« La philosophie avec un marteau… », Nietzsche, Crépuscule des idoles
« Je conçois le “philosophe”…comme un terrifiant explosif, qui met le monde entier en péril », Nietzsche, Ecce Homo
Michel Onfray a prétendu qu’il était tombé de sa chaise en découvrant les “turpitudes” de Freud dans les travaux des anti-psychanalystes, pour la plupart aujourd’hui militants des thérapies cognitives et comportementales (T.C.C.) et auteurs du Livre Noir de la psychanalyse. Cela l’aurait amené à une nouvelle lecture de Freud et à une conception dévastatrice de la psychanalyse. Waouh hou !… Quel Mensch !…Et quel révolutionnaire !…
En tant que simple “honnête homme”, avant même de réagir comme psychanalyste et surtout comme psychanalyste-praticien, j’ai été sidéré en lisant ou écoutant les innombrables déclarations de Michel Onfray dans les médias pendant les quelques semaines qui ont précédé la sortie de son livre Le crépuscule d’une idole : l’affabulation freudienne. Sidéré, ni indigné, ni en colère, non, simplement je n’en revenais pas. Ce n’est pas tant ce qui était dit qui provoquait ce sentiment d’“inquiétante étrangeté”, mais surtout la manière dont c’était dit, cette extrême violence du langage sous un visage placide et une apparence “faux-self” (en langage courant : “faux-cul”), et ce culot d’acier qui ne doute de rien et surtout pas de soi-même. Je ne m’attendais pas, peut-être par manque d’habitude, à entendre pareille arrogance et parole péremptoire dans la bouche d’un philosophe et encore moins d’un historien, puisqu’Onfray prétend faire là œuvre de philosophe et d’historien.
Il est vrai qu’il ne décrit en fait d’histoire que de la brocante, selon les critères même de son prétendu maître Nietzsche dans Considérations inactuelles. Existe-t-il d’ailleurs autre chose que des légendes pour Nietzsche, puisqu’il n’y aurait de faits qu’à travers des interprétations et jugements – qui par ailleurs seraient toujours symptômes de celui qui les prononce ? Si un travail relevant d’une Histoire critique peut tout de même avoir lieu dans certaines limites, ne doit-il pas cependant faire œuvre de prudence, de pondération et de justice de la part de l’historien à l’égard des hommes dont il parle ?… La pensée au marteau comme celle aux ragots sont à proscrire.
Sorti de ma sidération et après lecture de l’énorme pavé indigeste paru enfin chez Grasset, je découvre que la seule nouveauté amenée par Michel Onfray, c’est justement ce style d’expression médiatique à haut battage bien entendu. Pour le fond, tout a été mille fois déjà dit et redit, ramassis de quelques vérités vraies, de contre-vérités évidentes et de rumeurs, qui courent depuis la naissance de la psychanalyse, et avec lesquelles tout psychanalyste est depuis longtemps familiarisé et qu’il a largement intégrées, sans pourtant, loin de là, abandonner son désir d’analyste ou sa passion analytique. Moi-même, n’ai-je pas dans mon Livre Rouge de la psychanalyse (écrit bien avant le Livre Noir, même s’il est paru très peu après), n’ai-je pas fait ressortir les contradictions et les failles de Freud, tout en rendant cependant hommage à son génie inclassable et en reconnaissant ma dette en tant que psychanalyste envers ses apports incontournables ? Onfray enfonce des portes ouvertes et s’avère obsolète mais surtout souvent pervers dans ses dénonciations et ses confusions (d’où l’épithète de filousophe qu’on a pu lui attribuer pour sa mauvaise foi et ses talents de manipulateur). Il amalgame l’homme Freud et son freudisme personnel avec la pratique psychanalytique, et la pratique psychanalytique avec la théorie analytique, il refuse d’envisager pour ces dernières leurs constantes évolutions respectives et leur autonomie, et voue le tout aux gémonies.
