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10 juin 2020

HYDROXYCHLOROQUINE, WOODY ALLEN ET QUELQUES AUTRES SUJETS, À LA NAISSANCE DE L’ÉTÉ 2020(Ed. Henri Roudier)

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HEenri Roudier, Élisabeth Roudinesco, Roland Gori,

un poignée de textes dont on remarquera celui sur l’épopée populiatse de l’hydroxychloroquine & une réflexion sur Woody Allen mémorialiste.


Bulletin de la SIHPP 

6 juin 2020 

Chers amis

Vous trouverez ci-dessous quelques liens vers des articles de fond  concernant la pandémie.  Deux articles  sont directement insérés dans le bulletin.

L’épidémie semble se déplacer de l’est vers l’ouest.

L’Amérique Latine, est atteinte, mais le pic de l’épidémie semble encore devant elle.

On trouvera sur le site belge du CETRI plusieurs analyses concernant la diversité des réponses qui caractérisent les pays de ce continent.

On pourra par exemple lire un  article de Frédéric THOMAS (voici le lien) qui fait le point sur la situation dans ce continent

L’Amérique latine et les Caraïbes au temps du COVID-19

On sait également que  le président du Brésil a défrayé la chronique, comme s’il s’agissait pour lui de dépasser le président Trump dans une course où se disputent déni de la pandémie et stratégie d’une radicalisation qui ne dit pas encore son nom. On trouvera ci-dessous un article de fond qui revient sur cette forme particulière de populisme.

Autre enjeu qui a défrayé la chronique médiatique dans un autre registre. La controverse autour de l’hydroxychloroquine et du professeur Raoult,

L’histoire des sciences nous apprend que les disputes  scientifiques ont souvent  donné lieu à des débats d’une violence inouïe. Mais  il était rare qu’elles dépassent le cadre savant. Or le jeu médiatique a eu pour effet (quand il n’en est pas la cause) d’étendre la controverse à l’opinion de manière demesurée. La controverse  a quitté  les chemins de la dispute scientifique pour une scène qui met en présence des experts (on n’ose pas écrire des savants, tant le  terme semble désuet aujourd’hui) qui à l’instar de certains personnages de Jules Verne, se disputent voire s’injurient, en étant persuadés d’avoir tous raison les uns contre les autres.

Pour s’en tenir aux aspects les plus récents de cette controverse, on vient de voir trois des quatre auteurs  d’une étude parue dans The Lancet (étude construite à partir de bases de données) se rétracter en mettant en cause, non pas la méthode elle-même mais la fiabilité des sources.

Que reste-il alors de la méthode scientifique quand les experts, pressés  par l’urgence et le jeu médiatique, se laissent emporter à coup de statistiques dans une polémique qui finit par leur échapper ?  Quelle place occupe alors la science dans nos pratiques sociales ? Science qui peut nous sauver, mais qui semble par moment hantée par la tentation  du scientisme. On ne s’étonnera pas que cela alimente les thèses complotistes.

Et si l’on ajoute l’effet d’urgence (initialement légitime), on peut se demander  si ne s’est pas  engagée une course folle dans laquelle les scientifiques  pourraient bien perdre leur âme ; course non pas à l’argent, mais vers la gloire : être le premier à trouver le bon traitement, à prouver l’efficacité ou l’inefficacité d’un médicament, et cela à n’importe quel prix.  Grande bagarre où la méthode (au sens cartésien) ne tient plus devant l’hubris qui saisit les uns et les autres.

Reste maintenant la course aux vaccins. Espérons qu’une menace analogue ne pèse pas sur les équipes  de recherches. Cela étant, le fait que les enjeux financiers sont considérables pourrait freiner les annonces prématurées ou autres déclarations imprudentes.

Pour en revenir au professeur Raoult, il se pourrait que son "alliance" avec Michel Onfray en dise plus sur le "populisme médical" qu’il semble aujourd’hui incarner que sur son travail même. On lira à ce sujet la très intéressante étude parue sur le site de la Revue Le Grand Continent. J’en ai donné de larges extraits plus bas. On trouvera également sur  ce site une synthèse sur ce que l’on sait des études sur l’hydroxychloroquine.

Le bulletin se termine par l’annonce de quelques parutions.

