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30 janvier 2008

Sandrine Bonnaire témoigne Éric Favereau — précédé de « Sandrine Bonnaire sans haine dit la souffrance » par Philippe Grauer

Éric Favereau — précédé de « Sandrine Bonnaire sans haine dit la souffrance » par Philippe Grauer

ÉRIC FAVEREAU

QUOTIDIEN : mardi 29 janvier 2008


Sandrine Bonnaire sans haine dit la souffrance

Par Philippe Grauer

On comprend tout de suite. On comprend qu’il s’agit de la capitale de la douleur et que notre psychiatrie se trouve en difficulté face à des personnes aux prises avec une horreur que personne ne sait véritablement soigner, ce qui n’est pas une raison pour pousser les malades dans la maltraitance ordinaire. On comprend tout de suite que la profession de psychiatre a besoin d’être soutenue et non démantelée, a besoin de recourir aussi et souvent, chaque jour, surtout au soin par la parole, au partage inspiré par la psychanalyse et la psychothérapie relationnelle, heureusement toujours vivaces.

On comprend tout l’intérêt de la psychothérapie institutionnelle : « … un traitement sans concession est très vite choisi. Manifestement destiné davantage à la tranquillité du service qu’au bien-être de Sabine ». La messe est dite. Avec des super psychotropes et des menottes à aimants dernier cri, c’est le moment de le dire, et trois infirmiers en tout et pour tout, en cinq mois d’emprisonnement vous finissez par apprendre à vous tenir tranquille, sachant que les fous ne sont pas nécessairement idiots. Votre famille débarque avec un gâteau d’anniversaire, si ça n’est pas jour de visite les flics maison la dégagent. Tout de même un peu d’ordre, la malade est réputée habiter l’hôpital, être de l’hôpital et non de chez elle, l’institution ne supporte pas la fantaisie des familles, où irait-on, qui commande ici ? Sandrine Bonnaire sans haine dit la souffrance. C’est mieux comme ça, le public comprendra de lui-même.

Il comprendra aussi que chacun des côtés du Carré psy est attelé à une tâche spécifique, et a affaire à une population particulière. Qu’il ne convient pas de tout confondre et d’interroger l’identité du psychothérapeute relationnel confondue avec celle du médecin généraliste — hélas faisant de plus en plus fonction de psychiatre de campagne, de banlieue devrait-on plutôt dire, avec celle du psychiatre hospitalier au dur métier. Ou avec celle du psychologue cognitiviste.

On se met à en comprendre des choses, à se souvenir d’un Tony Laîné et de tout le travail d’amour 24 heures sur 24 nécessaire pour des cas comme celui évoqué. Amour — je parle d’un concept et non d’une vague dégoulinade, à un patient qui lui disait ne pas savoir de quoi lui parler, Lacan répondit, mais d’amour voyons ! Il paraît que quand on aime on ne compte pas, précisément nos gestionnaires n’ont pas prévu de budgétiser l’amour nécessaire, en heures de disponibilité personnelle et institutionnelle, en heures relationnelles, en heures d’âme.

Moyennant quoi chaque jour on réinvente l’épouvante, celle d’une institution aussi folle que ses fous avec ses docs et ses médocs qui n’ont plus le loisir de s’occuper comme il faudrait de refonder la relation, raisons qui ignorent le cœur, une institution trop souvent devenue refuge de désolation. Au terrible sens ancien de ce terme un asile.

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Sandrine Bonnaire témoigne

{{par Éric Favereau

Sandrine Bonnaire n’est pas en colère. Ou alors, elle le cache par délicatesse. De retour d’une visite aux deux hôpitaux psychiatriques où sa sœur, Sabine, a été internée pendant près de quatre ans, Sandrine semble se parler à elle-même : « Sabine a été endormie, enfermée, droguée, et tout cela a servi à quoi ? Pendant ces années-là, on ne comprenait pas. On nous disait que c’était nécessaire, qu’il fallait l’interner. Et nous, avec mes sœurs, on voyait Sabine décliner, décliner »…