On n’avait jamais rassemblé ainsi toutes les critiques, quelles qu’elles soient, d’où qu’elles viennent, faites à Freud depuis le début de ses travaux, en se les appropriant, en en fabriquant d’autres et en les radicalisant toutes de la plus extrême façon sans le moindre égard à une quelconque vérité, sans le moindre tri critique ni la moindre cohérence. Onfray ne se soucie pas plus du milieu analytique, ni de l’histoire de la psychanalyse qu’il ne paraît d’ailleurs pas connaître. Il semble ne poursuivre qu’un seul dessein : abattre Freud ! L’homme Freud mort étant bien plus attaqué que sa pensée et pour cause, Onfray ne semblant pas disposer des moyens nécessaires pour être à la hauteur de celle-ci toujours vivante et l’affronter réellement.
Selon un adage nietzschéen, « Freud théorise avec son corps ». Sans doute, mais doit-on juger cet incontestable et prodigieux travail de la pensée freudienne à cette seule aune ? Ce que ses nombreux patients et patientes ont pu lui dire n’entrerait-il pas aussi un petit peu dans la détermination de ses théories ? La psychanalyse n’est-elle pas d’abord une pratique de l’écoute et non l’application d’une théorie ? Pourquoi sinon, Freud aurait-il changé de théorie, comme il l’a fait constamment en fonction de sa clinique ?…
Dans la préface du “Gai Savoir”, Nietzsche avait affirmé qu’une “philosophie” est toujours le produit de l’autobiographie de son auteur. Michel Onfray applique sans nuances ce principe à la “psychobiographie” de Freud, d’autant mieux que pour lui la psychanalyse ne serait qu’une psychologie littéraire subjective ( !).
Bien avant Nietzsche, de nombreux critiques littéraires (Sainte-Beuve notamment) utilisaient déjà la même méthode au XIXème siècle pour analyser des œuvres littéraires. On en est entièrement revenu, sans doute grâce à Proust qui dans son « Contre Sainte-Beuve » montrait que la vérité d’un créateur ne réside pas dans son être social, mais aussi grâce à la psychanalyse, qui a prouvé qu’au bout du compte, aucune œuvre n’est réductible à l’histoire ou à la psychologie d’un auteur, car il reste toujours encore de l’insavoir, du non-sens, du mystère, de l’indicible, toute une vie intérieure ignorée, ce que concrétise l’hypothèse de l’inconscient dans sa surdétermination et son indétermination conjointes paradoxalement.
L’œuvre de Freud serait-elle d’ailleurs une œuvre littéraire ? Serait-elle aussi une philosophie ? N’est-ce pas là contresens grossier ou grossièrement volontaire ? Michel Foucault disait : « C’est une expérience de la déraison » et aussi « C’est une contre-science ». Ce qui rend caduque toute comparaison avec la philosophie ou la science. Déjà Freud lui-même en 1918, dans “L’homme aux loups”, parlant des rapports de la psychanalyse et des sciences biologiques et médicales, écrivait : « L’ours polaire et la baleine ne peuvent se faire la guerre, car chacun étant confiné dans son propre élément, ils ne peuvent se rencontrer ».
Freud rétif à toute construction de système, toute élaboration d’une “représentation du monde” (weltanschauung), préférant rester dans du fragmentaire, fût-il contradictoire ou se présenter comme un apparent capharnaüm, son œuvre n’est-elle pas encore une “contre-philosophie”, et de façon bien plus valable et argumentée que celle d’Onfray, qui se contente de faire une “contre-histoire de la philosophie”, en restant sur le terrain du travail antiquaire et de la polémique obsessionnelle et insignifiante, nourrie d’approximations à l’emporte-pièce, de déformations, d’inventions et de racontars ?
C’est ce qui exaspère sans doute Onfray, lui qui se voudrait un rationaliste rationalisant versant grec (“cyrénaïque” dit-il), et qui souffre tant devant tout ce qui échappe à l’intellect raisonneur. Avec ce à quoi a affaire la psychanalyse, il faut dire qu’il est bien servi. Il veut ignorer superbement que la psychanalyse est avant tout une pratique, et pas une théorie (sinon tout-à-fait secondairement une théorie issue de la théorisation après-coup de cette pratique). Cette théorie secondaire ou plutôt ces théories, car la psychanalyse n’est ni univoque ni unitaire, ne sert qu’aux analystes entre eux ou avec d’autres penseurs, comme langue de “passe” pour leurs échanges “savants” et “abstraits” dans le “hors-séance”. Aucune théorie n’est bien évidemment susceptible de rendre vraiment compte d’un être humain singulier et vivant. Les psych-ana-lystes dignes de ce nom, ceux qui ne sont pas de simples intellectuels “psychanalyseurs” et qui s’interdisent d’être des “pratiquants” pour être et rester des praticiens, laissent impérativement toute théorie à la porte de leurs séances, comme le recommandait Freud. S’il est vrai que lui-même ne l’a pas toujours fait, ce qui explique nombre de ses échecs, cela ne met pas en cause pour autant le dispositif unique d’écoute et de disposition d’être qu’il a inventé sous la pression de ses premières patientes pour cadrer la situation analytique et qui reste toujours encore le joyau de la psychanalyse et le noyau même de son efficacité, de son innovation et de sa subversion.
