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22 avril 2020

BULLETIN DE LA SIHPP N° 37 – COVID 19 (2) — 22 avril 2020(Ed. Henri Roudier)

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COVID 19 (2) avec deux interviews parus dans Le Monde — EDGAR MORIN & LAURENT-HENRI VIGNAUD

HENRI ROUDIER éd.

Le monde psy à l’heure du Coronavirus -2


COVID 19 (2) avec deux interviews parus dans Le Monde — EDGAR MORIN & LAURENT-HENRI VIGNAUD

Bulletin de la SIHPP — Société internationale d’histoire de la psychiatrie et de la psychanalyse

22 Avril 2020

Chers amis

Des mots de minuit. 

Voici venir ces temps d’incertitude, aux  déclarations fracassantes qui cherchent à saturer les réseaux médiatiques. On pourra  leur préférer  une vidéo quelque peu intimiste, intitulée "Murmure", dans laquelle notre ami Roland Gori se livre à quelque confidences sur l’écriture  et ce qu’elle représente pour lui

« Murmure :  À l’extrême de moi-même, toujours le besoin d’écrire … »

Histoire et pandémies 

Les débats, souvent intéressants qui occupent les premières places dans les médias, parfois lassants quand les polémiques déforment les controverses, manquent de distance historique. Voici quelques interventions qui donnent à l’histoire  sa place dans notre rapport au monde.

1) L’historien Stéphane Audoin-Rouzeau, spécialiste la Première Guerre mondiale a donné le 12 avril un entretien à Mediapart. Cet entretien est en accès libre ci-dessous

Nous ne reverrons jamais le monde que nous avons quitté il y a un mois

2) On trouvera sur le site de la Chaine Public Sénat, un entretien  avec Yves Coppens  dans lequel le  paléoanthropologue se montre assez optimiste. L’accès est libre

Coronavirus : « On a en main toutes les armes pour passer à la partie active du traitement. Vive la science ! »

Vous trouverez un peu plus bas

3) Un entretien avec Laurent-Henri Vignaud, historien des sciences. Paru récemment dans Le Monde, l’entretien donne, dans une perspective historique moderne quelques lumières sur les pandémies, la politique via le concept de contagion.

4) Un entretien qu’Edgar Morin vient de donner  cette fois au Monde.


Dans un autre ordre de choses, je signale également qu’a été mis en ligne  sur le site de Cairn-info un article de Henri Rey-Flaud publié en 2012 dans la Revue "Figures de la psychanalyse". Cet article intitulé "La réticence de l’enfant autiste" revient de manière originale sur les confrontations qui traversent depuis longtemps le monde du psychisme humain

La réticence de l’enfant autiste"

On trouvera également dans le même numéro, sous la plume de Claude Wacjman et d’Olivier Douville un article écrit en 1996 (paru alors dans le n° 2 de la revue Psychologie Clinique) intitulé  :

La fabrication de l’« autiste handicapé ». Chronique d’un passage à l’acte

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Laurent-Henri VIGNAUD : La maîtrise d’une épidémie, c’est aussi de la politique

Propos recueillis par Chloé Hecketsweiler. Publié le 12 avril 2020 pour Le Monde

Laurent-Henri Vignaud est maître de conférences d’histoire moderne à l’université de Bourgogne. Spécialiste de l’histoire des sciences, il explique au Monde comment s’est forgé le concept de contagion, et de quelle façon les épidémies, comme les mesures prises pour les contrôler, ont façonné nos sociétés.

Quand la notion de contagion est-elle apparue ?

Dans la pensée archaïque grecque, il y avait l’idée que les maladies étaient causées par un poison que l’on appelait « contage » et d’où dérive le mot « contagion ». Mais, au Ve siècle avant J.-C., cette conception a été remplacée par celle d’Hippocrate, selon qui la maladie résulte d’un déséquilibre entre les « humeurs ». On en retrouve la trace dans le mot « choléra », qui vient du grec cholê, la bile.

Cette théorie a prévalu jusqu’aux travaux de Pasteur et de l’Allemand Koch, qui ont mis en évidence le rôle des virus et des bactéries dans la propagation des maladies infectieuses. Malgré cela, lors des épidémies de choléra qui frappent l’Europe au XIXe siècle, il y a tout un débat entre les « contagionnistes », convaincus du rôle des microbes, et les « anti-contagionnistes », persuadés que la santé n’est qu’une question d’hygiène générale : bien manger, respirer de l’air frais, se laver les mains.

