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12 mai 2008

Thérapie quotidienne et stoïciens Barbara Cassin, Olivier Delannoy

Barbara Cassin, Olivier Delannoy

En date du vendredi 9 mai 2008 dans Le Monde de la philosophie

Une thérapie quotidienne & les stoïciens


À l’une des sources de notre psychothérapie relationnelle se trouve la philosophie des stoïciens. À l’autre bout de la chaîne, Noël Salathé prône la philosophie clinique dont il fait une antenne de la gestalt-thérapie. Nous avons depuis près de 1700 ans puis les Lumières accompli du chemin et pouvons mesurer le parcours en revisitant cette part de nos origines, ne pouvant nous permettre ni de l’ignorer ni de nous y perdre en route.

Barbara Cassin lance la belle formule que quelque chose s’est substitué à l’Être. Cela remet sur terre, dans l’ordinarité, parmi les choses et les êtres : en relation. La sensibilité phénoménologique se réveille quand à l’ontologie se substitue l’événement du surgissement de la rencontre. La question de l’ataraxie, comme celle du détachement dont on nous bouddhicise les oreilles, en prend un vieux coup avec la psychanalyse. Celle du bonheur, idée neuve en Europe quelque peu taraudée depuis Auschwitz, reste au programme, à réviser de fond en comble après déconstruction.

Ainsi nos étudiants y auront pensé à deux fois avant de se jeter dans quelque nouvelle réinvention de la brouette et découverte illuminée de la technique miracle. C’est qu’il s’agira pour le psychothérapeute relationnel dans sa pratique clinique de rien moins que d’engager celui qui se lancera en sa compagnie dans la quête du sens de son existence à y regarder à son tour à deux fois concernant la question du bonheur s’il advient que son débat tombe sur elle. Et comme nous ne sommes pas philosophes mais psychothérapeutes relationnels cela risque fort de conduire à un troisième tour.

En attendant, c’est au vôtre de tour de prendre connaissance de ces deux textes introducteurs à la pensée stoïcienne. Notre pensée occidentale procède d’elle, cela nous confère la responsabilité d’aborder le verdoiement de cette forêt comme une ressource incontournable, à quoi référer notre pratique et souci de théorisation. Notre actuelle problématique du cadre et du sens, une certaine éthique de l’altruisme, doivent quelque chose de vital aux gens du Portique. Allons-y voir.

Philippe Grauer


L’arbre n’est pas vert, il verdoie !

Sénèque, Épictète et Marc-Aurèle font leur entrée dans Le Monde de la philosophie.

Entretien avec Barbara Cassin

Quelle est la place des stoïciens et de leurs textes dans votre propre itinéraire philosophique ?

Ils ne font pas partie des Grecs qui m’ont immédiatement attirée. Je n’ai eu, au départ, aucune affinité avec eux.

Je préparais l’agrégation pour la énième fois après deux boycotts « soixante-huités », dans une colère heureuse puisque cela me permettait de lire tout de, et sur, Aristote, Descartes, Spinoza, Kant, Hegel, Nietzsche, les stoïciens. Précisément, j’ai lu pour la première fois les stoïciens à travers les lunettes de Hegel, c’est-à-dire avec l’idée qu’ils sont ennuyeux, et que leur morale sert d’alibi pour s’abstenir de politique, un peu comme la religion est l’opium du peuple. Oui, ennuyeux, et ce n’est pas totalement faux quand on lit d’une traite Épictète et Marc-Aurèle, du moins en traduction, surtout quand on croit qu’on les comprend. Ils sont « libres sur le trône comme dans les chaînes », dit Hegel : pour lui, les Stoïciens sont le nom de la liberté de la conscience de soi quand elle prend conscience d’elle-même. Mais c’est une liberté abstraite, qui peut seulement surgir « dans un temps de peur et d’esclavage universels », pas une « liberté vivante ». C’est pourquoi les stoïciens, avec leurs formules et leurs exhortations, sont « édifiants » mais « ne tardent pas à engendrer l’ennui« . Pêle-mêle à travers les siècles : « Supporte et abstiens-toi ; Ton enfant est-il mort, il a été rendu » ; Ducunt volentem fata, nolentem trahunt (le destin guide qui consent, traîne qui refuse), « que philosopher c’est apprendre à mourir« , bref : même pas mal — et de toute manière vous ne me ferez ni rire ni jouir !

