par Philippe Grauer
J’en ai tant vu qui s’en allèrent
Ils ne demandaient que du feu
Ils se contentaient de si peu
Ils avaient si peu de colère
J’entends leurs pas j’entends leurs voix
Qui disent des choses banales
Comme on en lit sur le journal
Comme on en dit le soir chez soi
(…) C’est un rêve modeste et fou
Il aurait mieux valu le taire
Vous me mettrez avec en terre
Comme une étoile au fond d’un trou
Et si l’étoile on la sortait
De l’oubli d’où elle rayonne
Et si l’étoile on la portait
Sur la page où tu la crayonnes
Écris vite et si jamais
La fraternité l’emportait
Tout le monde dans notre milieu connaît Roland Gori et l’Appel des appels. Le premier est un grand professeur qui a éminemment contribué à faire de la psychopathologie le cheval de Troie de la psychanalyse à l’université, depuis une quinzaine d’années, en fondant parallèlement le SIUERPP, cette société de chers professeurs luttant pour le maintient de la psychanalyse dans le cadre universitaire en psychologie clinique (mouvement en reflux généralisé à l’université française à l’heure actuelle). Le second est un mouvement, devenu une association 1901, luttant spécifiquement contre la mise à la casse des métiers, revenait à s’en prendre à l’évaluationnisme, partout en expansion. Cette pratique consiste à évaluer de façon comptable et gestionnaire (cf. Gaulejac, La société malade de la gestion) des activités de rencontre et de contact humain, de relation intensive, irréductibles à ce genre d’opération. Et qui tend à prendre le pas, en institution, sur l’activité elle-même qu’elle enserre à la manière d’une liane tueuse.
Cette pratique neutralise tout, glyphosate psychique au bénéfice du principe libéral d’une conception bureaucratique gestionnaire administrative de service public défiguré en agence de prestations. Dans un climat d’indifférence désaffectée, que masque par à-coups un discours ennarquiste en trompe l’œil. Cette mise à la casse des métiers auquel aboutit ce processus de gestionarisation, nous connaissons, continuant de surveiller le degré de dégradation du nôtre, après les assauts de la première décennie du siècle. L’Appel des appels s’en prend plus précisément au gâchis humain qui résulte de cette évaluationnite aigüe, et de cette indifférence du "système", du dispositif gestionnaire à toute subjectivité. Il en résulte le spectacle de ces réfugiés — qu’on appelle migrants ce qui les met à distance, qui dorment confits dans leur misère sur nos trottoirs, que nos pouvoirs publics traitent mal, aux deux sens du terme. Le résultat ce sont ces réfugiés de l’intérieur, ces invisibles soudain apparus en jaune, se découvrant dans la rencontre aux ronds-points certainement pas prévus comme lieux de relation au sens fort du terme, frappant à la porte de notre cœur et de notre raison, sans que personne y comprenne vraiment grand-chose sinon que le problème persiste. Le résultat ce sont les dépossédés du droit au logement qui sont salariés (à pas trop cher) et dorment dans leur voiture, et la liste de tous ceux qu’évoque l’Appel des appels dans sa pétition. Alors que la France "redistribue" disent les gestionnaires (mais tout est là, gérer et gouverner ça pourrait bien faire deux), il résulte de la logique managériale généralisée sous le nom de modernisation qu’on dépense "un pognon de dingue" — peut-être aussi pingre que dingue si l’on y pense, pour continuer de perpétrer un état de malheur collectif sourd, en définitive plus coûteux à entretenir (!) qu’à entendre réellement, prendre en compte et réparer (mais avec leurs biais méthodologiques obligés que peuvent-ils faire ?).
Revenons un instant aux ronds-points et samedis jaunes. Certains points chauds, certains moments historiques, présentent la capacité de surgir et surprendre, précisément comme s’il s’agissait de psychothérapie collective sans thérapeute spontanée, on parle alors communément de façon métaphorique de "psychodrame"— pas toujours dépourvu de violence collective plus ou moins opportuniste. À ces moments, relativement éphémères, les protagonistes, à leur propre étonnement, se Rencontrent, dans la rue, ici aux carrefours européens, comme on le fait en psychothérapie, sorte de psychothérapie populaire (sans thérapeute) spontanée, au caractère à tous les sens du terme bouleversant, étonnant tout le monde. C’est le moment où réapparaît le vieux sens d’émotion, qu’on trouve chez Retz, au sens à la fois de mouvement populaire et d’émeute (même racine pour les deux mots, attention, on n’en est pas à révolution). Notre gouvernement a sagement pris la chose au sérieux et entamé de traiter comme il pouvait ce volcanisme psycho-politique. De la politique appliquée ensuite on peut débattre, ici n’est pas la question, s’agissant seulement de caractériser ces épisodes. Il demeure que cette protestation contre un gâchis humain de la part des personnes concernées on la retrouve en partie dans le document des "appelants". Répercussion, participation à l’épisode.