Il a fallu du temps pour que l’origine microbienne des maladies infectieuses s’impose…

Il y a une étude célèbre, celle du docteur Snow, qui a étudié le choléra dans les années 1850, à Londres. Il a démontré que la contamination était liée à l’eau d’une fontaine de Broad Street qui était contaminée et a essayé de la faire sceller. Ses conclusions ont cependant laissé la plupart de ses contemporains incrédules, à commencer par les habitants du lieu, pour qui l’eau de cette source était particulièrement pure.

La même consternation a frappé les habitants de Hambourg, en 1892, lors d’une autre épidémie de choléra. La ville était réputée pour son hygiène exemplaire : les habitants bénéficiaient du tout-à-l’égout, les rues étaient propres, les logements salubres. Il était impensable qu’une telle maladie dite « des mains sales » s’y répande. Personne ne voulait croire que les seuls allers et venues dans le port pouvaient être à l’origine du retour de l’épidémie.

Quels sont les premiers exemples de quarantaine dans l’histoire ?

A l’époque médiévale, la ville de Raguse, en Sicile, à la fin du XIVe siècle, puis la République de Venise, au début du XVe siècle, plaçaient en quarantaine les navires en cas de suspicion de maladie à bord. Venise avait aussi décidé de fermer les auberges et d’interdire les cérémonies de funérailles pendant l’épidémie de peste.

La première fois que l’on a vraiment tenté de minimiser la propagation d’une épidémie en France, c’est en 1720 à Marseille. Pour protéger la Provence de la peste, un cordon sanitaire très strict avait été mis en place autour de la ville, avec l’interdiction d’entrer ou de sortir. La maladie a ravagé Marseille – la population a été divisée par deux –, mais les provinces alentour n’ont pas été complètement épargnées. Comme vous ne pouvez pas avoir un soldat tous les mètres, des habitants sont sortis, et l’épidémie s’est répandue malgré tout en Provence et dans le Gévaudan, où 50 000 personnes sont mortes, en plus des 40 000 Marseillais.

Ces mesures de contrôle de l’épidémie finissent-elles par s’imposer au XIXe siècle ?

A cette époque-là, il y a de vifs débats entre les médecins partisans de mesures drastiques, comme celles prises pendant les épidémies de peste, et les politiques qui craignent leurs répercussions économiques et politiques. Jusqu’à la fin du XIXe siècle, on hésite. Les républicains de la IIIe République ou bien les libéraux au Royaume-Uni sont assez hostiles à la quarantaine ou à la fermeture des frontières, qui perturbent le commerce.

Les « contagionnistes » ont l’air d’avoir raison, mais leur opinion est dérangeante, car les mesures qu’ils préconisent sont très lourdes. Les politiques et, bien souvent aussi les populations, préfèrent finalement l’hypothèse « hygiéniste » selon laquelle vivre dans un environnement sain suffit à se prémunir contre la maladie.

Des pays comme la Prusse, à la tradition plus autoritaire, s’accommodent mieux des mesures strictes comme la fermeture des frontières ou la quarantaine des marchandises, mais nulle part ces mesures ne sont appliquées totalement. Les usines sidérurgiques du nord et de l’est de la France, très gourmandes en main-d’œuvre, fonctionnent en partie grâce aux travailleurs transfrontaliers dont elles ne sauraient se passer.

Personne n’imaginait qu’il faudrait en revenir à la quarantaine et à l’isolement au XXIe siècle…

Ces mesures prises par les Chinois, puis par une grande majorité des pays frappés par le Covid-19 nous renvoient à l’époque où nous n’avions ni vaccins ni antibiotiques pour combattre les maladies infectieuses. Nous pensions avoir vaincu toutes ces maladies, mais aujourd’hui, face aux coronavirus, nous n’avons aucun médicament. Nous revenons donc à des méthodes anciennes avec l’objectif de ralentir la diffusion de l’épidémie.

