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En 33 heures d’entretiens et 14 DVD, 15 grands psychanalystes français lèvent le voile sur leur pratique, dans un face-à-face sans faux-fuyants
Il existe des métiers impossibles. Freud en comptait deux, connus depuis longtemps, « éduquer et gouverner ». Mais, lucide sur sa propre pratique, le fondateur de la psychanalyse ajoutait : « Il me semble presque (…) qu’analyser soit le troisième de ces métiers impossibles. »
« Profession psy », c’est autour de ce thème que Daniel Friedmann, auteur-réalisateur et sociologue au CNRS, a interrogé une quinzaine de grands psychanalystes français, en 1983 puis une nouvelle fois en 2008, soit une trentaine d’entretiens rassemblés aujourd’hui dans un coffret aux Éditions Montparnasse et diffusés sur grand écran au MK2 à Paris (1).
« Mes questions étaient simples et correspondaient à celles que le grand public et les psychanalystes se posaient et continuent à se poser », témoigne-t-il. Quel est le but de la psychanalyse ? Quelles sont ses indications, sa durée ? Quel doit être la formation de l’analyste ? Quel est le rôle de l’argent ? Quand une analyse se termine-t-elle ? Faut-il réglementer la psychanalyse ? « La psychanalyse s’intéresse à ce qui n’arrive pas à s’enfermer dans les réponses, dans le savoir », prévient d’emblée le psychanalyste Isi Beller dans l’un des DVD…
L’initiative de Daniel Friedmann est d’autant plus captivante que ce sujet encore entouré d’un certain mystère, d’incompréhensions, et parfois de préjugés. Les entretiens, réalisés chez les analystes eux-mêmes, s’ouvrent par le partage d’une intimité. L’œil parcourt les objets familiers, déposés avec soin ou désordre : reproductions artistiques, collection de pipes, étagères croulant sous les livres… Le regard évalue la place du fauteuil de l’analyste, plus ou moins imposante, celle du divan de l’analysant, plus ou moins capitonné… Dans cet intérieur, l’analyste, maître des lieux, se soumet pour une fois aux questions simples et directes du réalisateur. La caméra prend son temps : elle laisse vie aux silences, aux hésitations, aux précisions. Au jeu du corps, aussi : plissements des yeux, sourires complices ou gestes de retrait…
Pourquoi devient-on psychanalyste ? « Impossible de répondre en vérité, “pour de vrai” comme disent les enfants à une question comme celle-là », pose d’abord Jean- Bertrand Pontalis, avant d’accepter le dévoilement, par une série de réponses qui se complètent : « une manière d’aider les autres à surmonter leur souffrance psychique », « de satisfaire ma curiosité sur comment est fait un être humain… » « Ce qui serait plus véridique, ajoute-t-il en pointant le mal névrotique, c’est que je supporte mal ce qui entrave l’homme, cette perte d’énergie, de possibilités considérables. » Les psychanalystes ne le dissimulent pas : eux-mêmes ont bien souvent commencé leur analyse sous l’effet de la souffrance, comme tout analysant. « J’étais malade et je l’éprouvais comme une nécessité », partage avec simplicité Laurence Bataille. « J’y étais forcé par mes propres impasses », témoigne Jean Clavreul.
C’est avec pédagogie que les « psys » détaillent ce qu’est une analyse, ce que l’on peut en attendre. « C’est une sorte de lecture que l’on fait avec l’analysant pour l’aider à déchiffrer », pose Ginette Raimbault. François Roustang la décrit comme « une expérimentation de la relation », « une relation en laboratoire par laquelle on va essayer de réformer, de détordre, de rétablir et quelquefois même de revivifier un système dans lequel les relations étaient prises ». Dans ce travail, le psy est celui « qui écoute autre chose que la surface du discours », souligne Georg Garner, non pas pour plaquer une interprétation, mais pour que l’analysant découvre « où ses questions se formulent, où la question devient la sienne, complète Isi Beller. C’est alors à l’analysant de donner sa réponse », insiste-t-il.
Les analystes reviennent longuement sur l’éthique impliquée par cette pratique. Avec une certaine humilité, ils acceptent la critique, pointent les « fautes » et « les bêtises » qu’ils ne parviennent pas toujours à éviter : « parler de soi » au lieu d’écouter, « donner à l’analysant l’idée qu’il n’est pas un cas absolument particulier », « vouloir éduquer, conseiller, malgré tout », détaille Laurence Bataille. « C’est un métier difficile, non pas à cause de ce qu’on est obligé de faire, mais à cause de ce que l’on s’interdit de faire », témoigne André Green.
En 2008, vingt-cinq ans après la première série d’enregistrements, Daniel Friedmann est revenu interroger les mêmes psychanalystes. On retrouve des visages devenus presque familiers, on observe les changements : une certaine liberté a gagné chez les uns, un peu de raideur s’est installée chez d’autres… Souvent les interrogations se sont déplacées, jusqu’à modifier le rapport à l’analyse : Jean-Bertrand Pontalis s’est davantage orienté vers l’écriture, François Roustang a abandonné la psychanalyse pour la thérapie par l’hypnose.
Plane aussi sur les esprits une ombre : le déclin social d’une discipline à laquelle ils ont consacré leur vie. Essor des théories comportementalistes et cognitivistes souvent médicamenteuses, effondrement de la psychiatrie et marginalisation de la psychanalyse en son sein… « La psychanalyse est ressentie comme appartenant à un passé, à une élite, aux intellectuels », résume Élisabeth Roudinesco, faisant le constat d’une « époque de désintellectualisation » où les réponses immédiates « semblent plus importantes que ce qui annonce l’exploration de soi ».
Élodie MAUROT
(1) Être psy , 14 DVD, 70 €. Au MK2 quai de Seine à Paris, cycle « Paroles de psychanalystes », tous les samedis et dimanches aux séances de 11 heures, jusqu’au 14 février.