© Le Monde, 8 mars 2013
par Michel Debout
Professeur de médecine, président de l’association Bien-être et société
La mondialisation de la finance et de l’économie s’est construite sur le modèle libéral et s’est ainsi soumise à l’idéologie individuelle et concurrentielle. Ces pratiques ont amené chaque instance économique à défendre ses propres intérêts de façon isolée, la finance contre les États et les entreprises, ceux-ci contre les salariés, et pour ces derniers le chacun pour soi ! Ce que l’on appelle » crise « , c’est l’impasse de cette pyramide » concurrentialiste « , dont le sommet financier s’est emballé pour finir par s’effondrer, entraînant les autres acteurs dans sa chute.
La finance internationale, malgré ses faillites, veut rester maître du jeu, et par un effet domino, c’est la population qui paye la facture. Tous les salariés sont concernés par la dégradation de leurs conditions de travail, par la chute de leurs revenus, par le chômage, qui peuvent constituer une grave atteinte à leur santé dont on ne prend pas assez la mesure.
La crise n’a fait qu’accentuer les dérives managériales développées depuis les années 1980 qui ont exposé les salariés (cadres, employés, ouvriers) à ce que l’on nomme aujourd’hui les » risques psychosociaux « . Ils doivent s’adapter en permanence à de nouvelles exigences, entraînant le stress au travail et des effets d’usure professionnelle. Isolés face à des objectifs individuels imposés par la hiérarchie, sans que le sens de leur travail ne leur soit toujours explicité, ils sont confrontés à l’obligation de concilier les contraires : faire vite et bien.
Les produits ayant une action sur le cerveau (dits » psychoactifs » : alcool, drogues, médicaments psychotropes, etc.) permettent souvent de supporter cette contradiction pendant un temps, mais en masquant la réalité. Il faut repérer le glissement qui s’opère à travers l’usage de ces substances : c’est la performance qui est recherchée, la capacité de faire face, la drogue est devenue la dope !… Cet usage addictif aggrave le risque suicidaire en facilitant le passage à l’acte. Le contexte relationnel devient plus dur ; l’égoïsme gagne. Cette implication personnelle toujours plus intense provoque ou facilite des relations perverties au coeur du collectif de travail, avec sa forme la plus menaçante, celle du harcèlement.
Certaines méthodes nouvelles, en particulier le privilège accordé aux gestions par objectifs, à l’évaluation individualisée des performances, confrontent chaque salarié à ses limites personnelles et relationnelles : il ne fait plus son travail, il est à son travail. Ces pratiques déstructurent les valeurs de référence au travail bien fait, à la compétence professionnelle.
Trop longtemps la souffrance psychique au travail a été considérée comme résultant exclusivement de la personnalité du salarié, de son histoire, de son état psychique ; et les dirigeants ont cherché à médicaliser ce mal-être pour en extirper toute dimension collective et tout lien avec l’organisation de l’entreprise : ils parlent toujours de » personnes fragiles » et bien trop rarement de » personnes fragilisées » !
Comment ne pas rappeler que le moment du licenciement constitue un véritable choc psychologique, parfois aggravé par certaines pratiques patronales, qui font comprendre aux salariés qu’ils ne sont qu’une variable d’ajustement dans le budget de l’entreprise, et qu’on peut les jeter sans aucune considération pour leur personne ? Mais qui aujourd’hui se préoccupe de ce traumatisme psychique, alors que l’on déploie les cellules psychologiques au moindre événement présentant une dimension émotionnelle particulière, et donc surmédiatisée ?
Après le licenciement économique ou les plans sociaux, c’est le chômage qui s’installe. Le travail est un organisateur de vie et de rencontres. Le chômage provoque l’isolement et la désocialisation du travailleur, qui se trouve dépourvu des liens interpersonnels noués au travail. Sans repère social, en difficulté dans sa sphère familiale, le chômeur va être exposé au repli, et à la dérive dépressive et mortifère ; le risque suicidaire s’aggrave.
Le chômage, la précarité, la pauvreté, le surendettement fragilisent l’ensemble de la société qui présente, selon un sondage récent réalisé par Ipsos pour Le Monde, » un goût de désespérance prononcée » ; les jeunes dont le chômage constitue le premier travail sont fragilisés par cette difficulté à s’insérer dans la vie économique, et à trouver ainsi leur place, facteur d’identité personnelle.
Malgré cela, le lien entre chômage et mal-être n’a toujours pas suscité une mobilisation des responsables de la santé publique ; depuis le début de la crise financière fin 2008, la Direction générale de la santé n’a préconisé aucune mesure spécifique ! Le salarié victime d’un plan social ou d’un licenciement économique perd tous ses liens avec le service médical de l’entreprise qu’il est obligé de quitter, et aucune instance sanitaire n’est chargée de s’occuper de son avenir personnel et médical ; c’est au moment même de sa carrière où il a souvent besoin d’être soutenu et accompagné, que la médecine du travail l’abandonne !
Il faut mettre en place une médecine pour les chômeurs, comme il en existe une pour les travailleurs, chargée, au moins pendant les deux années suivant la rupture du contrat de travail, de suivre le devenir de ces salariés sans emploi, et de conseiller les interventions (médicales, psychologiques…) éventuellement nécessaires.