La maîtrise d’une épidémie, c’est aussi de la politique. Dans un régime démocratique, le confinement a cependant une efficacité plus limitée que dans un régime autoritaire. On ne peut totalement empêcher les gens de prendre la voiture, le train ou l’avion.
Pendant un temps, les Italiens ont essayé de maintenir le foyer de contamination dans le nord du pays, mais c’est très difficile. Quand les restrictions de circulation ont été annoncées, une partie de la population s’est ruée dans les gares pour partir le plus vite possible vers le sud, ce qui a abouti à y disséminer le virus. Le phénomène s’est reproduit en France dès le premier week-end du confinement : selon les chiffres fournis par les opérateurs téléphoniques, entre 15 % à 20 % des Parisiens ont fui la capitale.

Qu’ont révélé les grandes pandémies de grippe au XXe siècle ?

Les pandémies grippales des années 1950 et 1960 marquent un tournant dans l’histoire de la lutte contre les maladies contagieuses. Elles viennent en effet mettre fin brutalement à l’utopie pastorienne : à chaque maladie son vaccin. Alors que les nouveaux vaccins nourrissent l’espoir de voir disparaître certains maux historiques, ces virus grippaux qui mutent rapidement se révèlent très coriaces à combattre.

Dès lors, l’OMS ne craint plus qu’une chose : l’arrivée d’un virus-x (probablement grippal) qui se répandrait comme une traînée de poudre et ferait autant de morts (de 50 à 100 millions) que la grippe espagnole de 1918.

De quelles façons les grandes épidémies ont-elles façonné la société ?

La grande épidémie de peste, qui a démarré dans les années 1340, a bouleversé la société et les croyances. Près d’un Européen sur deux a été tué, et une partie de la population a vu dans ce cataclysme l’annonce de la fin du monde. Cela a eu un fort impact sur la spiritualité, avec la popularisation de certaines croyances, comme le purgatoire.
Au XIXe siècle, les grandes épidémies de choléra ont incité les politiques à prendre des mesures d’hygiène. Il y a eu de grandes réflexions sur l’habitat – notamment ouvrier – la création du tout-à-l’égout, l’accès à l’eau potable. L’hygiène dans les hôpitaux s’est aussi beaucoup améliorée : on a commencé à utiliser des antiseptiques pour laver les instruments chirurgicaux, on a arrêté de mettre plusieurs malades dans le même lit.

La grippe espagnole a été complètement occultée par la première guerre mondiale. Quand un soldat était malade, on le renvoyait chez lui, et il contaminait tout le village. Ce n’est que bien plus tard que le décompte des décès a été fait : environ 250 000 morts. c’est bien plus que la grippe saisonnière, mais bien moins que le million de morts civils et militaires pour la seule année de guerre 1918.

Néanmoins, il s’ensuit une certaine prise de conscience : la France se dote en 1920 d’un ministère de la santé, qu’on appelait alors ministère de l’hygiène. C’est aussi à cette époque que la Société des nations commence à réfléchir à des coopérations internationales pour gérer les épidémies.

Une épidémie est une menace sanitaire, mais pas seulement…

C’est un danger social majeur, car l’épidémie détruit le lien social. Le malade, pour lequel on a d’habitude de la compassion, devient un potentiel ennemi. Les récits de peste nous décrivent des mères abandonnant leur enfant, des maris abandonnant leur femme, des frères et des sœurs se lâchant la main, car la peur de mourir prend le pas sur le sentiment affectif. Une maladie contagieuse a des conséquences sur le plan politique et économique, mais aussi social et mental.

Les petits mots accrochés aux portes des soignants par des voisins terrorisés qui leur demandent plus ou moins gentiment d’aller habiter ailleurs sont un indice. Si tous ne sont peut-être pas authentiques, ce comportement est crédible et nous aurions eu de la peine à le croire possible il y a seulement quelques semaines. L’historien Jean Delumeau parlait à propos des épidémies de l’époque moderne et médiévale d’une « dissolution de l’homme moyen », ne laissant plus apparaître que des héros ou des lâches.

Aujourd’hui, nous sommes heureusement face à une maladie qui ne tue pas beaucoup. Cet effet de délitement est donc moins évident. Si nous devions faire face à une épidémie comme la peste, l’ambiance ne serait sans doute pas la même.


