Aucun commentaire, élémentaire précaution holmésiologique, ne pas laisser de traces. Malgré tout on en trouve toujours, les intertitres sont de la rédaction.
Traversée – Le Monde des livres, 17 février 2012
Par Élisabeth Roudinesco
À la toute fin du XIXe siècle, on se passionne pour l’occulte et l’inconscient. Maître dans l’art de la déduction, le héros de Conan Doyle se voit consacrer une biographie, un essai et un roman.
Dans un magistral essai de 1979, Crisi della ragione (dont un extrait fut publié en 1980, par la revue Le Débat, sous le titre « Signes, traces, pistes. Racines d’un paradigme de l’indice« ), Carlo Ginzburg remarquait que, vers la fin du XIXe siècle, le champ des sciences humaines et de la littérature avait vu l’émergence d’un modèle de pensée qui renvoyait à l’idée que la société humaine était partagée entre quête rationnelle et attirance vers l’occulte, entre esprit logique et délire paranoïaque.
Et pour définir ce qu’il appelait le « paradigme de l’indice » – c’est-à-dire une chose trouble et dérangeante -, il associait trois noms : Giovanni Morelli (1816-1891), inventeur d’une méthode susceptible de distinguer les œuvres d’art des imitations, et donc de dépister les faussaires ; Sigmund Freud, fondateur d’une science de l’inconscient accordant à des éléments insignifiants une valeur déterminante (lapsus, actes manqués, rêves, etc.) ; et Sherlock Holmes, célèbre détective, passé maître dans l’art de résoudre une énigme par la simple observation de quelques traces : cendres, poils, fils de tissu, poussière, lambeaux de peau…
S’il est exact de dire que toute la fin du XIXe siècle fut hantée par l’irruption d’un discours narratif, fondé autant sur la soumission au positivisme que sur la fascination pour les signes de l’anormalité, il est insolite de constater qu’un personnage de fiction, Sherlock Holmes, a pu devenir à ce point réel que l’on a presque oublié le nom de son créateur : Sir Arthur Conan Doyle (1859-1930), écrivain victorien, né à Edimbourg, disciple d’Edgar Poe, médecin engagé en Afrique du Sud contre les Boers, rebelle et visionnaire, et qui épousa aussi passionnément la cause du spiritisme que celle de sa mère, à laquelle il obéissait en toutes choses.
C’est en s’inspirant de cette thématique du double obscur qu’Emmanuel Le Bret montre dans un essai biographique comment Conan Doyle fut contraint, sa vie durant, de faire exister Sherlock alors qu’il rêvait d’être l’égal de Walter Scott ou d’Alexandre Dumas. Sir Arthur accordait beaucoup plus d’importance à ses romans, à ses essais et à son théâtre – Œuvre immense que plus personne ne lit aujourd’hui – qu’à la saga du détective, son double maudit…
Né en 1854, Sherlock, célibataire endurci et violoniste mélancolique, au physique longiligne, amateur d’opium, de tabac et de combats martiaux, apparaît pour la première fois en 1887 dans Une étude en rouge, flanqué de son biographe, le docteur John Watson, avec lequel il partage un appartement situé à Londres, au 221b Baker Street. Jamais, sous la plume de Doyle, il ne prononcera la phrase qu’on lui attribuera dans un film de 1929 : « Elémentaire, mon cher Watson ».
Au fil des années, et grâce au Strand Magazine, qui lui sert de support, Sherlock raconté par Watson peaufine sa méthode à travers une longue série de feuilletons vendus à plus de trois cent mille exemplaires : Au pays des mormons, Le Signe des quatre, Les Aventures de Sherlock Holmes, etc.
Sans cesse confondu avec son héros, Conan Doyle, exaspéré, décide en 1893 de le faire mourir, à l’âge de 39 ans, au bord des chutes de Reichenbach, en Suisse, dans un combat singulier avec son pire ennemi, le professeur James Moriarty, incarnation de la mauvaise science et surnommé le « Napoléon du crime » : « Aussitôt, écrit Le Bret, la rumeur enfle (…) et quantité d’inconnus se mettent en grève (…) ou portent un brassard de crêpe noir.«
Pendant dix ans, Doyle se sent libéré de son mal intérieur : « Je ne pourrais le faire revivre, au moins pour quelques années. J’ai une telle overdose de lui – comme un pâté de foie gras dont j’aurais trop mangé – que l’évocation de son nom me donne encore la nausée.«
Et pourtant, en 1903, honteux d’avoir fait triompher le mal (Moriarty), il ressuscite son héros, d’abord dans Le Chien des Baskerville, dont il situe l’action avant la mort de Holmes, puis dans une série de nouvelles aventures. Le monde anglophone soupire d’aise et le Strand Magazine double ses abonnements. Plus jamais Sir Arthur ne fera disparaître Sherlock. Au total, il lui aura consacré quatre romans et cinquante-six nouvelles (le « canon »), le tout traduit en cent dix langues. À quoi s’ajoutent, quatre-vingts ans après sa mort, deux cents films, deux mille pastiches, des centaines de romans, plusieurs musées et une prolifération d’instituts d’holmésiologie, répartis dans le monde et voués à l’étude du « canon » et de ses variantes.
