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21 février 2008

SOS SHS ! Sciences humaines et sociales en difficulté si le CNRS est mal Daniel Benamouzig, Philippe Bezes, Pierre Lascoumes, Patrick Le Lidec

Daniel Benamouzig, Philippe Bezes, Pierre Lascoumes, Patrick Le Lidec

Vider les espaces où s’élabore la recherche :
une stratégie de prédation à courte vue

– Article paru dans Le Monde du 19 février 2008

Les sciences humaines et sociales sont dans le collimateur. La clinique risque de se voir abolir par l’experbêtise scientiste, avec elle la place de la psychanalyse à l’université compromise. Les analyses produites au dernier forum des psys sous la direction de Jacques-Alain Miller recoupent parfaitement celle que Le Monde publie le 19 février et que nous mettons à votre disposition ici. On se reportera utilement en particulier aux communications d’Isabelle This, Alain Abelhauser , Roland Gori, François Ansermet, Jean-Claude Maleval, mais il faudrait les citer tous. Même combat mêmes analyses, même projet de méfait contre la recherche et pensée française. Même nécessité d’y faire face et opposition lucidement.

La psychothérapie relationnelle n’est plus guère présente à l’université ni sauf les études de Daniel Friedman (Les thérapies de l’âme) à notre connaissance au CNRS. Elle se tient intellectuellement et politiquement solidaire des psychanalystes et des chercheurs, par lien logique, épistémologique, éthique.

Nos Écoles agréées par l’AFFOP ont besoin d’une recherche saine, à laquelle soit reconnue le principe d’autonomie, une recherche libre en sciences humaines et sociales, indépendante de l’université où la camarilla cognitiviste s’apprête à liquider la clinique et l’axe scientifique la dynamique de la subjectivité, ce qui permettrait de déclarer illégitimes les voies les plus assurées de la psychothérapie relationnelle, de tenter de catapulter hors la loi l’humanisme clinique.

Le combat pour nos psychothérapies passe par la bataille intellectuelle et politique pour clarifier les stratégies et enjeux scientifiques et idéologiques d’une mondialisation managérialisée qui ignore le domaine de l’âme, de la parole et de la signifiance tel que les révèle et développe le travail psychique à base de relation qui est le nôtre, auquel ceux qui le désirent doivent pouvoir continuer de recourir en sécurité.

Philippe Grauer


L’affaire semble entendue : « Haro sur le CNRS ! », crient en choeur les réformateurs de l’enseignement supérieur et de la recherche. Et les sciences humaines et sociales (SHS) de servir de bouc émissaire. Conseiller à l’Elysée, l’éminent économiste Bernard Belloc mentionne des « données officielles » selon lesquelles « 30 % des chercheurs des SHS ne publient jamais rien dans leur vie. Même pas dans La Dépêche du Midi » (Les Échos, 28 janvier).

Sans appel, ce jugement est simplement diffamatoire pour les innombrables chercheurs qui travaillent bien plus de quarante heures par semaine, souvent le week-end, publient dans des revues à comité de lecture, s’associent à titre d’experts aux travaux d’organismes publics et privés, organisent des colloques, enseignent dans les universités et initient des entreprises de recherche collectives. Il y a plus grave : au-delà du cynisme, ce jugement traduit un mauvais diagnostic et prélude à une erreur historique.

Ces attaques contre le CNRS révèlent deux œillères : le corporatisme latent des présidents d’université et le mimétisme aveugle des décideurs. De fait, la réforme est inspirée par le très actif lobby de la Conférence des présidents d’université, le cas échéant soutenu par une élite administrative formée loin de la recherche scientifique, dans les grandes écoles (parmi eux, combien de docteurs ?). Motivés par de nouvelles exigences internationales, les présidents d’université ont besoin de plus de recherches pour se mettre au niveau de leurs concurrents. Puisant la ressource là où elle existe, ils veulent faire main basse sur le CNRS pour remonter leur score.

C’est là qu’intervient le mimétisme à courte vue des décideurs : dans leur immense majorité, les pays dont les universités figurent au classement de Shanghaï (une université chinoise de deuxième ordre), n’ont pas d’organismes de recherche indépendants. Imitons-les ! L’importation de solutions internationales en vogue est un phénomène connu en matière de décision publique : nos réformateurs « imitent » des standards internationaux, sans réflexion à long terme, sans analyse rigoureuse du système français. En outre l’imitation est sélective. On concentre les pouvoirs sur les présidents d’université en se gardant de confier aux académiques les pouvoirs qui garantissent leur indépendance à l’instar de ce qui se pratique dans les universités américaines. On ne touche pas aux grandes écoles qui dévorent les crédits sans contribution décisive à la recherche. On laisse au politique la définition des priorités de la recherche.