Edgar MORIN : « Cette crise nous pousse à nous interroger sur notre mode de vie, sur nos vrais besoins masqués dans les aliénations du quotidien »

Dans un entretien donné au  « Monde » le 19 avril , le sociologue et philosophe estime que la course à la rentabilité comme les carences dans notre mode de pensée sont responsables d’innombrables désastres humains causés par la pandémie de Covid-19.

Propos recueillis par Nicolas Truong

Né en 1921, ancien résistant, sociologue et philosophe, penseur transdisciplinaire et indiscipliné, docteur honoris causa de trente-quatre universités à travers le monde, Edgar Morin est, depuis le 17 mars, confiné dans son appartement montpelliérain en compagnie de sa femme, la sociologue Sabah Abouessalam.

C’est depuis la rue Jean-Jacques Rousseau, où il réside, que l’auteur de La Voie (2011) et de Terre-Patrie (1993), qui a récemment publié Les souvenirs viennent à ma rencontre (Fayard, 2019), ouvrage de plus de 700 pages au sein duquel l’intellectuel se remémore avec profondeur les histoires, rencontres et « aimantations » les plus fortes de son existence, redéfinit un nouveau contrat social, se livre à quelques confessions et analyse une crise globale qui le « stimule énormément ».

La pandémie due à cette forme de coronavirus était-elle prévisible ?

Toutes les futurologies du XXe siècle qui prédisaient l’avenir en transportant sur le futur les courants traversant le présent se sont effondrées. Pourtant, on continue à prédire 2025 et 2050 alors qu’on est incapable de comprendre 2020. L’expérience des irruptions de l’imprévu dans l’histoire n’a guère pénétré les consciences. Or, l’arrivée d’un imprévisible était prévisible, mais pas sa nature. D’où ma maxime permanente : « Attends-toi à l’inattendu. »

De plus, j’étais de cette minorité qui prévoyait des catastrophes en chaîne provoquées par le débridement incontrôlé de la mondialisation techno-économique, dont celles issues de la dégradation de la biosphère et de la dégradation des sociétés. Mais je n’avais nullement prévu la catastrophe virale.
Il y eut pourtant un prophète de cette catastrophe : Bill Gates, dans une conférence d’avril 2012, annonçant que le péril immédiat pour l’humanité n’était pas nucléaire, mais sanitaire. Il avait vu dans l’épidémie d’Ebola, qui avait pu être maîtrisée assez rapidement par chance, l’annonce du danger mondial d’un possible virus à fort pouvoir de contamination, il exposait les mesures de prévention nécessaires, dont un équipement hospitalier adéquat. Mais, en dépit de cet avertissement public, rien ne fut fait aux Etats-Unis ni ailleurs. Car le confort intellectuel et l’habitude ont horreur des messages qui les dérangent.

Comment expliquer l’impréparation française ?

Dans beaucoup de pays, dont la France, la stratégie économique des flux tendus, remplaçant celle du stockage, a laissé notre dispositif sanitaire dépourvu en masques, instruments de tests, appareils respiratoires ; cela joint à la doctrine libérale commercialisant l’hôpital et réduisant ses moyens a contribué au cours catastrophique de l’épidémie.

Face à quelle sorte d’imprévu cette crise nous met-elle ?

Cette épidémie nous apporte un festival d’incertitudes. Nous ne sommes pas sûrs de l’origine du virus : marché insalubre de Wuhan ou laboratoire voisin, nous ne savons pas encore les mutations que subit ou pourra subir le virus au cours de sa propagation. Nous ne savons pas quand l’épidémie régressera et si le virus demeurera endémique. Nous ne savons pas jusqu’à quand et jusqu’à quel point le confinement nous fera subir empêchements, restrictions, rationnement. Nous ne savons pas quelles seront les suites politiques, économiques, nationales et planétaires de restrictions apportées par les confinements. Nous ne savons pas si nous devons en attendre du pire, du meilleur, un mélange des deux : nous allons vers de nouvelles incertitudes.

Cette crise sanitaire planétaire est-elle une crise de la complexité ?

Les connaissances se multiplient de façon exponentielle, du coup, elles débordent notre capacité de nous les approprier, et surtout elles lancent le défi de la complexité : comment confronter, sélectionner, organiser ces connaissances de façon adéquate en les reliant et en intégrant l’incertitude. Pour moi, cela révèle une fois de plus la carence du mode de connaissance qui nous a été inculqué, qui nous fait disjoindre ce qui est inséparable et réduire à un seul élément ce qui forme un tout à la fois un et divers. En effet, la révélation foudroyante des bouleversements que nous subissons est que tout ce qui semblait séparé est relié, puisqu’une catastrophe sanitaire catastrophise en chaîne la totalité de tout ce qui est humain.

