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5 octobre 2012

Après cinq ans de thérapie, il tue sa psy Raphaëlle Bacqué, Le Monde, précédé par « Hélas pas de risque zéro » par Philippe Grauer

hélas pas de risque zéro

par Philippe Grauer

Nous avons signalé avec émotion et retenue la disparition de notre collègue, qualifiée par la presse de psychothérapeute, dont nous apprenons qu’elle exerçait en qualité de psychologue, vraisemblablement clinicienne.

Heureusement, les temps politiques ayant tout de même changé, ce triste épisode n’a pas donné lieu à de fracassantes déclarations présidentielles suivie de propositions de loi dans le sens du tout répressif et sécuritaire.

travail en réseau

Il reste que les malades mentaux pouvant inopinément devenir dangereux le temps d’une bouffée délirante opèrent peu en cabinet et provoquent des accidents préférentiellement en institution. À quoi ajouter qu’en cabinet en ville on reçoit plus souvent des patients moins lourds, même si les lourds suivis par l’institution psychiatrique se retrouvent parfois par délégation en psychothérapie relationnelle ou d’inspiration psychanalytique (donc relationnelle !) au quotidien à des praticiens en ville, cela s’appelle le travail en réseau. Cela dit le risque zéro n’existe pas et voici que le sort a désigné tragiquement notre collègue comme victime professionnelle d’un acte peu probable, en tout cas à ce degré.

dangereux, oui, tout de même

La parade sécuritaire consiste à ne pas travailler seul. Ça ne garantit rien absolument, mais tout de même, cela fait à la fois hésiter l’auteur d’un malheureux geste potentiel, et permet d’intervenir dans l’instant en cas de tumulte inhabituel. Le patient en question prenait un produit à base d’aripiprazole, de dernière génération, mais les molécules ne sont pas toutes puissantes surtout si on les mélange avec de la drogue ou de l’alcool, et les médicaments c’est aussi fait pour qu’on oublie de les prendre. Oui, notre métier est dangereux. Comme celui de guide en haute montagne nécessitant de bien discerner ou et comment on met et dispose ses pieds, et s’encorde quand besoin est. Cela réduit les risques, mais hélas jamais à rien.

La question de la responsabilité sera établie par des psychiatres experts auprès des tribunaux, souvent très compétents, mais mourir par un fou d’une sorte d’accident du travail ou par un criminel au même motif c’est toujours mourir. Nous nous inclinons avec tristesse devant la tombe de notre malheureuse collègue.


Raphaëlle Bacqué, Le Monde, précédé par « Hélas pas de risque zéro » par Philippe Grauer

LE MONDE du 10.2012

par Raphaëlle Bacqué

Illustration

entre la responsabilité et la folie

C’est une de ces tragédies rares que la presse peine souvent à retracer. Parce que s’y mêlent la douleur humaine, le secret médical et les difficultés de la justice à trancher entre la responsabilité et la folie. Parce qu’elle raconte la confrontation ordinaire de milieux universitaires, médicaux, « psy », à la dérive mentale d’un jeune homme devenu meurtrier. Parce que ni les professeurs, ni les soignants, ni les proches, ni les familles ne veulent témoigner à visage découvert et qu’il faut se contenter d’initiales ou de simples prénoms. Cette histoire s’est passée à la fin de l’été, le 29 août, en plein Paris.

Le mercredi n’est pas le jour habituel de sa séance. Yvéric G. vient pourtant au moins deux fois par semaine s’asseoir sur ce fauteuil rouge, dans la petite pièce chaleureuse que sa psychothérapeute a aménagée dans son appartement pour accueillir ses patients. Mais ce matin-là, il a téléphoné, réclamant de venir en urgence, et elle a bien voulu le recevoir et a noté dans son agenda un rendez-vous supplémentaire, à midi.

psychologue libérale

Depuis qu’elle s’est installée en psychologue libérale, dans cette petite rue tranquille à trois pas de la place de Clichy, au nord-ouest de Paris, Agnès D. est aux premières loges des malaises de l’époque. C’est une femme douce et souriante, passionnée par la psychologie qu’elle est venue étudier jusqu’au DESS à la faculté de Nanterre, dans les années 1980, après une enfance passée dans les tumultes de l’Algérie française puis les senteurs de lavande de Forcalquier, dans les Alpes-de-Haute-Provence. Elle-même a longtemps suivi une psychothérapie analytique. Au pied de son immeuble, aucune plaque n’indique son cabinet, mais le bouche-à-oreille et les médecins généralistes qui la connaissent et l’apprécient ont drainé vers son adresse une quinzaine de patients.