La mouvance à laquelle appartient notre psychothérapie relationnelle — la relation n’est pas confinable au cœur protégé de nos cabinets — n’est pas, par logique de méthode, insensible à cette sensibilité collective. Elle regroupe aussi bien la sensibilité au destin de l’espèce et de sa planète porteuse en route vers la sixième Extinction (mouvement XR, d’inspiration Thoreau), la sensibilité socio-économique de refus "du système", au sens de système capitaliste financier sans freins (question de citoyenneté envers l’économique), que la sensibilité d’ordre empathique à la souffrance et colère exprimée, le tout accompagné d’une inquiétude proprement politique. Ce qui fait que nous voici concernés par ce cri d’alarme. On peut penser qu’en la circonstance notre éthique de la responsabilité nous commande de dire en le signant le droit humain, de dire que l’ultralibéralisme en cours et sa méthodologie non seulement nous conduit ensemble dans le mur, mais si nous n’y prenons garde nous ruinerait déjà nous-mêmes si nous n’agissions pas concrètement contre l’inique et l’insupportable étalés en scandale humain sous nos yeux. À moins que le maintien du bon ordre ambiant ne soit assez efficace pour occulter cet autre — réduit à l’état d’encombrant, que nous préférerions oublier pour pouvoir vivre à l’abri du traumatisme qu’il instille en nous. Là, il nous faudrait relire Lévinas.
Précisément certains pensent qu’il importe de ne plus se taire et rester à ne pas agir. Bon, premier pas, premier geste, signer et faire signer. Pour que commence à cesser l’inadmissible banalisé. Ce commencement de justice s’inaugure à la première personne du singulier. Il ne s’agit que d’une pétition. Ça n’est pas grand-chose mais déjà quelque chose. Les petits ruisseaux font les grandes rivières et les temps se font attendre de la convergence des luttes. Ensemble, transformons nos je en amorce de nous, commençons par commencer, et que l’humanité en nous et alentour, comme le jour, se lève.
Nous, Conseil de l’Appel des appels, faisons notre le texte ci-après de Roland Gori et Marie-José Del Volgo publié dans Libération du 8 janvier 2019 et nous appelons à signer notre appel « Stop au gâchis humain ».
En effet que valent les politiques sociales et économiques qui, au nom de la raison budgétaire, ne tiennent absolument pas compte des maltraitances et des morts des humains abandonnés dans la rue, dans les EHPAD et jusqu’à l’hôpital produisant des catastrophes sanitaires et humaines ? La vulnérabilité des patients et des soignants, l’angoisse des familles et des professionnels, sont méprisées et rendues invisibles par une bureaucratie aussi féroce qu’inefficace. Ces violences symboliques et matérielles font le jeu des populismes et des extrémismes avec d’autant plus de facilité que la culture et l’information sont marchandisées sous l’effet des modes et du « présentisme », bradées comme spectacles éphémères et inconsistants. Cette obsolescence de l’humain est aggravée par un déclin des humanités, par un effondrement des dispositifs de formation à l’esprit critique et à la réflexion traditionnellement assurés par l’éducation, la recherche et la culture. Le lien démocratique et la pensée critique fondés sur le goût de la liberté et de la justice sont sacrifiés par des dispositifs d’intimidation sociale qui se prétendent « expertises ».
Il ne faut plus céder à la curatelle technico-financière des humains accomplie par ces pseudo évaluations qui ignorent délibérément le gâchis humain qu’elles produisent, la perte du sens de l’existence, la dévalorisation des vies, le désespoir et le malheur, au profit d’une logique de domination sociale. Aujourd’hui où, de nouveau, des printemps de colère et de désespoir émergent refusons ces pseudo évaluations, vecteur essentiel d’une politique de prolétarisation des métiers et de paupérisation des professionnels. Arrêtons ces impostures que sont les évaluations comptables et les fake news sur lesquelles elles s’appuient. Exigeons que les mesures de la valeur prennent en compte le coût humain.
« Face à l’hyper-libéralisme mondialisé et au gâchis humain qu’il produit, des violences radicales s’expriment, elles lui appartiennent. « Les hommes ressemblent plus à leur époque qu’à leurs pères » rappelait l’historien Marc Bloch. La nôtre ne fait pas exception. Qu’il s’agisse des révoltes sociales, des votes antisystème nationalistes et xénophobes, voire d’actes terroristes, la contagion affective d’individus de plus en plus isolés, désolés, joue à pleins tuyaux. L’opinion publique comme les foules numériques agissent par procuration, elles prélèvent sur les réseaux sociaux les informations qui leur manquent pour donner un sens et une cohérence à leur quotidien. Elles cherchent désespérément des moyens de sortir de l’apathie qui menace tous les régimes politiques lorsqu’ils deviennent orphelins des idéologies et des fictions qui font rêver les peuples. Le peuple n’est pas un donné sociologique, c’est un construit politique, un travail politique qui œuvre par des paroles et des actes symboliques pour sortir les humains du désert qui les guette dans les individualismes de masse. Le travail reste à faire, le peuple à se construire. Les Gilets Jaunes le cherchent désespérément, confusément, non sans se donner préalablement un Roi dont ils réclament la destitution. Cela ne suffira pas à faire un peuple, pas davantage que les spasmes et oripeaux des nazillons en carton-pâte auprès desquels les partis conservateurs de Droite comme de Gauche se déshonorent à prélever des slogans et des thèmes de campagne électorale faute d’idées politiques.