Parmi eux, la société holmésienne de Chicago, longtemps présidée par Ely M. Liebow, auteur d’un roman féministe, Sept femmes contre Edimbourg (traduit par Françoise Jaouën, Baker Street éditeur, 400 p., 21 €), qui met en scène le véritable docteur Joe Bell, l’un des modèles de Sherlock.
De son côté, s’inspirant de la thèse de Carlo Ginzburg, Dominique Meyer-Bolzinger montre que Sherlock, mi-savant, mi-sorcier, anticipe l’approche psychanalytique : en effet, sa méthode d’investigation se réfère à une clinique des signes contemporaine de Joseph Babinski (1857-1932), inventeur d’une sémiologie lésionnelle qui le conduira à isoler le fameux signe du réflexe inverse du gros orteil, permettant de déceler une lésion de la voie pyramidale. Notons au passage que ce génial neurologue, très « sherlockien », était un être double, aussi positiviste que fasciné par les phénomènes de télépathie.
Dominique Meyer-Bolzinger étudie le profil de deux successeurs de Sherlock : Hercule Poirot, qui accompagna Agatha Christie pendant cinquante-cinq ans (1920-1975), et Jules Maigret, qui fut, de 1931 à 1972, l’ombre de Simenon. L’un et l’autre, selon elle, auraient lié le « paradigme indiciel » à la psychanalyse, contribuant ainsi à une « pérennité psychique » du modèle holmésien. La thèse se trouve d’ailleurs reprise par le psychanalyste Patrick Avrane dans Sherlock Holmes & Cie. Détectives de l’inconscient (Campagne première, 200 p., 20 €), qui compare la position du psychanalyste à celle d’un détective de l’âme.
À tous les lecteurs souffrant de dépression, on recommandera le roman jubilatoire de Jean-Marcel Erre, Le Mystère Sherlock. À la manière d’un David Lodge qui aurait adopté le style de Raymond Roussel, l’auteur relate la saga de dix éminents universitaires holmésiens réunis en congrès à l’Hôtel Baker Street de Meiringen, village situé dans le canton de Berne où rôde le fantôme de Moriarty.
Chacun rivalise dans l’art de la déduction, du pastiche et de l’indice. Survient alors une avalanche. Quand les pompiers arrivent, ils trouvent dix cadavres allongés derrière la porte d’entrée. Qui les a assassinés ? Au terme d’une enquête menée tambour battant, le commissaire Lestrade croit résoudre l’énigme. Mais connaît-il la vraie vérité ?
Pour le savoir, on pourra enfin se reporter à un roman célèbre, La Solution à 7 % (Robert Laffont, 1975, disponible en poche aux éditions J’ai lu), tiré d’un prétendu manuscrit inédit de Watson et rédigé en fait par Nicholas Meyer, un freudo-holmésien convaincu. Se substituant au bon docteur, l’auteur raconte comment Sherlock, gavé de cocaïne, se rendit à Vienne, vers 1891, pour se faire soigner par Freud. Celui-ci découvrit dans l’inconscient de son patient un souvenir d’enfance qu’il préféra laisser enfoui ne sachant pas s’il s’agissait d’un fantasme ou d’un indice fiable. Toujours est-il que Moriarty, le savant démoniaque, était là dans le lit de la mère du détective.
On ne trouve à Londres aucune trace de cette visite : ni au Freud Museum, ni au Sherlock Holmes Museum. Avis aux amateurs d’énigmes.
Emmanuel Le Bret. Conan Doyle contre Sherlock Holmes. Les Éditions du Moment, 200 p., 18,50 €.- Écrivain et essayiste, Emmanuel Le Bret analyse les relations complexes entre Sir Arthur Conan Doyle, rénovateur du roman policier et adepte du spiritisme, et son héros devenu plus célèbre que lui. Sa vie durant, il eut à souffrir de son double littéraire, génial détective, au point de le faire mourir. Et être ensuite contraint de le ressusciter.
Dominique Meyer-Bolzinger.La Méthode de Sherlock Holmes. De la clinique à la critique, Campagne Première, 198 p., 20 €. – Universitaire et spécialiste du roman policier, l’auteur examine les rapports entre la méthode de Sherlock Holmes, fondée sur l’analyse des indices, et la clinique médicale de la fin du XIXe siècle, la neurologie notamment, pour montrer qu’elle anticipe l’approche psychanalytique inventée par Sigmund Freud.
J.M. Erre. Le Mystère Sherlock. Buchet-Chastel, 328 p., 20 €.- Le romancier J.M. Erre imagine un congrès réunissant dix éminents « holmésiens » au coeur d’un village suisse. Après une avalanche, ils sont transformés en cadavres, et c’est un commissaire, sorte d’Hercule Poirot moderne, qui tente de résoudre l’énigme. Non loin de là, rôde le fantôme du méchant James Moriarty, double maléfique de Sherlock Holmes, refoulé dans les profondeurs de son inconscient.