Bien à vous

H.R


Vincent MAGOS, spécialiste en santé publique et psychanalyste a donné le 8 mai une conférence en ligne, intitulée

Covid-19 : du confinement au tracing 

Argument — L’apparition du virus a complètement modifié notre quotidien. Nous avons dû rester chez nous, n’avons plus pu serrer notre famille dans nos bras et allons être pistés par un service ou des applications de tracing. Comment penser et organiser la juste balance entre des impératifs de santé publique et les bases d’une société démocratique, entre contrôles nécessaires et libertés individuelles ? On peut écouter cette conférence ou en lire le texte en allant à l’adresse ci-dessous :

Du confinement au  tracing 


BRÉSIL. Jair Bolsonaro : entre déni de la pandémie et stratégie de radicalisation

par Laurent DELCOURT (CETRI) 

Nouvel épicentre de la pandémie, le Brésil s’achemine vers un drame social et sanitaire. Face au désastre annoncé, le président d’extrême droite, Jair Bolsonaro, de plus en plus contesté pour sa (non) gestion de la crise, joue la carte de la radicalisation et de la confrontation.

Inexorablement, le Brésil s’achemine vers un drame social et sanitaire, et un chaos politique sans précédent. Le nombre de décès liés au coronavirus y double tous les cinq jours. « Notre situation aujourd’hui est pire que celle de l’Italie, de l’Espagne et des États-Unis » avertissait déjà un épidémiologiste fin avril, tandis que la Banque mondiale s’alarmait dans le même temps des conséquences sociales du covid-19 dans un pays empêtré depuis des années dans l’une des plus graves crises économiques de son histoire. Face à ce désastre annoncé, le président Jair Bolsonaro, de plus en plus isolé et contesté, a opté pour la politique du pire, naviguant entre déni et stratégie de radicalisation permanente, au prix d’une aggravation des effets de la pandémie.

Une « petite grippe »

L’alerte est donnée fin février-début mars lorsque les premiers cas brésiliens de covid-19 sont enregistrés. Parmi eux, une vingtaine de membres de la délégation dirigée par le président (lui-même très probablement infecté) qui s’est rendue, au début du mois, aux États-Unis pour une énième démonstration de sympathie envers l’administration de Donald Trump.

De retour au pays, Jair Bolsonaro, d’emblée, minimise la pandémie, la qualifiant, à l’instar de son mentor nord-américain, de gripezinha (petite grippe). Au mépris de toute précaution sanitaire, il participe, le 15 mars à un rassemblement pro-gouvernemental, distribuant généreuses poignées de mains et chaleureuses accolades à ses sympathisants venus à Brasilia pour éructer leur haine des parlementaires et des juges de la Cour suprême (STF). Contre l’avis de son ministre de la Santé, Luiz Henrique Mandetta, il refuse ensuite de se plier aux recommandations de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et de s’entourer d’une équipe d’experts pour gérer l’épidémie. Craignant que la baisse de l’activité ne nuise à sa popularité, il s’oppose enfin aux mesures de confinement décidées par la plupart des gouverneurs des États (compétents en la matière), les accusant de paralyser l’économie du pays et d’œuvrer contre l’intérêt national (Conti, 2020).

Très vite, les critiques fusent de toute part, y compris au sein de son propre camp. Dans leur majorité, les grands médias du pays, jusque-là plutôt complaisants, fustigent l’irresponsabilité du président. Dans plusieurs villes du pays, des concerts de casseroles sont organisés pour dénoncer son impéritie face à la crise. L’opposition réclame sa tête. Les droites traditionnelles, qui avaient appuyé sa candidature, prennent leur distance. Nombre de ses alliés le pressent d’agir. Et beaucoup (y compris à la gauche du spectre politique) appellent les militaires à reprendre en main la gestion de la crise sanitaire (De la Quadra, 2020 ; Singer, 2020).

Mais le président d’extrême droite ne goûte guère les compromis. Bien que de plus en plus contesté et isolé sur la scène politique, il demeure sourd à l’avalanche des critiques. Conscient de la relative impopularité du confinement, en particulier dans les quartiers populaires, règne de l’informel et de la débrouille, il joue plutôt la carte de la radicalisation et de la confrontation. Et tente de (re)mobiliser la rue contre ses adversaires politiques et les garde-fous institutionnels qui le brident : Cour suprême, Congrès national, gouvernements des Etat, etc. (Singer, 5 mai 2020).