« Dans l’inconnu, tout progresse par essais et erreurs ainsi que par innovations déviantes d’abord incomprises et rejetées. Telle est l’aventure thérapeutique contre les virus »

Il est tragique que la pensée disjonctive et réductrice règne en maîtresse dans notre civilisation et tienne les commandes en politique et en économie. Cette formidable carence a conduit à des erreurs de diagnostic, de prévention, ainsi qu’à des décisions aberrantes. J’ajoute que l’obsession de la rentabilité chez nos dominants et dirigeants a conduit à des économies coupables comme pour les hôpitaux et l’abandon de la production de masques en France. A mon avis, les carences dans le mode de pensée, jointes à la domination incontestable d’une soif effrénée de profit, sont responsables d’innombrables désastres humains dont ceux survenus depuis février 2020.

Nous avions une vision unitaire de la science. Or, les débats épidémiologiques et les controverses thérapeutiques se multiplient en son sein. La science biomédicale est-elle devenue un nouveau champ de bataille ?

Il est plus que légitime que la science soit convoquée par le pouvoir pour lutter contre l’épidémie. Or, les citoyens, d’abord rassurés, surtout à l’occasion du remède du professeur Raoult, découvrent ensuite des avis différents et même contraires. Des citoyens mieux informés découvrent que certains grands scientifiques ont des relations d’intérêt avec l’industrie pharmaceutique dont les lobbys sont puissants auprès des ministères et des médias, capables d’inspirer des campagnes pour ridiculiser les idées non conformes.

Souvenons-nous du professeur Montagnier qui, contre pontifes et mandarins de la science, fut, avec quelques autres, le découvreur du VIH, le virus du sida. C’est l’occasion de comprendre que la science n’est pas un répertoire de vérités absolues (à la différence de la religion) mais que ses théories sont biodégradables sous l’effet de découvertes nouvelles. Les théories admises tendent à devenir dogmatiques dans les sommets académiques, et ce sont des déviants, de Pasteur à Einstein en passant par Darwin, et Crick et Watson, les découvreurs de la double hélice de l’ADN, qui font progresser les sciences. C’est que les controverses, loin d’être anomalies, sont nécessaires à ce progrès. Une fois de plus, dans l’inconnu, tout progresse par essais et erreurs ainsi que par innovations déviantes d’abord incomprises et rejetées. Telle est l’aventure thérapeutique contre les virus. Des remèdes peuvent apparaître là où on ne les attendait pas.

La science est ravagée par l’hyperspécialisation, qui est la fermeture et la compartimentation des savoirs spécialisés au lieu d’être leur communication. Et ce sont surtout des chercheurs indépendants qui ont établi dès le début de l’épidémie une coopération qui maintenant s’élargit entre infectiologues et médecins de la planète. La science vit de communications, toute censure la bloque. Aussi nous devons voir les grandeurs de la science contemporaine en même temps que ses faiblesses.

Dans quelle mesure peut-on tirer parti de la crise ?

Dans mon essai Sur la crise (Flammarion), j’ai tenté de montrer qu’une crise, au-delà de la déstabilisation et de l’incertitude qu’elle apporte, se manifeste par la défaillance des régulations d’un système qui, pour maintenir sa stabilité, inhibe ou refoule les déviances (feed-back négatif). Cessant d’être refoulées, ces déviances (feed-back positif) deviennent des tendances actives qui, si elles se développent, menacent de plus en plus de dérégler et de bloquer le système en crise. Dans les systèmes vivants et surtout sociaux, le développement vainqueur des déviances devenues tendances va conduire à des transformations, régressives ou progressives, voire à une révolution.

La crise dans une société suscite deux processus contradictoires. Le premier stimule l’imagination et la créativité dans la recherche de solutions nouvelles. Le second est soit la recherche du retour à une stabilité passée, soit l’adhésion à un salut providentiel, ainsi que la dénonciation ou l’immolation d’un coupable. Ce coupable peut avoir fait les erreurs qui ont provoqué la crise, ou il peut être un coupable imaginaire, bouc émissaire qui doit être éliminé.

