par Philippe Grauer
Au moment où un certain Didier Pleux poursuit sa carrière de Dolto killer (novembre 2013) il n’est pas sans intérêt de jeter un regard rétrospectif sur le présent article, véritable butoir opposé à cet épisode des grandes malhonnêtes manœuvres contre la psychanalyse en tant que discipline de la dynamique de subjectivation, conduite par les révisionnistes et cognitivistes réunis.
Critiquer la psychanalyse est un exercice sain, auquel les psychanalystes devraient se livrer davantage qu’à l’exercice simplet de critiquer leurs voisins épistémologiques gratifiés d’un mépris qui les discrédite eux. Las il ne s’agit pas ici de critique, au sens éthique et scientifique du terme. Il s’agit d’envasement par la boue.
Une telle méthodologie n’honore pas ses auteurs et place son lecteur devant le devoir de critique. À vous d’évaluer ces étranges évaluateurs, et de prendre garde à leurs récidives.
Le 1er septembre paraît aux Arènes un ouvrage collectif intitulé Le livre noir de la psychanalyse. Vivre, penser et aller mieux sans Freud. Catherine Meyer en est l’éditrice responsable avec la collaboration de Mikkel Borch-Jacobsen, Jean Cottraux, Didier Pleux et Jacques Van Rillaer.
Dans cet ouvrage, les freudiens sont mis en accusation : ils ont, dit-on, envahi les médias à coups de propagande et de mensonges.
Sont brocardés avec une rare violence tous les représentants du mouvement psychanalytique depuis ses origines : Mélanie Klein, Ernest Jones, Anna Freud, Bruno Bettelheim (etc.) et, pour la France, Jacques Lacan, Françoise Dolto, leurs élèves et les principaux chefs de file de l’école française (toutes tendances confondues, IPA et lacaniens).
. Les références bibliographiques sont tronquées et l’index est un tissu d’erreurs. La France et les pays latino-américains sont traités de pays arriérés, comme si la psychanalyse y avait trouvé refuge pour des raisons obscures alors même qu’elle aurait été bannie de tous les pays civilisés. Je rappelle qu’elle est solidement implantée dans 41 pays et en voie d’expansion dans les pays de l’ancien bloc soviétique où elle avait été interdite, ainsi que dans le monde arabe et islamique. La crise de la psychanalyse, qui est réelle aujourd’hui, a des causes multiples qui ne sont jamais évoquées par les auteurs, lesquels ont abandonné tout esprit critique pour se livrer à des dénonciations extravagantes.
Freud est le plus attaqué : menteur, faussaire, plagiaire, misogyne, drogué à la cocaïne, dissimulateur, propagandiste, père incestueux, il est présenté comme une sorte de dictateur ayant trompé le monde entier avec une doctrine fausse. En somme, cette doctrine n’aurait pas d’existence (elle est une “théorie zéro”) puisque l’inconscient existait avant Freud, lequel aurait séduit une humanité crédule en se prenant pour un nouveau messie.
Freud est aussi accusé comme tous ses successeurs d’avoir laissé ses patients dans un état de délabrement atroce et d’avoir inventé de fausses guérisons. Tous les mouvements psychanalytiques sont dénoncés comme des lieux de corruption et les psychanalystes sont accusés d’avoir commis des crimes : 10.000 morts en France, parmi les toxicomanes, puisqu’ils auraient contribué à interdire des traitements de substitution. Aucune preuve de ce goulag imaginaire n’est apportée par les auteurs.
Les psychanalystes sont également accusés d’avoir infligé de véritables tortures interprétatives à des parents d’enfants autistes en ignorant la causalité organique de cette maladie.
Les responsables de ce Livre noir appellent le grand public et les médias à se méfier des traitements psychanalytiques. Le titre est d’ailleurs éloquent : l’expression “livre noir” renvoie à l’existence de complots ou de massacres occultés. L’idée de “penser sans Freud” signifie clairement que la pensée freudienne ne doit pas être enseignée puisqu’elle est une fausse science.
Dois-je rappeler qu’elle figure au programme du baccalauréat et qu’elle n’appartient nullement à la communauté psychanalytique mais à l’histoire de la culture occidentale?
Quant à la proposition “d’aller mieux sans Freud,” elle signifie que les patients sont invités à quitter leurs thérapeutes pour rejoindre ceux qui, aujourd’hui, seraient les seuls à pouvoir guérir l’humanité de ses problèmes psychiques : les thérapeutes cognitivo-comportementalistes (TCC) — 532 en France.