Aujourd’hui, ce n’est pas un combat, plutôt une évidence à imposer. « À l’époque, on n’y arrivait plus avec Sabine. Il y avait eu la mort de mon frère. On se disait que l’hôpital allait pouvoir mieux faire que nous. Je n’ai rien contre les hôpitaux. Mais quand on voit comment Sabine en est ressortie…» Un désastre en effet. Le 29 décembre 2000, Sabine, sœur cadette de Sandrine, quitte l’hôpital psychiatrique des Murets pour s’installer dans un foyer de vie près d’Angoulême. Mais qu’est devenue Sabine ? Cette jeune femme sort défaite. Elle est défigurée, alourdie de quarante kilos. Les cheveux si courts. Alors qu’en février 1997, comme le montre le magnifique documentaire Elle s’appelle Sabine (lire page 4), celle-ci, qui a alors 28 ans, est belle comme tout, aussi jolie que sa sœur célèbre, troublante, fatigante, fragile à l’évidence, violente parfois avec les claques qu’elle donne, comme ça, sans rien dire. Mais bien vivante, espiègle, inattendue, moqueuse, triste aussi. Elle joue du piano, elle pleure, elle sourit, elle se mure.

Et voilà donc qu’en sortant quatre ans plus tard de l’institution psychiatrique, ce n’est plus la même femme. Comment expliquer cet effondrement ? Y a-t-il une raison ? Est-ce la faute de l’avancée inexorable de la maladie ou celle de l’institution ? Comment éviter le constat que décrit avec force le documentaire de Sandrine Bonnaire ? Sabine était malade, elle en ressort détruite : le monde à l’envers.

«QU’EST-CE QUI FAIT QUE CE QUI TIENT NE TIENT PLUS»

Sandrine Bonnaire a été tout de suite d’accord, lorsque Libération lui a proposé de retourner dans les lieux où sa sœur avait été hospitalisée. «On ira avec mes sœurs», nous a-t-elle dit. « Mais je ne veux pas que ce soit un réquisitoire contre la psychiatrie ».

Sandrine et ses trois sœurs sont très proches de Sabine. Elles sont allées la voir, toutes les semaines. D’abord à l’hôpital Paul-Guiraud à Villejuif, puis à celui des Murets à la Queue-en-Brie. Juste avant son hospitalisation, Sabine ne va pas bien. Quelques mois auparavant, un de ses frères est mort. Elle vit avec sa mère. «Quand nous sommes allées leur rendre visite, nous étions inquiètes, raconte Corinne, la sœur aînée. Sabine frappait ma mère. Je l’ai reprise avec moi, à la maison, mais on n’y arrivait pas. Et c’est comme ça qu’on a été conduits à l’amener à Villejuif.

L’hôpital Paul-Guiraud est un monde à part, un de ces grands établissements, construits à la fin du XIXe siècle, pour «interner» les malades de Paris et de sa région. Chaque service correspond à un secteur géographique de compétence. Sabine relève alors du secteur 15, dirigée par le Dr Françoise Josselin, partie depuis à la retraite. Et c’est son successeur le Dr Jean Ferrandi qui nous reçoit, avec la Dr Francesca Biagi-Cha. Il a repris le dossier : « Votre sœur est arrivée à un moment aigu de sa vie, elle était violente, elle s’automutilait. Qu’est ce qui fait qu’à un moment les choses qui tenaient ne tiennent plus ? », s’interroge-t-il.

Les sœurs écoutent. Elles ont d’autres souvenirs, plus violents : Sabine attachée, Sabine qui se frappe la tête contre les murs. Elle restera jusqu’en avril 1998 à Villejuif. Six hospitalisations successives.

Sandrine : « On a le sentiment que sa violence n’était pas aussi forte que cela. Et que l’enfermement a exacerbé sa violence. » Le dialogue est franc, sans agressivité aucune. La Dr Biagi-Chai : « Je vous donne un exemple. Sabine, un jour, met une claque à un infirmier. Ce n’est pas plus grave que cela, on est habitués. Mais elle donne une claque sans raison, et cela nous inquiète beaucoup, car l’acte est immotivé.