Effectivement, des idées déviantes et marginalisées se répandent pêle-mêle : retour à la souveraineté, Etat-providence, défense des services publics contre privatisations, relocalisations, démondialisation, anti-néolibéralisme, nécessité d’une nouvelle politique. Des personnalités et des idéologies sont désignées comme coupables.

Et nous voyons aussi, dans la carence des pouvoirs publics, un foisonnement d’imaginations solidaires : production alternative au manque de masques par entreprise reconvertie ou confection artisanale, regroupement de producteurs locaux, livraisons gratuites à domicile, entraide mutuelle entre voisins, repas gratuits aux sans-abri, garde des enfants ; de plus, le confinement stimule les capacités auto-organisatrices pour remédier par lecture, musique, films à la perte de liberté de déplacement. Ainsi, autonomie et inventivité sont stimulées par la crise.

Assiste-t-on à une véritable prise de conscience de l’ère planétaire ?

J’espère que l’exceptionnelle et mortifère épidémie que nous vivons nous donnera la conscience non seulement que nous sommes emportés à l’intérieur de l’incroyable aventure de l’Humanité, mais aussi que nous vivons dans un monde à la fois incertain et tragique. La conviction que la libre concurrence et la croissance économiques sont panacées sociales universelles escamote la tragédie de l’histoire humaine que cette conviction aggrave.

La folie euphorique du transhumanisme porte au paroxysme le mythe de la nécessité historique du progrès et celui de la maîtrise par l’homme non seulement de la nature, mais aussi de son destin, en prédisant que l’homme accédera à l’immortalité et contrôlera tout par l’intelligence artificielle. Or, nous sommes des joueurs/joués, des possédants/possédés, des puissants/débiles. Si nous pouvons retarder la mort par vieillissement, nous ne pourrons jamais éliminer les accidents mortels où nos corps seront écrabouillés, nous ne pourrons jamais nous défaire des bactéries et des virus qui sans cesse s’automodifient pour résister aux remèdes, antibiotiques, antiviraux, vaccins.

La pandémie n’a-t-elle pas accentué le repli domestique et la fermeture géopolitique ?

L’épidémie mondiale du virus a déclenché et, chez nous, aggravé terriblement une crise sanitaire qui a provoqué des confinements asphyxiant l’économie, transformant un mode de vie extraverti sur l’extérieur à une introversion sur le foyer, et mettant en crise violente la mondialisation. Cette dernière avait créé une interdépendance mais sans que cette interdépendance soit accompagnée de solidarité. Pire, elle avait suscité, en réaction, des confinements ethniques, nationaux, religieux qui se sont aggravés dans les premières décennies de ce siècle.

Dès lors, faute d’institutions internationales et même européennes capables de réagir avec une solidarité d’action, les Etats nationaux se sont repliés sur eux-mêmes. La République tchèque a même volé au passage des masques destinés à l’Italie, et les Etats-Unis ont pu détourner pour eux un stock de masques chinois initialement destinés à la France. La crise sanitaire a donc déclenché un engrenage de crises qui se sont concaténées. Cette polycrise ou mégacrise s’étend de l’existentiel au politique en passant par l’économie, de l’individuel au planétaire en passant par familles, régions, Etats. En somme, un minuscule virus dans une ville ignorée de Chine a déclenché le bouleversement d’un monde.

Quels sont les contours de cette déflagration mondiale ?

En tant que crise planétaire, elle met en relief la communauté de destin de tous les humains en lien inséparable avec le destin bio-écologique de la planète Terre ; elle met simultanément en intensité la crise de l’humanité qui n’arrive pas à se constituer en humanité. En tant que crise économique, elle secoue tous les dogmes gouvernant l’économie et elle menace de s’aggraver en chaos et pénuries dans notre avenir. En tant que crise nationale, elle révèle les carences d’une politique ayant favorisé le capital au détriment du travail, et sacrifié prévention et précaution pour accroître la rentabilité et la compétitivité. En tant que crise sociale, elle met en lumière crue les inégalités entre ceux qui vivent dans de petits logements peuplés d’enfants et parents, et ceux qui ont pu fuir pour leur résidence secondaire au vert.