Cette proposition laisse entendre également que la psychanalyse serait dénuée de tout savoir clinique. Veut-on signifier par là qu’elle ne serait pas à sa place dans les départements des universités où l’on enseigne la psychopathologie ? On peut se le demander.
Les psychothérapeutes de toutes tendances sont accusés d’être les valets de la fausse science freudienne et les émules de ses représentants. Ils sont pourtant appelés à rejoindre les rangs de la véritable science (TCC) et de se détacher des freudiens obscurantistes.
Philippe Douste-Blazy (prédécesseur de Xavier Bertrand) est brocardé pour avoir retiré le rapport de l’INSERM du site du Ministère de la Santé. Il est accusé d’avoir “prémédité” son geste – on emploie d’ordinaire ce terme pour un crime ou un délit – avec la complicité de lacaniens fanatiques et intellectualisés, adeptes d’un maître qui aurait poussé au suicide toute une population de patients.
Les épreuves du livre ont circulé avant publication dans les médias et à l’INSERM. Les familles d’enfants autistes ont été appelées à saisir le Comité d’éthique, non pas contre des charlatans dont ils auraient été les victimes réelles mais contre une discipline (la psychanalyse) et contre ses traitements désignés comme nocifs. On fait donc le procès de Freud et de la psychanalyse et non pas de personnes privées présumées coupables d’abus.
Jean Cottraux est l’un des rédacteurs du rapport de l’INSERM. Il se présente volontiers, sur son site et dans la presse, sans en apporter la preuve, comme un interlocuteur privilégié du Cabinet du Ministre de la Santé. Information démentie par le Ministère.
Dans un sous-chapitre du Livre noir intitulé “Chronique d’une génération. Comment la psychanalyse a pris le pouvoir en France,” Jean Cottraux parle de lui-même. Il raconte que lorsqu’il poursuivait ses études de psychiatrie à Lyon à la fin des années 1960, il fut l’innocente victime de la contamination freudienne. Il fut, dit-il, le témoin de choses abominables dans sa bonne ville, en assistant, notamment, à trois scènes atroces : une invasion de “visiteurs,” comme il le dit.
Il vit arriver un jour à la gare de Lyon-Perrache, un monstre du nom de Jacques Lacan reçu par un étrange professeur de philosophie, un peu ridicule, nommé Gilles Deleuze. Et tenez-vous bien, les deux hommes se sont dit des sottises : “Ah mon cher maître, quel plaisir etc.” Un autre jour, il vit venir un autre visiteur aussi suspect, une dame, un peu bébête, du nom de Françoise Dolto, et il conserva de cette visite un souvenir effrayant : “elle avait poussé un peu loin le bouchon.” Le troisième visiteur qui inquiéta Jean Cottraux était un ogre, un imbécile, une brute, du nom de Bruno Bettelheim.
Après avoir été ainsi visité, Jean Cottraux passa quatre ans sur un divan. Au terme de ce calvaire, il “a jeté aux orties le froc analytique” et maintenant il est un homme heureux. Voilà donc ce qu’est pour lui l’histoire de la psychanalyse en France, sa fameuse face cachée. Elle se résume à l’autofiction d’un humble psychiatre de province (c’est ainsi qu’il se désigne) qui a été la proie de grands méchants loups et qui maintenant a découvert enfin, avec les TCC, la solution à ses problèmes.
Président de plusieurs associations privées qui délivrent des formations en TCC, Jean Cottraux s’est donc remis de ses émotions de jeunesse : il dirige un DU de TCC tout en étant le responsable d’une unité de traitement de l’anxiété dans un centre hospitalier de neurologie.
Un autre psychiatre, Patrick Légeron, a été lui aussi terrifié autrefois par la contamination freudienne en France. Et du coup, il livre une nouvelle version de “la face cachée” de son histoire. Ses praticiens, dit-il en substance, ont été dans leur ensemble si nuls et si peu compétents qu’ils sont responsables collectivement d’un formidable délit : la surconsommation de Prozac en France. Il s’agit là, on l’aura compris, d’une admirable méthodologie historique – fondée sur la notion de causalité unique et d’explication à l’emporte-pièce – digne de Monsieur Homais, et dont les historiens auraient dû se soucier. Pour sortir de cet “effet pervers,” Patrick Légeron appelle les malheureux patients, victimes des cures analytiques, à quitter leur divan, à cesser de prendre des antidépresseurs et à faire confiance aux TCC qui leur apporteront enfin une solution à leurs problèmes.