« Mes » premiers Grecs étaient plutôt présocratiques, avant Platon et Aristote, et non après comme les stoïciens ; c’était ceux-là mêmes contre lesquels Platon et Aristote ont construit la philosophie. Et parmi les présocratiques, pas n’importe lesquels : les sophistes surtout, ceux par excellence dont Heidegger ne parvient pas à rendre compte, parce qu’ils contraignent à penser tout autrement l’ « origine » et l’ « aurore », et montrent comment se fabrique l’Être, soi-disant toujours déjà là. C’est cette manière de construire l’Être comme effet de discours, mise en lumière non sans cruauté par la sophistique, qui m’intéresse toujours. Avec l’idée que les grands édifices philosophiques, Platon et Aristote au premier chef, ne se laissent bien appréhender qu’en comprenant contre quoi ils se sont construits.

C’est pourquoi les Grecs qui me surprennent et me plaisent sont ceux de Nietzsche, au bord de la philosophie : ils « s’entendaient à vivre : ce qui exige une manière de s’arrêter à la surface, de croire aux sons, aux paroles, à l’Olympe tout entier de l’apparence ! Ces Grecs étaient superficiels — par profondeur », écrit-il dans le Gai Savoir. Des Grecs bien païens, pour lesquels celui qui vient en face peut avec vraisemblance, comme chez Homère, être un homme ou un dieu, parce qu’il parle, parce qu’il est beau.

Or, aussi étrange que cela puisse paraître, c’est précisément avec cette phrase de Nietzsche que les stoïciens sont pour moi revenus en scène comme intéressants. Non pas immédiatement donc, mais « médiatement », via Gilles Deleuze et sa Logique du sens. Car, dans cet « essai de roman logique et psychanalytique » concocté par un Deleuze lecteur de Lewis Carroll et de Lacan, c’est aux stoïciens que le mot de Nietzsche (« superficiels — par profondeur ») s’applique particulièrement !

Cela m’a tellement surprise que je les ai relus une autre fois avec lui, en cherchant à comprendre la violence des nouvelles distributions qu’ils imposent aux choses et aux concepts : quelque chose comme  » l’autonomie de la surface « . Contre Platon, pour qui l’apparaître n’a d’intérêt que dans la mesure où il renvoie à l’idée. Contre Aristote surtout, et son analyse du langage qui informe toujours notre grammaire et notre perception quotidiennes. L’arbre est vert, Socrate est mortel, S est P : nous parlons aristotélicien, en termes de sujet-substance et de prédicat-accident reliés par le « est ». Mais, si nous parlons stoïcien, l’arbre n’est pas vert, l’arbre verdoie. Il ne s’agit pas d’Êtres, mais d’évènements ; pas de substances, mais de corps, de forces et d’effets ; pas de syllogisme avec déduction de termes, mais de sunnêmenon en « si… alors » avec enchaînement de propositions. Et comme ce n’est pas la même description, ce n’est pas non plus le même monde ; d’ailleurs, si genre suprême il y a, c’est le « quelque chose » et non plus l’Être. Ce monde-là vient, comme la sophistique, bousculer le triomphe naturel de l’ontologie coutumière, c’est-à-dire la manière courante dont on perçoit et dont on dit le monde.

Quel est le texte qui vous a le plus marquée, nourrie, et pourquoi ?