Bien qu’il ait cru au début qu’en énonçant une théorie de la psychanalyse, il mettait entre les mains de tous ceux qui auraient compris ses principes la clé de leur propre inconscient et celui de leurs patients, Freud s’est très vite rendu compte qu’il n’en était rien et qu’il fallait que chaque analyste réinvente lui-même la psychanalyse dans l’expérience vécue de la rencontre de l’autre à travers une relation transférentielle-contre-transférentielle, d’abord dans son analyse personnelle approfondie et ensuite avec chacun de ses analysands dans chaque cure. Aussi, si Freud qui n’a jamais revendiqué, comme le prétend Onfray, être l’inventeur de l’inconscient, ni l’inventeur du transfert, c’est plus complexe que cela, s’il est par contre l’inventeur et le fondateur de la psychanalyse comme pratique d’écoute particulière, il n’empêche que la psychanalyse est l’œuvre continuée et évolutive de tous les psychanalystes-praticiens. On ne saurait plus la ramener au seul Freud, comme le fait Michel Onfray, qui feint d’ignorer en outre que la critique à l’égard du père de la psychanalyse s’est toujours très bien portée chez les psychanalystes, comme d’ailleurs la critique des uns envers les autres ! Freud lui-même n’a pas arrêté de se critiquer et de se remettre en question jusqu’à la fin de ses jours. Sans doute s’il avait vécu plus longtemps aurait-il créé une troisième topique et modifié nombre de ses conceptions[1] ! Que certains psychanalyseurs ou groupes de psychanalyseurs soient des idolâtres et des “pratiquants” d’une icône imaginaire figée qu’ils nomment Freud, reproduisant par certains côtés les défauts d’une Eglise ou d’une secte, est-ce une raison pour généraliser la chose à tous les psychanalystes et à la psychanalyse ? Onfray tombe là lui-même dans ce qu’il n’arrête pas de dénoncer au nom de Nietzsche, mais sans jamais réussir à être nietzschéen.
Il est faux aussi de prétendre que toute notre profession vive cachée et cultive les brouillards du mystère pour se protéger. Les psychanalystes ont de tout temps multiplié les échanges et les confrontations, les conférences, colloques et congrès, ils ont rempli les bibliothèques de livres exposant en détail leurs pratiques théorico-cliniques… Le “mystère”, qu’on leur reproche ici ou là à tort, n’est pas une cachotterie, mais appartient intrinsèquement au sujet même auquel ils sont confrontés dans leur pratique.
La théorie a été conçue finalement par Freud comme une fiction opératoire, “une formation de compromis”, qui ébréche tous les savoirs, toutes les idéologies, toutes les croyances, une “mythologie” qui n’annulerait point, par le fait même de son articulation, la possibilité fondamentale de la pratique psychanalytique. En quoi Freud s’avérait en avance sur les scientifiques qui pour les plus avancés aujourd’hui nourrissent cette conception. Il en parle à propos de l’édification de son appareil psychique (dans Esquisse et dans sa Correspondance, notamment dans une lettre à Fliess du 25 mai 1895, où il écrit à propos de son travail de théorisation : « Je n’ai fait qu’imaginer-phantasieren, transposer-ubersetzen, deviner-erraten… ») et à propos des “élucubrations” du chapitre VII de “L’interprétation du rêve”.