L’ouvrage est rédigé par quarante auteurs et composé de quatre parties. La tonalité générale est celle d’un réquisitoire qui vise à réduire l’individu à la somme de ses comportements et à dénoncer toute tentative d’explorer l’inconscient. Une violente diatribe contre la religion, et notamment contre le catholicisme, auquel Lacan et Dolto sont rattachés, permet aux auteurs de se situer, en France, à gauche de l’échiquier politique et de jouer la carte du progrès contre l’obscurantisme.
Après avoir été traitée de science juive et bolchevique par les nazis, de science bourgeoise par les staliniens, d’obscénité par l’Église catholique, de science boche par les Français, de science latine par les Nordiques, la psychanalyse est donc devenue une science chrétienne pour les nouveaux scientistes.
Dans les deux premières parties, “La face cachée de l’histoire freudienne” et “Pourquoi la psychanalyse a eu tant de succès,” sont rassemblés des textes et des entretiens d’historiens majoritairement anglophones et connus pour leurs positions dites “révisionnistes” : c’est ainsi qu’ils se sont eux-mêmes désignés, il y a vingt ans, en prétendant réviser les mythes fondateurs de l’imposture freudienne. On les appelle aujourd’hui aux USA les “destructeurs de Freud.” Ils sont minoritaires et ont fini, à cause de leurs excès, par être marginalisés après avoir voulu faire interdire, en 1996, la tenue de la grande exposition Freud de Washington, jugée (à juste titre d’ailleurs) trop “orthodoxe”. Mais est-il raisonnable de lutter contre l’orthodoxie d’une discipline par des mesures d’interdiction ? Certainement pas. Et c’est pourquoi, à cette époque, j’avais pris l’initiative avec Philippe Garnier d’une pétition internationale contre ce type de censure.
Ces historiens révisionnistes détournent l’œuvre d’Henri Ellenberger(1) (dont j’ai la responsabilité en France et dont les archives ont été déposées à la SIHPP) en faisant de lui un anti-freudien radical qui aurait été le premier à démasquer les impostures freudiennes. Ils s’approprient donc l’historiographie savante, celle dont je me réclame – et qui est issue à la fois d’Ellenberger, de Canguilhem et de Foucault – pour la mêler à une entreprise de dénonciation qui n’a plus rien à voir, ni avec l’étude critique, même sévère, des textes théoriques, ni avec la nécessaire mise à jour de l’histoire du mouvement psychanalytique : de ses mœurs souvent compassées, de ses crises, de ses errances, de sa propension à l’adulation des maîtres, de son dogmatisme, de son jargon et de ses véritables années noires (collaboration avec le nazisme ou les dictatures), évoquées en une ligne de manière ambigüe.
Rien de tout cela n’est abordé dans ce livre, écrit dans une langue dénonciatrice, et truffée d’une terminologie évoquant les procès en sorcellerie : mystification, imposture, possession, préméditation, assassinats, meurtres, complots, etc. Tel est le vocabulaire qui revient sans cesse sous la plume acerbe de ceux qui se présentent comme de grands spécialistes de l’histoire des sciences, de la médecine, de la psychiatrie, etc, et qui n’ont comme vision de l’histoire que l’axe du bien et du mal : le mal, c’est Freud, ses suppôts, ses curés, ses idolâtres, le bien c’est l’armée vengeresse de ses détracteurs, attachés à une médecine des pauvres et qui partent en croisade contre l’arrogance médiatique et intellectuelle des méchants psychanalystes dont ils imaginent qu’ils ont étendu leur empire sur la planète entière à coups de protocoles et de mensonges.
Je ne fais pas partie de ceux qui ont contribué à la psychologisation de notre société. Je désapprouve la manière dont les psychanalystes et les psychiatres de toutes tendances s’appuient sur la doctrine freudienne pour prononcer, dans les grands médias, des diagnostics foudroyants à l’encontre de tel ou tel homme politique, comme ce fut le cas récemment dans l’hebdomadaire Marianne (434, 13-19 août) : “Les psys analysent le cas Sarkozy”. Soucieux d’en découdre avec un ministre détesté, la patron de ce journal a fait appel aux “psys” pour qu’ils déclarent, au nom de Freud, de la psychanalyse et des classifications de la psychiatrie, que le Ministre de l’intérieur était un psychopathe dangereux incapable de gouverner la France. Que la psychanalyse puisse être invoquée, par ses praticiens même, pour servir à un tel abaissement du débat politique, a quelque chose de révoltant.