En tant que crise civilisationnelle, elle nous pousse à percevoir les carences en solidarité et l’intoxication consumériste qu’a développées notre civilisation, et nous demande de réfléchir pour une politique de civilisation (Une politique de civilisation, avec Sami Naïr, Arléa 1997). En tant que crise intellectuelle, elle devrait nous révéler l’énorme trou noir dans notre intelligence, qui nous rend invisibles les évidentes complexités du réel.

En tant que crise existentielle, elle nous pousse à nous interroger sur notre mode de vie, sur nos vrais besoins, nos vraies aspirations masquées dans les aliénations de la vie quotidienne, faire la différence entre le divertissement pascalien qui nous détourne de nos vérités et le bonheur que nous trouvons à la lecture, l’écoute ou la vision des chefs-d’œuvre qui nous font regarder en face notre destin humain. Et surtout, elle devrait ouvrir nos esprits depuis longtemps confinés sur l’immédiat, le secondaire et le frivole, sur l’essentiel : l’amour et l’amitié pour notre épanouissement individuel, la communauté et la solidarité de nos « je » dans des « nous », le destin de l’Humanité dont chacun de nous est une particule. En somme, le confinement physique devrait favoriser le déconfinement des esprits.

Qu’est-ce que le confinement ? Et comment le vivez-vous ?

L’expérience du confinement domiciliaire durable imposé à une nation est une expérience inouïe. Le confinement du ghetto de Varsovie permettait à ses habitants d’y circuler. Mais le confinement du ghetto préparait la mort et notre confinement est une défense de la vie.

Je l’ai supporté dans des conditions privilégiées, appartement rez-de-chaussée avec jardin où j’ai pu au soleil me réjouir de l’arrivée du printemps, très protégé par Sabah, mon épouse, doté d’aimables voisins faisant nos courses, communiquant avec mes proches, mes aimés, mes amis, sollicité par presse, radio ou télévision pour donner mon diagnostic, ce que j’ai pu faire par Skype. Mais je sais que, dès le début, les trop nombreux en logement exigu supportent mal le surpeuplement, que les solitaires et surtout les sans-abri sont des victimes du confinement.

Quels peuvent être les effets d’un confinement prolongé ?

Je sais qu’un confinement durable sera de plus en plus vécu comme un empêchement. Les vidéos ne peuvent durablement remplacer la sortie au cinéma, les tablettes ne peuvent remplacer durablement les visites au libraire. Les Skype et Zoom ne donnent pas le contact charnel, le tintement du verre qu’on trinque. La nourriture domestique, même excellente, ne supprime pas le désir de restaurant. Les films documentaires ne supprimeront pas l’envie d’aller sur place voir paysages, villes et musées, ils ne m’enlèveront pas le désir de retrouver l’Italie et l’Espagne. La réduction à l’indispensable donne aussi la soif du superflu.
J’espère que l’expérience du confinement modérera la bougeotte compulsive, l’évasion à Bangkok pour ramener des souvenirs à raconter aux amis, j’espère qu’il contribuera à diminuer le consumérisme c’est-à-dire l’intoxication consommatrice et l’obéissance a l’incitation publicitaire, au profit d’aliments sains et savoureux, de produits durables et non jetables. Mais il faudra d’autres incitations et de nouvelles prises de conscience pour qu’une révolution s’opère dans ce domaine. Toutefois, il y a espoir que la lente évolution commencée s’accélère.

Que sera, selon vous, ce que l’on appelle « le monde d’après » ?

Tout d’abord que garderons-nous, nous citoyens, que garderont les pouvoirs publics de l’expérience du confinement ? Une partie seulement ? Tout sera-t-il oublié, chloroformé ou folklorisé ? Ce qui semble très probable est que la propagation du numérique, amplifiée par le confinement (télétravail, téléconférences, Skype, usages intensifs d’Internet), continuera avec ses aspects à la fois négatifs et positifs qu’il n’est pas du propos de cette interview d’exposer.

Venons-en à l’essentiel. La sortie du confinement sera-t-elle commencement de sortie de la méga-crise ou son aggravation ? Boom ou dépression ? Enorme crise économique ? Crise alimentaire mondiale ? Poursuite de la mondialisation ou repli autarcique ?