C’est vrai qu’il oublie ensuite le plus souvent ces précautions épistémologiques et se laisse reprendre à son désir toujours vivace de science positive, mais sa métapsychologie n’est nullement le fruit d’une description, seulement un édifice imaginaire qui multiplie les hypothèses partielles pour rendre l’hypothèse principale utilisable comme outil logique d’écoute et de repérage de certains processus. L’inconscient lui-même est finalement abandonné là comme entité et n’est plus que la qualité de ces processus.
Quand plus tard, Groddeck pointe la dimension de fiction de sa théorie, Freud l’approuve aussitôt. Dans “Totem et tabou”, dans l’“Au-delà”, dans “Moïse et le monothéisme”, Freud précise bien encore qu’il s’agit de « spéculations ». Après avoir écrit dans “Malaise de la civilisation” (1929) que « la théorie psychanalytique, c’est la théorie des pulsions », il dira en 1932 dans les “Nouvelles conférences” que « la théorie des pulsions, c’est notre mythologie », et le rappelant en 1938 dans “Analyse finie et analyse infinie”, il appelle alors la métapsychologie “la Sorcière” et identifie la théorisation à la fantasmatisation… Il n’est pas possible de confondre la métapsychologie avec la psychologie, elle est justement un moyen pour les analystes de ne pas faire de psychologie dans leur pratique, sans tomber pour autant dans la pensée magique !
Comme tout talmudiste qu’il est naturellement et profondèment par ses origines, son milieu et son éducation, Freud restait dans l’écoute accroché à la pointe extrême de la question : « Quoi d’autre ?… Quoi d’autre…encore ?… Quoi d’autre… toujours et encore ?… ». La pratique psychanalytique repose sur une éthique de l’altérité, on ne saurait la transformer en idéologie de la vérité (en cela elle est profondément nietzschéenne et Onfray l’idéologue ne l’est pas du tout !). De quelle compétence ou pratique peut s’autoriser Onfray pour juger de l’efficacité du cheminement psychanalytique? Ses propos ineptes sur la soi-disant « attention flottante » comme propice à l’assoupissement des analystes montrent qu’il n’a rien compris à l’analyse fondée sur une présence entière, constante et impliquée de l’analyste conjointe à une « attention également flottante » à tout ce que dit l’analysand, sans donc sélectionner quoi que ce soit ou retenir une chose plutôt que l’autre. L’écoute devient vite là méditation, c’est-à-dire fait chuter toutes les identifications et le moi de l’analyste et le plonge dans un « sentir » d’autant plus vif et agissant que nous sommes là dans une pensée floue ou même une suspension de toute pensée. « Dans mon travail, je fais artificiellement le noir en moi pour centrer ma conscience sur l’obscur », écrivait Freud à Lou-Andréas Salomé (lettre du 25/5/1916).
Écouter le nouveau, l’inouï de l’autre, c’est mener jusqu’à ses dernières limites les conséquences du “rien savoir” et du “rien prévoir” sur l’autre, c’est reconnaître ce “jeu” comme seul possible entre insécurité et incertitude, entre non-sens et vérité fuyante… au-delà de la pensée conceptuelle, au-delà des concepts.
Écouter donne à celui qu’on écoute la force de parler, écouter sans intentionnalité donne à celui qu’on écoute le courage de “parler sans frein”, le courage de laisser en lui “l’enfant”, le “primitif” et le “fou” sortir de leur mutisme et exprimer leurs sensations, leurs émotions et leurs désirs dans leur propre langage et en se donnant tout le temps nécessaire de le faire…
Que d’analysands m’ont tenu ce discours : « Nulle part ailleurs dans le monde je ne peux trouver un lieu où je puisse parler et être écouté comme ici, même lorsque vous ne m’entendez pas… Une sécurité pareille si longuement acquise, un total abandon de soi comme cela se produit ici, je n’y crois pas du tout à l’extérieur, où abandon et paroles seraient immédiatement coupés ou récupérés ou déformés… et noyés dans le jeu et les intentions de l’autre ou ramenès à des idées générales » ?