détresse et consumérisme

Divorces, solitudes, frustrations professionnelles… Agnès D. s’inquiète souvent devant ses proches de ces hommes et femmes qui ne trouvent plus ni oreille amie, ni cercle familial, ni confessionnal pour épancher leurs chagrins comme leurs soucis anodins. Elle a noté ce mélange de détresse et de consumérisme qui pousse dans les cabinets de « psy » des patients réclamant, pour 40 à 50 euros la séance, une écoute bienveillante et, plus encore, des conseils d’application immédiate.

« J’ai parfois l’impression que certains d’entre eux cherchent un coach plus qu’un thérapeute les accompagnant dans une recherche sur eux-mêmes »
, a-t-elle confié à plusieurs reprises à son frère, Bruno. Une amie médecin généraliste qui lui adresse parfois des patients l’a constaté vingt fois avec elle : « C’est une évolution générale : la médecine et la psychologie sont désormais perçues comme des prestations de service. Les patients arrivent avec une liste de quatre ou cinq problèmes à régler et souhaitent sortir avec des solutions rapides, sans toujours comprendre le travail intellectuel que cela suppose. »

Yvéric G. tranche pourtant dans la cohorte habituelle. C’est un beau jeune homme blond de 28 ans, intelligent et désorienté. Sur sa page Facebook, quelques photos le montrent rieur, cheveux épais et barbe de trois jours, le regard masqué par des Ray-Ban en miroir. Il est arrivé jusqu’à la psychothérapeute quelques années plus tôt, lorsqu’il était encore étudiant en licence d’économie, sociologie et sciences politiques à Paris-Dauphine.

psychologue vacataire

C’est dans cette université prestigieuse qui sélectionne les meilleurs bacheliers et élèves de classe préparatoire, qu’Agnès D. a assuré, jusqu’à l’automne 2006, une vacation de psychologue – au sein du service de médecine préventive dont chaque université française est pourvue afin d’offrir aux jeunes gens un suivi médical gratuit, couvert par le secret. Depuis qu’elle a quitté l’université, c’est dans son cabinet qu’Yvéric G. vient la consulter. À ses quelques amis, il a confié : « Une psychothérapeute rencontrée à Dauphine m’aide à surmonter mes difficultés. »

des équations répétitives et insensées

Fils de médecins réputés, ancien élève du lycée Henri-IV, au cœur de Paris, il a d’abord paru destiné à des études brillantes avant que sa famille et ses plus proches amis ne s’inquiètent de son comportement. À Dauphine, ses camarades et ses professeurs ont vite remarqué ses absences répétées. Ce n’est pas tant son allure, cheveux longs et vêtements négligés, qui détonnent au milieu de ces étudiants d’apparence plus convenue. Mais il arrive parfois au cours de 8 heures en affirmant qu’il a dormi dehors. « Professeurs, étudiants, on ne pouvait pas ne pas voir qu’Yvéric avait manifestement trop bu et sentait l’alcool », se souvient une de ses anciennes condisciples.

Il fume aussi beaucoup, des cigarettes et souvent du cannabis. Devant ses amis, le jeune homme a évoqué un « chagrin d’amour », confiant à plusieurs reprises ses envies de suicide. Mais comment comprendre son obsession des chiffres zéro, un et deux, alignés comme s’il cherchait la clé d’un code informatique, dans des équations répétitives et insensées ?

interné à deux reprises

Yvéric G. a pris du retard dans ses études. Redoublé sa licence. Et pour finir, quitté l’université de Dauphine pour s’inscrire en psychologie à la faculté de Nanterre. Après avoir longtemps vécu à Montigny-sur-Loing (Seine-et-Marne), il s’est installé rue de Vaugirard, dans le 15e arrondissement de Paris, où il paraît s’être renfermé.