Il faut parler du mal-être des femmes et des hommes, de leur souffrance, voire même de leur suicide, ce qui n’est pas aggraver le sentiment de désespérance, mais au contraire affirmer le refus de leur fatalité par un choix solidaire.
C’est un message de vie !
© Le Monde – 8 mars 2013
par Danièle Linhart
Sociologue du travail. Directrice de recherche émérite au CNRS
En France, la perte d’emploi comme le mal-être au travail peuvent conduire à un même désespoir. Si les immolations par le feu choquent particulièrement, les suicides de chômeurs et de salariés font désormais partie de notre quotidien. A ce désespoir prend sa part un discours selon lequel les Français auraient un rapport malsain au travail. Peu enclins à travailler, ceux-ci auraient tendance à se laisser assister et, lorsqu’ils travaillent, ils seraient surtout occupés à défendre leurs acquis. Ce discours s’est imposé en 1984 autour d’une émission d’Antenne 2 intitulée » Vive la crise « avec Yves Montand et reprise dans un numéro spécial de Libération. Il s’est renforcé avec la mise en place des 35 heures. On a ainsi pu entendre le président Sarkozy exhorter les Français à réhabiliter la » valeur travail « .
Ce climat de discrédit jeté sur les salariés français est déconnecté de la réalité : on sait que de nombreuses catégories ne bénéficient pas des 35 heures, et surtout que la productivité horaire en France est une des plus élevées au monde. Mais il fait régner une suspicion généralisée. Ceux qui sont au chômage font-ils tout ce qui est possible pour retrouver du travail ? Ceux qui sont au travail font-ils ce qu’il faut pour être compétents et performants ? La lettre envoyée récemment par Maurice Taylor, le PDG américain de Titan, au ministre du redressement productif, Arnaud Montebourg, dans laquelle il se moque des salariés français ( » Ils ont une heure pour leurs pauses et leur déjeuner, discutent pendant trois heures et travaillent trois heures « ), aurait-elle été imaginable hors d’un tel contexte ?
On aurait tort de sous-estimer l’effet délétère de cette situation sur ceux qui perdent pied dans le marché du travail ou dans les entreprises. Loin de se déculpabiliser d’un chômage devenu massif, de pressions souvent démesurées au travail, ils se sentent stigmatisés. Ils ne trouvent aucune compréhension et encore moins de compassion chez leurs concitoyens. Ils sont désespérément seuls dans l’épreuve qu’ils traversent, seuls et honteux.
Mais nombre de recherches mettent en évidence que cette suspicion, cette défiance (qui aggravent ainsi le désespoir des exclus de l’emploi et des naufragés du travail) sont le socle du modèle managérial français, celui qui le rend néfaste tant du point de vue des conditions de vie au travail que de l’efficacité globale des entreprises. Les travailleurs sont ainsi doublement victimes tandis que le management qui les précarise objectivement et subjectivement est dédouané.
En effet, le management français, convaincu que les salariés dont il a » hérité » ne sont pas les » bons » et galvanisé par ce discours de discrédit ambiant, s’est lancé dans une bataille identitaire sans pitié pour les faire plier et les contraindre d’adhérer à son idéologie et sa rationalité. Sur la base d’une politique systématique d’individualisation, la modernisation managériale s’affirme ainsi par une politique de précarisation des salariés, une précarisation objective comme subjective. Aux côtés d’offensives idéologiques et éthiques destinées à modeler les esprits, à séduire, à persuader, le management cherche à instaurer les conditions obligeant hic et nunc les salariés à devenir les alliés inconditionnels de leur entreprise, les relais dociles de ses choix et objectifs dans le cadre d’un capitalisme de plus en plus financier.
Pour remporter cette victoire, le management mise sur l’emploi précaire (CDD, intérim, travail à temps partiel et saisonnier) comme modalité disciplinaire, pour les jeunes surtout qui veulent trouver leur place sur le marché du travail. Et il s’évertue à précariser, subjectivement cette fois, les salariés bénéficiant d’un emploi stable, pour asseoir sur eux aussi une emprise sans faille. A cette fin, il est parti en guerre contre les ressources dont disposent ces salariés stables, c’est-à-dire leur métier et leur expérience qui leur permettent de maîtriser leur fonction, d’alléger les difficultés et de se doter d’un point de vue argumenté sur leur travail opposable aux directives, aux critères et méthodologies de la hiérarchie.
Les multiples restructurations, changements qui balaient les entreprises françaises de façon frénétique ont ainsi souvent pour objectif de fragiliser des salariés qui ont sans cesse tout à réapprendre pour conserver leur poste, et qui se sentent en permanence sur le fil du rasoir face à des objectifs démesurés et des évaluations indifférentes au travail réel.
Loin de miser sur l’intelligence collective pour innover et gagner des parts de marché, le management français a opté pour une attaque en règle de la professionnalité et de l’engagement de ses salariés, compromettant leur santé physique et psychique, tout autant que notre avenir.