Sans en tirer les mêmes conséquences que lui, la psychanalyse n’a pas attendu Onfray pour montrer que toute théorisation trouve racine (mais racine seulement) dans la propre problématique de son théoricien et symbolise donc en quelque sorte son propre “symptôme”, rejoignant Nietzsche qui écrit dans Crépuscule des idoles : « Des jugements, des jugements de valeur sur la vie ne peuvent en fin de compte jamais être vrais : Ils ne valent que comme des symptômes, ils ne méritent d’être pris en considération que comme des symptômes, car en soi de tels jugements ne sont que des sottises ». Des sottises ? Voilà qui est bien dur pour Michel Onfray qui n’hésite pas à user et abuser de jugements de valeur… avec grand tam-tam, sans aucun respect, ni précaution à l’égard des personnes actuellement en analyse qui pourraient être traumatisées par ses déclarations extravagantes et péremptoires, mais il est vrai aussi en prenant le risque de se retrouver ridicule et ganache aux yeux des innombrables personnes qui depuis plus de cent ans sont sortis d’un trajet psychanalytique transformés, ouverts à la vie, à la désirance, à la liberté, à la créativité, parfois même “sauvés” de la mort ou d’une existence mortifère. Croit-il suffisant de proposer à ceux-là et à leurs analystes de considérer alors la psychanalyse comme « une hallucination collective appuyée sur une série de légendes » ?… Qui hallucine là ?… Avec de pareilles contorsions, nous ne sommes plus dans le crépuscule d’une idolâtrie, mais dans le crépuscule de la pensée et le délire !…
Nous serions en droit d’appliquer à Onfray le même principe qu’il applique à Freud et dire que dans ses jugements de valeur, mais surtout dans la virulence de son ton réside son symptôme. Le petit Onfray, fils d’un ouvrier agricole et d’une femme de ménage, élevé dans un orphelinat catholique et ayant enseigné la “philo” dans les classes terminales du lycée technique privé catholique “Sainte-Ursule” de Caen, avant de se révolter contre l’institution et de tout faire péter, n’en finit plus de régler ses comptes avec son passé. Les blessures de l’enfance fabriquent souvent des guerriers sans foi ni loi. Célibataire endurci, refusant énergiquement la paternité, contre qui guerroie Onfray avec tant d’acharnement, de ressentiment, d’esprit de revanche ? Qui sont les Gardiens du Temple qu’il imagine partout ? Qui sont ces suppôts de l’élitisme dont il combat les spectres ? Toute son œuvre, avant et depuis son Traité d’athéologie, est celle de quelqu’un qui ne cherche que le scandale et avec frénésie, même au prix du mensonge, de la déformation et de l’excès, et sans aucun humour. D’autant plus qu’il ne craint pas grand’chose de ses auditoires populaires “acquis” où il n’a pas de véritables contradicteurs ou débatteurs. D’autre part, rejoignant ainsi l’air du temps, il va dans le sens de notre société occidentale médiatisée, aux motivations narcissiques, mercantiles et autodestructrices, et il est de ce fait accueilli à bras largement ouverts par tous les médias, complices irresponsables et… intéressés !
La psychanalyse fait gagner beaucoup d’argent, semble-t-il, non pas aux psychanalystes, comme le proclame Michel Onfray dans son ignorance feinte, mais aux médias et aux grands manipulateurs des médias, dont il est un des as avec ses “coups d’édition” si bien préparés, ses plans médias si soignés. Sa déclaration que « le philosophe lui ne prend pas d’argent et ne guérit pas », en est toute relativisée. Le “philosophe” Onfray sait comment se faire largement “engraisser” et je lui accorderai même contre son gré (mais était-il sincère là ?), que la philosophie peut guérir… puisque la psychanalyse guérit aussi parfois… comme le Club Méditerranée ou même un bon film.
Mais revenons à chose plus sérieuse, puisqu’on sait que la médecine elle-même depuis Hippocrate doute de pouvoir guérir, elle parle seulement de soigner.
Même si elle peut avoir des effets thérapeutiques, la psychanalyse n’appartient pas au champ de la psychothérapie, bien que Freud l’ait longtemps cru et s’y soit essayé, mais il en a très vite désespéré. Elle n’appartient pas non plus au champ de l’exercice moral du souci et de la rectification du moi, tel que l’ont cultivé les théoriciens de l’Ego-psychologie, et bien avant eux les Ecoles philosophiques de la Grèce antique et dans une moindre mesure de l’Empire romain, et à quoi semblait vouloir la rattacher Michel Foucault dans les dernières années de sa vie. Elle n’appartient pas plus au champ moderne du “développement personnel”, comme le soutenaient dans les années quarante du siècle dernier certains psychanalystes comme Maryse Choisy, qui n’auraient pas d’ailleurs été aujourd’hui jusqu’à saluer le devenir si médiatisé et falsifié des techniques actuelles du “mieux-être”.