C’est une question plus difficile qu’il n’y paraît. D’abord parce que les textes qui nous restent sont divers et incommensurables : ils vont des fragments de l’Ancien Portique à Athènes, fin IVe-début IIIe siècle avant J.-C., aux oeuvres déployées en lettres, entretiens, journal de pensée, par Sénèque, le précepteur de Néron, Épictète, l’esclave, Marc-Aurèle l’empereur, dans la Rome des Ie et IIe siècles après J.-C., avec un moment intermédiaire qu’on connaît très indirectement, via notamment Cicéron. Ils posent le problème de la langue et de la traduction, six siècles de grec et un latin qui s’invente comme langue philosophique. Et, évidemment, le problème de la transmission : ce qu’on appelle  » doxographie  » (littéralement « l’écriture des opinions »), qui formate et déforme, souvent pour mieux contredire, comme chez Plutarque ou Sextus. Ces textes m’ont donc d’abord marquée comme difficiles : des produits d’histoire, qui réclament qu’on les traite en philologue autant qu’en philosophe.

Celui qui m’a le plus marquée, c’est la vie de Zénon, au livre VII de Diogène Laërce — de la doxographie dure justement. Tout y est : le rapport phantasmatique entre une vie et une doctrine ; l’idée neuve de  » système  » (la physique, la logique et la morale comme un animal, comme un oeuf, comme un champ clos) ; les violentes trouvailles dont il faut déplier la nécessité : par exemple les  » incorporels  » (asômata) que sont le temps, le lieu, le vide, et un nouveau venu, le signifié ou lekton ( » dicible/dit « ), qui se loge entre le signifiant (les sons  » Di-on « ) et le référent (l’individu Dion qui porte ce nom), tel que celui qui ne parle pas la langue ne le comprend pas. Ce texte est à la fois un puzzle et un condensé.

Selon vous, où ces auteurs trouvent-t-ils aujourd’hui leur actualité la plus intense ?

Il y a peu de temps encore, j’aurais dit sans hésitation aucune : en logique. Mais aujourd’hui, ici et maintenant, je viens, pour parler à Buenos Aires de Mai 68, de relire le discours de Sarkozy sur morale et politique (29 avril 2007) : « Nous conjurerons le pire en remettant de la morale dans la politique. Oui, de la morale. Le mot « morale » ne me fait pas peur. La morale, après Mai 68, on ne pouvait plus en parler. » C’est pourquoi je dirais : Marc-Aurèle, ce n’est pas mal. Lui au moins, empereur, usant du pouvoir comme n’en usant pas, il a une idée du rapport entre morale et politique, de son semblant, de sa difficulté, de ce que veut dire être « citoyen du monde », penser en chacun la part de raison universelle, le lien social. Mais, plus instructif encore à mes yeux : quand on le lit, on comprend pourquoi proclamer la morale en politique n’a rien de moral. « Quelle perversité, quelle fausseté de dire : J’ai décidé de jouer franc jeu avec toi ! » (Pensées, XI, 15).

Propos recueillis par Jean Birnbaum


Olivier Delannoy

Une thérapie quotidienne

Sénèque, La Vie heureuse ; La brièveté de la vie ; Lettres à Lucilius (1 à 29) ; Epictète, Manuel, Marc Aurèle, Pensées pour moi-même.

Si mes souvenirs sont justes, j’ai acheté les Pensées pour moi-même de Marc-Aurèle et le Manuel d’Épictète en flânant dans une bouquinerie d’occasion après un cours ardu de classe préparatoire. Comme beaucoup d’élèves, je faisais alors l’expérience d’un apprentissage de la philosophie passionnant mais difficile. Rentré chez moi, j’ai sorti le livre jauni de mon sac avec la précaution qu’un étudiant néophyte accorde aux plus vénérables trésors de la tradition. J’ai commencé à le feuilleter et je suis tombé sur cette pensée où l’empereur Marc-Aurèle se prépare à l’éventualité d’une journée difficile. Je venais de découvrir une philosophie pratique, qui, elle, est immédiatement accessible.