© Le Monde – 8 mars 2013
par Nicolas Renahy
Directeur de recherche à l’INRA de Dijon – Centre d’économie et sociologie appliquées à l’agriculture et aux espaces ruraux.
Réagissant au suicide de Djamal Chaar le 13 février devant une agence Pôle emploi de Nantes, le président socialiste François Hollande a dès le lendemain renvoyé l’acte à un » drame personnel « . La perte d’emploi, l’expérience du chômage et de l’instabilité constituent effectivement une profonde remise en cause individuelle, quels que soient la situation professionnelle antérieure et le milieu considéré. Le travail constitue toujours dans notre société la principale source de reconnaissance, le perdre fait courir le risque de l’inexistence sociale. Est-ce prendre toute la mesure du sens donné à l’immolation publique de Djamal Chaar que de rapporter son suicide à une fragilité intime ou psychologique ?
Le suicide est un phénomène que les sociologues éclairent à leur mesure de longue date. Dès 1897, Emile Durkheim démontrait que sa récurrence statistique » varie en raison inverse du degré d’intégration des groupes sociaux dont fait partie l’individu « . De nombreuses recherches confirment régulièrement ces constats : le taux de suicide dans une société est au plus bas en situation de croissance économique et de développement des infrastructures de protection sociale (comme entre 1945 et 1975) ; ce sont les exploitants agricoles (et parmi eux ceux à la tête des exploitations les plus fragilisées), les ouvriers et les employés qui, alternativement selon les périodes, sont les catégories socioprofessionnelles les plus touchées par le phénomène.
Au-delà des drames individuels qui émergent régulièrement dans l’espace public, nous ne pouvons ignorer que le suicide est un fait social. Car face à la crise économique, mêlée à la remise en question de l’État social, c’est bien la question de l’intégration sociale des membres les plus fragilisés des classes populaires qui est posée.
Djamal Chaar, qui avait apparemment été décorateur de théâtre il y a quelques années, vivait comme de nombreux travailleurs subalternes contemporains une situation professionnelle instable, faite de périodes de travaux de manutention en intérim entrecoupées d’inscriptions régulières à Pôle emploi.
Du fait des nombreuses restrictions et de la complexification croissante des critères d’attribution des droits en matière d’allocation-chômage, sa dernière requête auprès de Pôle emploi a été – d’après les témoignages des conseillers parus dans la presse – de comprendre les raisons pour lesquelles il ne pouvait bénéficier de nouveau d’une allocation, et devait qui plus est rembourser un indu de 600 euros.
Un courriel envoyé à Presse Océan la veille de son suicide indique qu’il avait compris : » J’ai travaillé 720 heures et la loi, c’est 610 heures. Et Pôle emploi a refusé mon dossier. » Au vu de son acte dramatique, nul doute qu’il en éprouva un profond sentiment d’injustice, devenu pour lui irréversible.
Car la question de l’égalité, des droits et devoirs de chacun – en un mot de la justice sociale – est une question qui taraude ceux qui ne disposent que de faibles capitaux économiques et culturels. En milieu populaire, tout écart à la norme va souvent de pair avec une possible mise à l’écart du groupe d’amis, de parents ou de voisinage.
Un signe d’embourgeoisement trop démonstratif peut être sanctionné d’une accusation de » fierté « , un comportement qui dénote une prolétarisation va de pair avec une stigmatisation ( » fainéant « , » kassos « ). Ce sens de la justice sociale de la morale populaire prend sa source dans des conditions de vie difficiles, mais partagées. Et il ne s’applique pas seulement aux amis où collègues, mais est aussi une exigence qui s’adresse aux dominants.
Lors de nos enquêtes, un ouvrier du bâtiment au chômage nous déclarait ainsi s’être pour la première fois réellement intéressé aux scrutins électoraux en 2012 du fait de la fragilisation de sa situation professionnelle : « Si Sarko repasse, dès la première offre que tu refuses tu seras radié (ça, ça m’a marqué… scinder le peuple entre l’ouvrier et le chômeur, ça m’a révulsé !), c’est pas normal. T’as encore des droits, le droit de choisir ton travail, les offres qu’on te donne. «
Ainsi que le demandait Djamal Chaar, cet ouvrier réclame du respect. Il veut » faire valoir ses droits sans demander l’aumône « , pour reprendre la formule de la sociologue Yasmine Siblot. Comme nombre de salariés subalternes, il alterne entre fatalisme et révolte face à l’évolution des conditions d’attribution de l’assurance-chômage.
Même si elles sont de moins en moins représentées dans l’espace public, les classes populaires continuent de structurer fortement la société française contemporaine : d’après l’Insee, plus d’un actif sur deux est aujourd’hui ouvrier ou employé. Renvoyer la détérioration de leur condition à des » drames personnels » ne peut suffire à masquer le déficit croissant d’intégration sociale de leurs fractions les plus précaires. Ce déficit ne tient pas que de l’état critique de la conjoncture économique actuelle, il est aussi pour partie lié aux mutations de l’État et aux types de politiques publiques menées depuis plusieurs décennies.
Nicolas Renahy est l’auteur des Gars du coin, enquête sur une jeunesse rurale, La Découverte, 2010.
© Le Monde
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