La psychanalyse du XXIème siècle appartient plutôt au champ de “l’aventure spirituelle” (à ne surtout pas confondre avec quelque religion ou quelque mystique sectaire, il s’agit plutôt ici de transcendance laïque, d’ouverture à la vie). Le psychanalyste Donald Winnicott disait très justement : « L’absence de maladie est peut-être la santé, mais ce n’est pas la vie ». Il a même été jusqu’à écrire : « Nous sommes vraiment pauvres si nous ne sommes que sains »[2] ajoutant qu’“il est beaucoup plus difficile de s’arranger avec la santé qu’avec la maladie” (ce qui signifie bien à mon sens que la maladie est plus proche de la vie que le pur état de santé, qu’on pourrait appeler encore “normosé”), et il a eu le courage d’affirmer : « J’étais en bonne santé, mais grâce à la psychanalyse, j’ai gagné heureusement une certaine dose de folie ».
Même si Lacan a affirmé dans son Séminaire du 14 décembre 1976 qu’elle pouvait être “un biais pratique pour mieux se sentir”, la psychanalyse ne conduit pas nécessairement à la santé, à un bien-être ou à un “mieux-être”, elle reconnaît même de l’incurable due à la condition humaine, un mal-être, une négativité, non de circonstance mais de structure. Par contre, correctement menée, elle pousse à découvrir ou inventer de nouveaux possibles et peut conduire à un “plus-de-vie”, un “plus-être” : être plus proche de son désir, de sa “vie propre”, être dans plus de sentir, plus d’intensité, plus de liberté jaillissante… C’est en ce sens que la psychanalyse est une véritable expérience spirituelle, une épreuve d’extension. Freud, toujours en mouvement et évolution, avait commencé à le réaliser à la fin de sa vie. La psychanalyse est un voyage de découverte et de créativité dans l’in-time intimité de « l’être même du sujet », le “sujet de la vie” et sa métamorphose intérieure, loin de toute démarche scientifique ou philosophique, de tout psychologisme ou quelconque fonction psy, qui ont aujourd’hui le vent en poupe et envahissent tout.
[1] C’est ce qui permet à Jacques Derrida, qui se disait “ami de la psychanalyse” et confiant en son avenir, de pouvoir sans se contredire comme le soutient bêtement Onfray déclarer dans Eloge de la psychanalyse (in : De quoi demain…, écrit en 2001 avec Elisabeth Roudinesco, éditions Fayard/Galilée) que les concepts créés par Freud comme « des armes provisoires, des outils rhétoriques bricolés contre une philosophie de la conscience, de l’intentionalité transparente et pleinement responsable » seraient remplacés un jour. Comment Onfray dans les dernières lignes de son brûlot peut-il prendre ces paroles à l’appui de ses thèses ? Au prix de quelles contorsions et déformations, fait-il dire à Derrida le contraire de ce qui est écrit ? Comment peut-il être aussi sourd et aveugle à une pensée pourtant claire, et si radicalement opposée justement à la sienne, cette philosophie de la conscience et de la volonté ? Car n’est-ce pas ce que prône Onfray, « le simple usage d’une intelligence conduite par des raisons » (p. 574 de son brûlot) ? Un peu simplet, non ? On comprend là que la psychanalyse si complexe le dérange et lui fasse peur au point qu’il souhaite la réduire à une psychothérapie qui n’outrepasse pas le logos grec, c’est-à-dire la logique raisonnante et raisonnable.
Notons en passant qu’il définit Elisabeth Roudinesco comme « le parangon de la psychanalyse », ce qu’elle se croit être peut-être, mais à quoi aucun psychanalyste ne saurait consentir, malgré tout le respect qui peut lui être dû. Onfray a tout faux !
[2] De la pédiatrie à la psychanalyse, Payot, 1969, p. 40.