Revenons maintenant au Livre noir. En réalité, les textes rassemblés par l’éditrice dans ces deux chapitres sont des résumés de livres déjà publiés en anglais, en allemand ou en français et donc parfaitement connus des spécialistes de l’historiographie freudienne. Ils sont pourtant présentés comme révélateurs d’une vérité cachée(2) .
Dans la troisième partie, “La psychanalyse et ses impasses”, celle-ci est désignée comme une fausse science. Et c’est Van Rillaer qui se charge d’instruire le procès en reproduisant presque mot pour mot le contenu d’un ouvrage déjà publié sur le même thème. Œdipe est un mensonge, Lacan un bavard, la psychanalyse un délire ou une illusion, Élisabeth Roudinesco un auteur qui écrit en jargon et qui a oublié de dire que certains freudiens avaient été nazis et que les fondateurs des TCC étaient juifs. Freud est qualifié de truqueur de résultats, les psychanalystes français de nouveaux jdanoviens.
À noter que plus aucune allusion n’est faite au livre de Jacques Bénesteau, Mensonges freudiens, dont on connaît le destin. Deux auteurs du Livre noir (Cottraux et van Rillaer) en avaient fait l’éloge à plusieurs reprises.
Enfin, dans la quatrième partie, sont rassemblées des histoires de victimes : Tausk, suicidé par Freud, Anna Freud détruite par son père incestueux, Marilyn Monroe, suicidée par ses psychanalystes. Suivent ensuite des témoignages de mères d’autistes et de patients victimes de charlatans.
Parmi les autres victimes figurent tous les enfants de France. C’est à Didier Pleux, psychologue et directeur d’une Association de TCC, et spécialiste de la chasse à Dolto, que l’on doit cette stupéfiante révélation, occultée par les historiens officiels – je suis visée – et selon laquelle la terrible visiteuse de Lyon (Dolto) serait responsable de la crise de la famille occidentale. Elle aurait rendu tyranniques et impossibles à éduquer la totalité des enfants d’aujourd’hui. Ses héritiers – Caroline Eliacheff, Claude Halmos, Marcel Rufo, etc. – ne seraient, selon le quatrième auteur du Livre noir, que les complices médiatiques de ce grand ratage éducatif dont seules les TCC pourraient venir à bout. Notons que le nom de ma mère, Jenny Aubry, ne figure pas dans cette liste noire.
Le livre fait la une du Nouvel Observateur (en couverture), le 1er septembre 2005, avec bonnes feuilles, vignettes et extraits sur les impostures de Freud. À l’intérieur du numéro, un “débat” a été orchestré par Ursula Gauthier – responsable du dossier, favorable de longue date aux TCC – entre “celui qui croit” en la psychanalyse” (Alain de Mijolla), comme révélation divine, et “celui qui n’y croit pas” ou plutôt qui a cessé d’y croire après avoir été un fanatique lacanien “déconverti” (Van Rillaer). C’est à Ursula Gauthier qu’a été confié l’article dit de “synthèse” destiné à ouvrir enfin un grand débat en France sur les vérités cachées, etc. etc…
On oppose ainsi, dans un prétendu débat objectif (dans le genre pour ou contre la rotation de la terre), le représentant d’une religion obscurantiste à un véritable savant qui, après être descendu dans l’enfer d’une secte, en est enfin revenu pour célébrer les bienfaits de la science et d’un traitement nouveau testé et évalué et qui prétend, par exemple, guérir la phobie des araignées en dix séances en proposant à des patients de se confronter d’abord à une araignée, puis à un troupeau d’araignées : la main, le bras, le corps entier. En lisant de telles choses, on se dit qu’il faudrait suggérer au propagateur de ce fabuleux traitement de le tester sur lui-même lors d’une émission de télé-réalité, en direct et en présence d’une armée d’évaluateurs.