Conjugués, le corporatisme des présidents d’université et le mimétisme des décideurs dispensent d’un véritable diagnostic interne. Cet aveuglement détourne le regard des réalités universitaires et ignore le rôle discret mais essentiel des chercheurs du CNRS à l’université.

Rappelons quelques faits têtus, pour sortir un peu de l’idéologie. Recrutés depuis plus de quinze ans sur des critères très sélectifs et bénéficiant d’une réelle autonomie, les chercheurs du CNRS sont souvent des agents publics motivés, malgré leur faible rémunération. La comparaison avec leurs homologues de l’université est claire : les maîtres de conférences, confrontés à la massification de l’enseignement supérieur particulièrement sensible en sciences humaines et sociales, enseignent à tour de bras et peinent à se consacrer aux travaux de recherche auxquels ils aspirent après y avoir été formés.

Est-ce la faute du CNRS ? Non, les causes sont plutôt à trouver du côté de l’université française : manque de moyens, division interne du travail minée par le mandarinat, localisme des recrutements, faibles perspectives de carrière pour les jeunes maîtres de conférences privés de temps de recherche, absence d’incitations une fois le grade de professeur atteint, inexistence de l’évaluation par les pairs, etc. Dans ces conditions, reverser les chercheurs du CNRS à l’université apportera au mieux un peu de sang frais dans une institution malade.

Vider les espaces où s’élabore la recherche est une stratégie de prédation à courte vue, à mille lieues d’un développement durable de la recherche universitaire. Elle traduit une ignorance des relations concrètes entre les chercheurs et l’université. Que font au quotidien les chercheurs du CNRS associés aux universités dans des unités mixtes de recherche ? Grâce à leur autonomie et à leur spécialisation, ils développent avant tout des recherches de qualité publiées dans les meilleures revues. Mais ils assurent aussi des cours spécialisés, participent à la création de cursus innovants, répondant aux enjeux contemporains et aux marchés du travail. Ils dirigent des travaux d’étudiants, sont associés aux tâches collectives de l’université et participent aux recrutements de leurs collègues universitaires.

Enfin, ils répondent régulièrement à des critères formels d’évaluation là où les universitaires ne sont simplement pas évalués. Plutôt que de diluer la capacité de recherche du CNRS dans l’université, reconnaissons le travail que les chercheurs y accomplissent grâce à leur autonomie et encourageons-le !

Au risque d’apparaître iconoclastes dans le concert des conformismes, nous soutenons l’idée que le CNRS, dont la performance peut sans doute être accrue par des réformes d’organisation, est un puissant avantage concurrentiel dans le contexte international de la recherche en sciences humaines et sociales, domaine où la France peut se prévaloir d’un héritage prestigieux. Alors que des pays comme la Grande-Bretagne et les Pays-Bas recréent des postes de « research professors », spécifiquement dédiés à la recherche en sciences humaines et sociales, nos réformateurs veulent mettre en pièces l’une des principales institutions académiques capables de produire des recherches de niveau international dans ce domaine.

Au lieu de déshabiller Paul pour habiller Jacques, une fertilisation croisée de l’université et du CNRS offrirait des possibilités prometteuses. Les formules ne manquent pas. Des postes pluriannuels de recherche au CNRS, assortis de moyens motivants, pourraient être proposés aux enseignants universitaires pour encourager l’émulation et favoriser les meilleurs. Pour ce faire, l’autonomie et les moyens du CNRS en sciences humaines et sociales doivent être préservés et renouvelés pour constituer un gisement irriguant l’université. Au lieu de cette politique de fertilisation croisée, nos réformateurs pensent bâtir l’université en détruisant les fondements de la recherche. L’erreur pourrait se payer cher. Que les sciences humaines et sociales soient une cible privilégiée ne surprend guère : elles ont toujours été, parmi les sciences, celles dont l’autonomie, le pluralisme critique et l’ouverture démocratique déplaisent le plus aux pouvoirs.


Daniel Benamouzig, Philippe Bezes, Pierre Lascoumes, Patrick Le Lidec sont chercheurs au CNRS, département sciences humaines et sociales.