– Mais pourquoi est-elle restée attachée si longtemps ?

– C’est parfois nécessaire, pour la contenir.

– Et les médicaments ? A priori, nous n’étions pas contre non plus. Mais pourquoi des doses aussi fortes ? C’était un cas si difficile que ça ?

– Quotidiennement, nous avons des patients comme votre sœur, c’est un peu notre travail habituel.

– Quand on allait voir Sabine, elle nous disait : « J’habite chez toi, hein ? » Et les médecins nous disaient de lui dire qu’elle habitait à l’hôpital. Pourquoi ? […] Et comment expliquer qu’aujourd’hui, alors qu’elle n’est plus enfermée, qu’elle vit avec d’autres malades dans une maison et qu’elle prend moins de médicaments, les choses vont mieux ?

– PEUT-ÊTRE EST-ELLE RESTÉE ICI TROP LONGTEMPS ? …

… Tout notre problème est de trouver des lieux de vie relais. On n’en avait pas alors. »

Dans le cahier de transmissions, il y a une note datée du 2 novembre 1997 : « Sabine pleure, elle va mal, rentre dans les différentes chambres. Finalement, se calme ».

Dehors, en ressortant du bâtiment, on longe un bâtiment, refait tout neuf, celui de l’UMD, c’est-à-dire l’Unité pour malades difficiles. Il y a cinq lieux en France comme celui-là. Y sont hospitalisés les malades dits « perturbateurs », mais aussi des patients considérés comme très dangereux. Sabine perturbe : elle donne, parfois, des coups. Jamais plus qu’une paire de claques. Elle sera pourtant enfermée cinq mois à l’UMD. « Une prison », lâche Sandrine, en revoyant le bâtiment : « C’est étrange, on nous dessine le portrait d’une Sabine, violente, dangereuse. On dirait qu’on a un peu installé Sabine dans un autre rôle, plus violent, plus grave.»

Direction, l’hôpital des Murets à la Queue-en-Brie. « De fait, explique Sandrine, après son hospitalisation à Villejuif, j’ai loué un appartement pour ma sœur en bas de chez moi, avec des gardes-malades toute la journée. Mais ça n’allait pas trop. Les gardes malades n’y arrivaient pas ». Et c’est ainsi que Sabine atterrit aux Murets.

Dans la voiture nous y conduisant, Sandrine, Jocelyne et Lydie sont désarçonnées, mais elles ne l’avouent qu’à moitié. Elles ne sont jamais revenues aux Murets. En retrouvant l’itinéraire, on devine paradoxalement de la chaleur qui remonte, des souvenirs qui reviennent. Et elles en rient. Lydie, en colère : « Une fois, pour l’anniversaire de Sabine. J’arrive avec un gâteau. Et on m’interdit d’entrer. On me dit : « Pas de visite de la famille ». Sabine était juste devant moi. J’ai fait mine simplement d’aller vers elle. Physiquement, deux infirmiers m’ont alors conduit à la porte. »

«ELLE DONNAIT DES CLAQUES, ELLE INJURIAIT, ELLE CRACHAIT»

Les Roseraies, où a été « internée » Sabine, sont en rénovation. Un bâtiment fermé, engrillagé, planté en bas du parc. Le chef de service et la psychiatre qui ont suivi Sabine veulent bien recevoir ses sœurs « mais seules, sans journaliste ». « On prendra des notes », répond, avec un grand sourire, Sandrine Bonnaire.