Le débat du pour et du contre a d’ailleurs été organisé, ici comme ailleurs, pendant le mois d’août, avec des psychanalystes qui, après avoir été interrogés selon cet axe, ont pris la défense de la psychanalyse sans avoir lu le livre. Certains n’avaient eu connaissance que de quelques articles (sur épreuves). Ainsi la revue Psychologies magazine (septembre 2005) a-t-elle déjà lancé le “débat” à la une en opposant les pour et les contre sur le thème : “La guerre des psys : pourquoi tant de haine?” ce qui laisse entendre que ce sont les “psys” qui se haïssent entre eux et non pas les auteurs d’un brûlot qui haïssent Freud et la psychanalyse. La nuance est de taille car elle permet à ceux qui sont favorables au livre de le valoriser en ayant l’air de conserver une “objectivité”.
Contrairement au Livre noir du communisme (Laffont, 1997) qui était un livre collectif réalisé par six auteurs (qui furent ensuite en désaccord), Le livre noir de la psychanalyse n’est pas un livre d’auteurs mais
comme l’indique son titre et le nom qui figure sur la couverture. Il est
qui l’a réalisé pour les éditions des Arènes. Cette éditrice n’est en rien une spécialiste de l’histoire de la psychanalyse. Pour réaliser ce livre, elle s’est entouré de trois collaborateurs (Borch-Jacobsen, Van Rillaer, Cottraux) dont les positions violemment anti-freudiennes sont parfaitement connues. Deux d’entre eux (Van Rillaert et Cottraux) n’ont aucune compétence en matière d’histoire du freudisme. Le troisième fait partie de l’école révisionniste américaine (dite des “destructeurs de Freud”).
Le but de cette opération éditoriale est d’une part de nuire à une discipline et à ses représentants – dans un contexte de crise qui fait suite, en France, au vote d’une loi sur le statut des psychothérapeutes – et, de l’autre, de faire une opération classique de commercialisation.
L’éditrice a ensuite demandé à de nombreux auteurs de donner des contributions à cet ensemble. La plupart d’entre eux – comme d’ailleurs les trois collaborateurs – ont donné des textes ou des entretiens, certes inédits, mais qui sont en général un résumé de leurs propres ouvrages ou la reprise d’articles déjà publiés et à peine remaniés pour le présent ouvrage.
Certains d’entre eux ont donné des articles parus en anglais dans d’autres ouvrages collectifs. Le Livre noir est donc un montage ou un collage éditorial de différents articles qui, pour la moitié d’entre eux, n’ont aucun rapport avec ce qui est énoncé dans le titre, dans la préface de l’éditrice ou dans les déclarations des trois collaborateurs.
Parmi les nombreux auteurs qui ont donné leur accord à ce livre d’éditeur, on constate que le contenu de leurs textes ne correspond en rien à l’annonce faite par Catherine Meyer. Freud n’y est pas traité de mystificateur ou de plagiaire et la psychanalyse n’y est pas assimilée à une discipline criminelle comme c’est le cas pour une dizaine d’autres articles ou entretiens.
Ainsi les articles de Joëlle Proust (sur les relations de la psychanalyse et des neurosciences), de Patrick Mahony (sur les relations de Freud avec sa fille Anna) et de Philippe Pignarre (sur les antidépresseurs) – et dont le contenu était déjà connu avant le présent ouvrage – ne participent guère à une quelconque dénonciation des prétendus mensonges de Freud.
Autrement dit, même si ces auteurs ont donné leur accord pour figurer dans ce Livre noir, rien ne permet de dire que le contenu de leurs articles soit l’expression de la volonté destructrice affirmée par l’éditrice et par ses trois collaborateurs.
Ajoutons que si l’on peut parler des crimes commis au nom du communisme ou des crimes perpétrés par le colonialisme, ou encore des complots orchestrés par des services secrets, il est difficile d’imputer à la psychanalyse en tant que telle et à ses représentants un génocide, des massacres, des crimes ou des complots. Ou alors il faut le prouver.
En revanche, si des abus ont été commis au nom de cette discipline – et l’on sait qu’ils existent – alors les victimes ont le devoir de porter plainte devant la justice contre leurs abuseurs. Car dans un État de droit, on ne peut pas faire le procès d’une discipline ou de ses représentants à titre collectif, sauf à ouvrir une chasse aux sorcières. On ne peut que porter plainte contre des personnes.