Dix ans après l’Appel des appels, nous ne pouvons plus nous contenter d’une pétition purement éthique. Nous alertions alors l’opinion publique et les responsables politiques sur les dangers sociaux et psychologiques d’une « casse » des métiers du soin, de l’enseignement, de la recherche, du travail social, de la justice, de la culture et de l’information qui, en introduisant une logique purement gestionnaire et technocratique, finissait par pervertir les actes de nos métiers. Les nouvelles formes d’évaluation qui sévissaient, et sévissent encore, singeaient les méthodes du management d’entreprise et finissaient par confondre la valeur d’un service rendu avec sa tarification monétaire. Cette normalisation technico-financière des populations a étendu les méfaits du taylorisme à l’ensemble des secteurs et des professions de la société, avec une mise au pas de nos services publics et de leurs professionnels trop longtemps récalcitrants à l’hégémonie culturelle de la marchandise et du spectacle. A la logique républicaine des missions d’intérêt général se substituait violemment un monde de compétences techniques et parcellaires prescrites par des « experts » et réalisées par des exécutants mis en concurrence permanente au nom d’une « rentabilité entrepreneuriale ». Aucun des événements qui se sont produits au cours de ces dernières années n’est venu discréditer cette analyse de l’Appel des appels qui a pris corps dans l’opinion.
Il nous faut maintenant des actes politiques, non plus un appel mais un cri : nous ne voulons plus de cette « casse » des services publics qui accroit les déserts et livre les citoyens à toutes sortes de prédateurs, marchands, sectaires ou terroristes. Les services rendus par nos postiers, nos soignants, nos policiers, nos magistrats, nos enseignants, nos chercheurs, nos journalistes… ne doivent plus être placés sous la curatelle technico-financière du profit immédiat, monétaire et à court terme. Nous disons : « Stop ».
Nous exigeons une égalité qui loin d’être un donné de la nature est l’œuvre des humains et de leurs lois. Ce désir de démocratie s’est exprimé par la colère des Gilets Jaunes autant que par une révolte sociale par procuration. Nous devons aujourd’hui prendre la parole dans l’espace public pour construire ce peuple français qui n’existe pas encore, ou à peine… La Ve République a vécu. La VIe ne saurait être décrétée par un programme électoral. Elle doit se préparer jour après jour, sur les lieux de vie, à commencer par les lieux de travail. Les nouvelles technologies bouleversent le paysage des métiers et des emplois. Le temps libéré par la technologie devrait être consacré à cette consultation démocratique qui ne saurait se réduire à une séquence de deux mois. Réhabilitons la parole et le débat contradictoire faute de quoi il n’y a pas de démocratie authentique, qu’elle soit directe ou représentative. Parler aujourd’hui au nom du peuple est une imposture. Le Peuple est à construire.
La fraternité est la seule valeur à même de « réconcilier ces sœurs ennemies que sont la liberté et l’égalité » (Bergson). La Démocratie a pour exigence première le « prendre soin », le prendre soin de soi et de l’Autre sans lequel il n’y a pas de vie qui mérite d’être vécue. C’est pour cela que nous ne devons plus laisser à la rue ces enfants, ces femmes, ces hommes, ces familles que notre République a les moyens de prendre en charge, et dont le coût sera moins prohibitif que les opulences financières, les obésités luxueuses que le laisser-faire politique du néolibéralisme a permis. A moins que le spectacle de cette misère ne soit partie prenante des méthodes d’intimidation sociale que le politique pratique depuis quarante ans. Le pays a les moyens de prendre soin de la vulnérabilité de ses citoyens.
Enfin, au moment où légitimement nous nous préoccupons de la crise écologique et de la catastrophe de l’anthropocène qui s’annonce, il convient de ne pas oublier qu’elle est la part émergée de l’iceberg. Comment l’humain pourrait-il mieux prendre soin de la planète qu’il ne se traite lui-même ? Toute révolution écologique qui ferait l’impasse sur cette interrogation conduirait à un échec. C’est une évidence. Inutile d’avoir des larmes de crocodile sur les méfaits des gaz à effet de serre lorsque dans la rue, dans les hôpitaux, dans les EHPAD et les lieux de travail nous laissons nos concitoyens « crever » de solitude et de misère pour limiter les « déficits » des services publics ou accroitre la performance de leurs employés. « Stop au gâchis humain ». Ce cri prend aujourd’hui le relais de tous les appels auxquels nous nous associons depuis plus de dix ans. » (Libération du 8 janvier 2019).