Deux heures plus tard, elles ressortent. Le Dr Daniel Brehier, chef de service, s’est montré ouvert. Il a pris son temps. « Vraiment, voyez, je ne vois pas ce qu’on aurait pu faire de mieux. Sabine avait besoin d’être hospitalisée, voire enfermée. C’était thérapeutique », leur a-t-il dit, et même répété. « Quand votre sœur est arrivée, ce qui m’a frappé, c’était quand même sa violence, autant une violence à son égard que par rapport aux autres. » Mais quelle violence ? «Elle donnait des claques, elle injuriait et elle crachait au visage. On ne peut pas tolérer ça, surtout quand il y a, à côté, des personnes qui sont, eux aussi, très mal.» Puis insistant : « Votre sœur était malade. C’est une maladie extrêmement grave… Une psychose infantile avec des troubles du comportement, c’est très difficile, on est extrêmement démuni. »

En tout cas, aux Murets, un traitement sans concession est très vite choisi. Manifestement destiné davantage à la tranquillité du service qu’au bien-être de Sabine. Le Dr Brehier s’explique : « Le problème avec Sabine, c’est que les neuroleptiques ne marchaient pas très bien sur elle. » D’où l’idée d’une «fenêtre thérapeutique» : l’équipe médicale arrête tous les médicaments afin que l’organisme se reconstruise. « Mais il y avait un risque en terme de comportement. » Et c’est ainsi que « pour permettre cette fenêtre thérapeutiqu e», Sabine se retrouve pendant cinq mois à l’UMD de Villejuif. Un lieu carcéral, enfermée vingt-quatre heures sur vingt-quatre, avec aucune possibilité de sortie.

Sandrine demande simplement au psychiatre si, à son retour aux Murets, ils ont pu «travailler» avec elle. Réponse : « Quand elle était plus calme, on la mettait avec les autres, mais avec la limite de nos moyens. L’hôpital psychiatrique, c’est le lieu de toutes les grosses misères. Il n’y a que deux à trois infirmiers en permanence pour 25 malades. On fait aussi ce qu’on peut avec ce qu’on a.

— Vous reconnaissez que vos traitements sont parfois liés aux manques de moyens ?

— Les médicaments, c’est quand même un progrès. Vous n’imaginez pas ce que c’était avant, quand, dans un service, un malade hurlait toute la journée, jusqu’à n’avoir plus de voix…

— Sabine était quelqu’un qui exprimait ses angoisses. Elle était dans l’échange, dans le contact. D’ailleurs, elle jouait du Schubert, elle dessinait. Aux Murets, elle a perdu toute mémoire, elle ne savait même plus s’habiller. Comment vous l’expliquez ?

— Ce que j’essaye de vous dire, c’est qu’elle a eu beaucoup de décompensations. Si elle est entrée à l’hôpital, c’est pour ça. Croyez-moi, ce n’est pas l’hôpital qui l’a rendu malade…»

La Dr B., qui la suivait au quotidien aux Murets, dira la même chose. Pour autant, cette médecin ne se souvient pas de la «fenêtre thérapeutique», ni des longues périodes où Sabine est restée enfermée dans sa chambre. Elle évoque l’intérêt des chambres d’isolement, et même de contentions « plus modernes, avec des aimants qui lient directement mains et chevilles au lit ».

À l’automne 2000, c’est la sortie des Murets. Un autre combat : alors que les sœurs ont remué terre et ciel pour trouver un autre lieu, la Dr L. ne veut pas laisser partir Sabine. «Elle nous disait qu’elle devait rester hospitalisée, qu’elle ne pouvait pas aller en Charente, car le lieu n’était pas assez médicalisé», raconte Sandrine Bonnaire. Finalement le 29 décembre, Sabine a pu intégrer ce lieu de vie près d’Angoulême. En quittant les Murets, Sandrine Bonnaire veut revoir l’ancien bâtiment. « C’est sa chambre », dit-elle en montrant une fenêtre.

«PAS DE COLÈRE, DE LA TRISTESSE»

Quelques jours plus tard, de retour à Villejuif : « Je viens de discuter avec le Dr B, à qui j’ai envoyé un DVD du film. Elle m’a dit qu’elle n’avait pas l’impression d’avoir mal travaillé. Et que, si cela avait été le cas, ils se seraient trompés en groupe ».

Sandrine Bonnaire a-t-elle appris quelque chose à l’occasion de ce retour ? Certains arguments l’ont-ils troublée ou convaincue ? « Ce n’est pas de la colère que je ressens, c’est de la tristesse. Les réponses que l’on nous a données, non, elles ne nous ont rien appris. Et c’est cela qui est terrible ».