La plupart de ses camarades ignorent que le jeune homme a été hospitalisé deux mois, quelques semaines après les examens de rattrapage de la session de septembre 2008, dans une clinique psychiatrique d’Épinay-sur-Seine, période au cours de laquelle un diagnostic de schizophrénie semble avoir été posé.

à base d’aripiprazole

Ils ne savent pas non plus qu’il a de nouveau dû être pris en charge dans une unité psychiatrique hospitalière au début de l’année 2012. Ni qu’il suit un traitement neuroleptique à base d’aripiprazole, une molécule de la dernière génération, prescrite pour stabiliser les patients schizophrènes et également utilisée dans le traitement des épisodes maniaques des troubles bipolaires.

rarissimes

Agnès D. connaît pour sa part le parcours chaotique de son patient. La mère d’Yvéric a interrogé avec inquiétude la psychothérapeute. Les psychiatres qui l’ont suivi ont transmis leurs comptes rendus d’hospitalisation, soulignant un « délire mystique » et un « désir de confrontation paranoïaque », sans évaluer formellement son éventuelle dangerosité ni une quelconque menace, hormis pour lui-même. Comment pourraient-ils prévoir avec certitude un possible passage à l’acte ? Selon l’Observatoire national des violences en milieu de santé, les cas d’agression dans les cabinets en ville sont rarissimes, alors qu’un quart des manifestations de violence envers les personnels de santé ont eu lieu l’année dernière dans des services de psychiatrie hospitalière.

par la porte du cabinet

Le 29 août, personne dans le petit immeuble de la psychothérapeute ne remarque l’arrivée de l’étudiant, probablement vers midi, à l’heure où son rendez-vous a été fixé. Ce n’est que vers 14 h 30 que le fils cadet d’Agnès D. remarque en sortant de sa chambre ce jeune homme qui s’apprête à quitter l’appartement seul, alors qu’habituellement sa mère raccompagne ses patients jusqu’à l’entrée. Par la porte du cabinet entrouverte, il aperçoit un corps étendu, les mains liées, la bouche bâillonnée. Une course dans l’escalier. Le patient s’est enfui.

Le fils d’Agnès D. rattrape Yvéric G. dans la rue. Il le maîtrise, l’oblige à remonter avec lui dans l’appartement de sa mère, au premier étage, et appelle les pompiers. Suivant les instructions des secours en attendant leur arrivée, le fils tente désespérément un massage cardiaque pour ranimer sa mère. Elle ne sortira pas du coma. La psychothérapeute va mourir trois jours plus tard, à l’hôpital Saint-Louis. Son frère, Bruno, et son ex-mari, Norbert, apprendront plus tard que, le soir même de l’agression, un couple de médecins, les parents d’Yvéric G., s’est présenté pour s’enquérir de l’état de la victime avant d’être éconduit par l’hôpital.

responsabilité

Commence maintenant la bataille judiciaire pour établir l’éventuelle responsabilité du jeune homme. Les policiers qui l’ont interrogé, le soir de l’agression, ont noté que sa déposition, lors de sa première garde à vue, avait été d’une « grande précision, exprimée dans un langage clair ». Jean Reinhart, l’avocat de la famille d’Agnès D., souligne de son côté qu’Yvéric G. « a pris soin d’arracher, avant de s’enfuir, la page du carnet de rendez-vous de la psychothérapeute où son nom était inscrit ».

placement en unité psychiatrique

Mais le médecin qui l’a examiné, lors du prolongement de sa garde à vue, a préconisé son placement en unité psychiatrique à l’hôpital Sainte-Anne. Depuis, le parquet de Paris a ouvert une information judiciaire pour viol, homicide volontaire sur un professionnel de santé et séquestration, et a délivré un mandat d’amener à l’encontre d’Yvéric G. afin de s’assurer qu’il n’échappera pas à la justice si l’expertise médicale l’estime à même d’être entendu.

fermé pour cause de décès

Au funérarium du Père-Lachaise, une centaine de personnes sont venues aux obsèques d’Agnès D. Des amis, des médecins, des voisins et une demi-douzaine de patients de la psychothérapeute. Sa famille avait fait venir de la lavande de Forcalquier. Sur la porte de son cabinet, une carte indique qu’elle n’assurera plus ses consultations « pour cause de décès ».