Quel sera l’avenir de la mondialisation ? Le néolibéralisme ébranlé reprendra-t-il les commandes ? Les nations géantes s’opposeront-elles plus que par le passé ? Les conflits armés, plus ou moins atténués par la crise, s’exaspéreront-ils ? Y aura-t-il un élan international salvateur de coopération ? Y aura-t-il quelque progrès politique, économique, social, comme il y en eut peu après la seconde guerre mondiale ? Est-ce que se prolongera et s’intensifiera le réveil de solidarité provoqué pendant le confinement, non seulement pour les médecins et infirmières, mais aussi pour les derniers de cordée, éboueurs, manutentionnaires, livreurs, caissières, sans qui nous n’aurions pu survivre alors que nous avons pu nous passer de Medef et de CAC 40 ? Les pratiques solidaires innombrables et dispersées d’avant épidémie s’en trouveront-elles amplifiées ? Les déconfinés reprendront-ils le cycle chronométré, accéléré, égoïste, consumériste ? Ou bien y aura-t-il un nouvel essor de vie conviviale et aimante vers une civilisation où se déploie la poésie de la vie, où le « je » s’épanouit dans un « nous » ?

On ne peut savoir si, après confinement, les conduites et idées novatrices vont prendre leur essor, voire révolutionner politique et économie, ou si l’ordre ébranlé se rétablira.

Nous pouvons craindre fortement la régression généralisée qui s’effectuait déjà au cours des vingt premières années de ce siècle (crise de la démocratie, corruption et démagogie triomphantes, régimes néo-autoritaires, poussées nationalistes, xénophobes, racistes).

Toutes ces régressions (et au mieux stagnations) sont probables tant que n’apparaîtra la nouvelle voie politique-écologique-économique-sociale guidée par un humanisme régénéré. Celle-ci multiplierait les vraies réformes, qui ne sont pas des réductions budgétaires, mais qui sont des réformes de civilisation, de société, liées à des réformes de vie.
Elle associerait (comme je l’ai indiqué dans La Voie) les termes contradictoires : « mondialisation » (pour tout ce qui est coopération) et « démondialisation » (pour établir une autonomie vivrière sanitaire et sauver les territoires de la désertification) ; « croissance » (de l’économie des besoins essentiels, du durable, de l’agriculture fermière ou bio) et « décroissance » (de l’économie du frivole, de l’illusoire, du jetable) ; « développement » (de tout ce qui produit bien-être, santé, liberté) et « enveloppement » (dans les solidarités communautaires).

Vous connaissez les questions kantiennes – Que puis-je savoir ? Que dois-je faire ? Que m’est-il permis d’espérer ? Qu’est-ce que l’homme ? –, qui ont été et demeurent celles de votre vie. Quelle attitude éthique doit-on adopter devant l’imprévu ?

L’après-épidémie sera une aventure incertaine où se développeront les forces du pire et celles du meilleur, ces dernières étant encore faibles et dispersées. Sachons enfin que le pire n’est pas sûr, que l’improbable peut advenir, et que, dans le titanesque et inextinguible combat entre les ennemis inséparables que sont Eros et Thanatos, il est sain et tonique de prendre le parti d’Eros.

Votre mère, Luna, a elle-même été atteinte de la grippe espagnole. Et le traumatisme prénatal qui ouvre votre dernier livre tend à montrer qu’il vous a donné une force de vie, une extraordinaire capacité de résister à la mort. Sentez-vous toujours cet élan vital au cœur même de cette crise mondiale ?

La grippe espagnole a donné à ma mère une lésion au cœur et la consigne médicale de ne pas faire d’enfants. Elle a tenté deux avortements, le second a échoué, mais l’enfant est né quasi mort asphyxié, étranglé par le cordon ombilical. J’ai peut-être acquis in utero des forces de résistance qui me sont restées toute ma vie, mais je n’ai pu survivre qu’avec l’aide d’autrui, le gynéco qui m’a giflé une demi-heure avant que je pousse mon premier cri, ensuite la chance pendant la Résistance, l’hôpital (hépatite, tuberculose), Sabah, ma compagne et épouse. Il est vrai que « l’élan vital » ne m’a pas quitté ; il s’est même accru pendant la crise mondiale. Toute crise me stimule, et celle-là, énorme, me stimule énormément.

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