Loin d’apparaître comme une spéculation abstraite, la pensée stoïcienne se présente aux élèves comme une leçon de vie concrète qui vise le bonheur. Ils y pénètrent facilement, en particulier à partir des textes éthiques. Ils aiment particulièrement la distinction entre les choses qui dépendent de nous et celles qui nous sont étrangères car elle est souvent confirmée par leur expérience personnelle. Pour les stoïciens, seules nos représentations (opinions, pensées) sont en notre pouvoir. Les événements extérieurs (le fait que notre marmite favorite se casse, la perte d’un enfant, etc.) ne dépendent pas de nous. L’enjeu de cette distinction est thérapeutique : il s’agit d’écarter la peine en changeant — pour reprendre le mot de Descartes — ses pensées plutôt que l’ordre du monde. Cette idée d’une liberté de pensée irréductible, même sous la torture, est peut-être ce qui séduit le plus les élèves dans leur découverte du stoïcisme.

L’éthique stoïcienne n’est pas pour autant une philosophie facile à mettre en oeuvre. L’adolescent se représente souvent la liberté comme réalisation de ses désirs spontanés. Or les stoïciens nous enseignent que la sagesse ne peut être atteinte qu’au prix de la médiation d’un choix réfléchi. D’une manière plus radicale encore, les sages stoïciens affirment qu’il faut écarter les troubles liés au désir pour parvenir au bonheur véritable qu’ils nomment « ataraxie ». Une telle conception du bonheur ne va guère de soi pour les élèves. L’idée d’une possible et parfaite maîtrise du désir leur est étrangère, peut-être parce que la culture que nous leur transmettons est passée par l’épreuve de la psychanalyse et de son désir pulsionnel.

Rappelons enfin que l’éthique stoïcienne repose sur une physique matérialiste qui suscite bien des réflexions chez les élèves. L’idée d’un Univers semblable à un gigantesque animal, animé par un feu divin et universel, auquel nous serions mélangés, leur semble fantasmagorique. Le paradoxe d’un déterminisme total et d’une liberté de pensée absolue leur apparaît difficilement conciliable. Et pourtant ils acquiescent pleinement à l’idée de fraternité et de citoyenneté qui découle de tous ces présupposés physiques : car si tous les hommes sont intimement liés par la raison divine, alors nous sommes tous fils de Dieu et du Monde.

Olivier Delannoy

Professeur de philosophie au Lycée Kienz, Marcq-en-Barœul (59)


Repères

La première singularité de l’école stoïcienne est d’être née en Grèce au Ve siècle avant notre ère (avec Zénon, Cléanthe, Chrysippe) et de s’être prolongée à Rome, jusqu’au IIIe siècle de notre ère, avec notamment Épictète, Sénèque et Marc-Aurèle. École de vie autant qu’école intellectuelle, le mouvement possède donc une longue histoire qui traverse toute la pensée antique en passant du grec au latin et d’une société à une autre.

Les philosophes qui se réunissaient à Athènes au lieu dit « le Portail peint » (stoa poikilè, d’où leur surnom de stoïciens, « philosophes du Portique ») avaient développé un système complet de concepts qui embrassait la logique, la physique et la psychologie dans la perspective d’accéder à la sagesse. La plupart des oeuvres de cette première époque sont perdues. Il n’en subsiste que de rares fragments à partir desquels les spécialistes tentent de reconstituer l’ensemble.

La postérité romaine du stoïcisme, dont plusieurs textes majeurs sont conservés, met l’accent sur la conduite morale et la vertu du sage. En mettant au centre de son enseignement la distinction entre ce qui dépend entièrement de nous (notre volonté morale) et ce qui en fin de compte n’en dépend pas (richesse ou pauvreté, santé ou maladie), Épictète a forgé une version simplifiée mais forte de la doctrine. Sénèque, précepteur de Néron, et Marc-Aurèle, qui fut empereur, nous ont légué des chefs-d’oeuvre de style autant que de sagesse, où la philosophie comme manière de vivre se combine au tranchant de l’écriture.