Dans un article intitulé “Freud était-il un menteur,” on trouve la phrase suivante sous la plume de Frank Cioffi : “La vérité c’est que le mouvement psychanalytique dans son ensemble est l’un des mouvements intellectuels les plus corrompus de l’histoire. Il est corrompu par des considérations politiques, par des opinions indéfendables qui continuent à être répétées uniquement à cause de relations personnelles et de considérations de carrière.”
Une telle affirmation est diffamatoire. Certes, elle ne vise pas une association psychanalytique en tant que telle mais l’ensemble du mouvement psychanalytique toutes tendances confondues, c’est-à-dire toutes les associations qui se réclament historiquement de la psychanalyse et de son mouvement. En conséquence, toutes les associations mondiales ou locales qui se réclament de la psychanalyse, de Freud ou de son héritage – freudiens, annafreudiens, kleiniens, lacaniens ou Ego Psychology – seraient en droit de se grouper ou d’agir à titre individuel pour porter plainte contre ladite affirmation. Celle-ci vise non seulement les membres des associations qui composent le mouvement (la carrière et les relations personnelles) mais aussi les associations elles-mêmes et la discipline dont elles se réclament.
De nombreux passages de ce livre sont également diffamatoires et pourraient faire l’objet d’une expertise par des avocats. Il serait sans doute préférable d’en rire tant la farce est énorme. Mais, de nos jours, plus la ficelle est grosse et plus la croyance est forte. N’oublions pas l’impact que peuvent avoir dans l’opinion publique les livres qui dénoncent de prétendues conspirations.
Maison d’édition spécialisée dans la dénonciation des dossiers noirs de tout. Parmi les publications, on trouve notamment :
– Noir Chirac : violente accusation contre le Président de la République accusé d’avoir construit par carriérisme une République occulte et d’avoir couvert les basses œuvres de chefs d’État africains pour préserver les secrets d’État de la France.
– Noir procès : réquisitoire identique orchestré par Jacques Vergès dans lequel trois chefs d’État africains se plaignent, “au péril de leur vie” des complots de “Françafrique,” c’est-à-dire de la politique de Jacques Chirac.
– Négrophobie (même thématique).
– D’autres thèmes conspirationnistes sont abordés : l’inavouable, les affaires atomiques, etc.
Je ne fais partie d’aucune association psychanalytique et je n’ai pas l’intention de me mêler de la conduite de leurs affaires. Mais je déplore que depuis tant d’années les psychanalystes se soient retranché de la vie publique et de tout engagement politique. Ils invoquent volontiers pour expliquer ce retrait le fait qu’ils se concentrent sur leur travail clinique, douloureux et difficile. Cette attitude est respectable et compréhensible. Elle prouve en tout cas que la grande majorité des psychanalystes sont d’excellents cliniciens, et notamment les plus anonymes qui ne font jamais parler d’eux dans les médias.
Mais cette attitude de retrait a fini par être néfaste. Car en refusant de s’engager dans des questions de société, et en laissant la place à ceux qui déshonorent la discipline par des diagnostics foudroyants ou des propos ridicules sur les transformations de la famille, les mœurs et les nouvelles pratiques sexuelles, ils n’ont pas contribué à la nécessaire critique de leur propre doctrine, préférant se disputer sur la scène publique dans des querelles interminables. Après avoir, du moins en France, méprisé les psychothérapeutes relationnels, issus d’ailleurs de leurs divans, les voilà désormais confrontés eux-mêmes à ce qu’ils avaient cru pouvoir éviter.
Je souhaite que la nouvelle génération psychanalytique ne se trompe pas sur la signification de ce Livre noir qui connaîtra le sort de tous les brûlots de ce genre, au même titre que les Impostures intellectuelles de Sokal et Bricmont ou que L’effroyable imposture de Thierry Meyssan. Mais quoiqu’il en soit, et compte-tenu de l’impact qu’il aura sur l’opinion publique, et notamment sur les patients en souffrance, il nuira à l’ensemble de la communauté psychanalytique, si celle-ci persévère à méconnaître les querelles historiographiques et les débats de société qui se sont développés, dans le monde entier, depuis vingt ans et qui, d’ailleurs, ne touchent pas seulement leur discipline.
En effet, l’idéologie de la révision systématique est l’un des éléments majeurs de cette pulsion évaluatrice généralisée qui a envahi les sociétés libérales et qui réduit l’homme à une chose et le sujet à une marchandise, tout en prétendant obéir aux principes d’un nouvel humanisme scientifique.
Mis en ligne le 29 août 2005