.

Il ne faudrait donc pas que cette singularité masque ce que j’appellerais la « geste lacanienne » : cette aventure intellectuelle fondatrice dans notre modernité. Elle a sans doute provoqué la libération des paroles et des mœurs, l’essor de toutes les émancipations – chez les femmes, les minorités, les homosexuel(le)s – la transformation de la vie, de l’école, de la famille, bref toutes les espérances de l’après-68, dont il a épousé bien des paradoxes.. Un Lacan finalement partagé entre ombre et lumière.


Mais aujourd’hui ? Quelle place occupe-t-il dans le monde foisonnant des thérapies modernes ?

L’époque héroïque de la psychanalyse a pris fin. Nous assistons à l’éclosion des psychothérapies, plus courtes, moins centrées sur la parole et l’exploration de l’inconscient et donc plus adaptées à l’individualisme moderne qui est en quête de résultats immédiats et d’un certain égocentrisme. Il y a en France chaque année entre 5 et 8 millions de personnes qui vont mal et qui, de manière prolongée ou épisodique, se soignent comme ils peuvent, à grand renfort de médicaments psychotropes, de thérapies diverses, de médecines parallèles, de cures en tout genre et de mille autres médecines de soi, qui se multiplient, souvent hélas, à l’écart des sciences et de la raison. Dans ce contexte, rappeler qui fut Jacques Lacan et son apport essentiel à la psychanalyse est une entreprise salutaire. Il a donné une véritable grandeur à l’exploration de l’inconscient. Notre époque se préoccupe essentiellement de performances sexuelles, de culte de soi, d’hygiénisme, de semblant et de sécurité. Et très peu du désir ou de la connaissance vraie : de soi, de la culture ou de la politique. A ce propos, Lacan parlait de la « passion de l’ignorance », terme repris par Roland Gori et Alain Badiou. Nous vivons dans une angoisse perpétuelle qui nous conduit, de plus en plus, à ne rien vouloir savoir de ce qui nous détermine.


Il est très difficile pour les chercheurs d’accéder aux archives de Lacan, écrivez-vous. Qui les en empêche ?

Personne. Mais les ayants-droit n’ont effectué aucun dépôt des archives personnelles de Lacan : ni notes de travail, ni lettres reçues. Rien de rien. Et d’ailleurs les psychanalystes français sont peu soucieux d’histoire, au contraire des anglophones qui ont une tradition historiographique : n’oublions qu’à partir de 1933, les psychanalystes d’Europe centrale et orientale – presque tous Juifs – ont pris la route de l’exil vers l’Angleterre ou les Etats-Unis et ils ont eu ensuite le souci de transmettre leurs archives et leur mémoire passée détruite par le nazisme. Rien de tel en France. Ce qui fait que, depuis trente ans, je suis devenue dépositaire d’un énorme corpus d’archives et de témoignages que j’ai utilisés dans mes ouvrages : pas seulement les lettres de Lacan (ou les documents divers le concernant) mais aussi les lettres, archives et notes des acteurs du mouvement. A quoi s’ajoutent les archives des sociétés psychanalytiques. Un jour je déposerai tout ça à la BNF.


Propos recueillis par Xavier Lacavalerie

(1) Un nouveau volume du Séminaire : Livre XIX (1971-72) … ou pire, établi Jacques Alain Miller, 253p. 23 euros. Et Je parle aux murs, trois conférences prononcées à la Chapelle de l’Hôpital Sainte Anne, à la même date, 113p, 12 euros, Seuil.

– Élisabeth Roudinesco. Lacan, envers et contre tout. Seuil, 175 p. pages, 15 euros.