« COMMUNAVIRUS » et purge interne

Le 29 mars, le Planalto (palais présidentiel) lance à grands frais, une vaste campagne, sous le slogan « O Brasil não pode parar » (« Le Brésil ne peut s’arrêter ») [1] pour inciter la population à rompre les mesures d’isolement et à descendre dans la rue, tandis que les réseaux sociaux bolsonaristes sont (re)mobilisés pour défendre la posture du président. Dans plusieurs villes du pays, des « carreatas » (manifestations en voiture) sont organisées. À São Paulo, l’artère menant à l’un des principaux hôpitaux de la mégalopole est bloquée par ses partisans. À Brasilia, un groupe de soignant.e.s qui rendait hommage à des collègues décédé.e.s et réclamait plus de moyens pour les hôpitaux est violemment pris à partie.

Dans la capitale, une manifestation – à laquelle se joindra, une nouvelle fois Bolsonaro – est également organisée devant une caserne pour réclamer la fermeture, par l’armée, du Congrès, de plus en plus hostile au président. Et quelques jours plus tard, ses séides montent un campement devant la Place des trois pouvoirs d’où ils en appellent au coup d’État et à l’« extermination de la gauche  ». Parallèlement, la machine de propagande pro-Bolsonaro s’en prend à la Chine, qu’elle accuse d’avoir sciemment propagé le virus, de même qu’aux institutions internationales, de plus en plus critiques – et inquiètes – par rapport à la gestion brésilienne de la crise sanitaire.

Cette stratégie de polarisation et de confrontation directe utilise les ressorts habituels du bolsonarisme. Il s’agit de cibler des boucs-émissaires, de diaboliser l’adversaire et d’agiter la menace de l’« ennemi intérieur et extérieur ». Aussi, le ministre brésilien des Affaires étrangères, Ernesto Araújo n’hésite-t-il pas à dénoncer, derrière la pandémie, un complot ourdi par l’OMS de mèche avec les communistes et autres globalistes : « Le virus apparaît de fait comme une immense opportunité d’accélérer le projet globaliste, écrit-il sans ambages. Projet à l’œuvre déjà via l’alarmisme climatique, l’idéologie du genre, le dogmatisme du politiquement correct, l’immigrationnisme, le racialisme, l’antinationalisme et le scientifisme. […] Au prétexte de cette pandémie, le nouveau communisme cherche à bâtir un monde sans nations, sans liberté, sans esprit, sous la houlette d’une agence de »solidarité" chargée de surveiller et de punir. Un état d’exception permanent transformant le monde en un grand camp de concentration (Chade, 2020). Des propos hallucinants qui suscitent consternation et indignation sur la scène diplomatique internationale.

Tout en multipliant les menaces contre ses adversaires, Jair Bolsonaro entend également mettre au pas son gouvernement, et procède à une purge interne. Accusé de manquer de loyauté (mais aussi de faire de l’ombre au président), son ministre de la Santé, fervent défenseur des mesures de quarantaine et de distanciation sociale et surtout principal maître d’œuvre de la lutte contre la pandémie, est limogé le 16 avril [2]. Et, moins de dix jours plus tard (le 24 avril), c’est son ministre de la Justice, Sérgio Moro, qui est contraint à la démission. Un double conflit opposait les deux hommes, l’un portant sur la pénalisation voulue par l’ex-juge du non-respect du confinement, l’autre sur la volonté du président d’extrême droite de nommer un proche à la tête de la police fédérale, alors que son clan est la cible de plusieurs enquêtes (Neiburg, 2020).

Provoquant une vague d’émoi dans le pays, cette double éviction ne va pas sans fragiliser davantage la situation de Bolsonaro, en forte baisse dans les sondages et ciblé désormais par près de 27 demandes d’impeachment, mais aussi de plus en plus enclin à jouer son va-tout, quitte à plonger le pays dans un chaos sanitaire, social, politique et institutionnel inextricable.

Le Brésil : nouvel épicentre de la pandémie

En passe de devenir le nouvel épicentre de la pandémie, le Brésil paie aujourd’hui lourdement l’attitude du gouvernement d’extrême droite et sa gestion désastreuse de la crise sanitaire. Le 15 mai, le pays franchit le cap des 15 000 décès. Et le nombre de contaminations dépasse les 227 000 cas selon les chiffres officiels communiqués par le ministère de la Santé. Un bilan qui, de l’avis de nombreux experts, est largement sous-estimé. Le groupe Covid-19 Brésil, qui réunit des spécialistes des meilleures universités du pays, estime ainsi que le nombre de personnes infectés pourrait être de douze à dix-huit fois plus élevé (Meyerfeld, 2020). Et bientôt atteindre un sommet, au niveau mondial, avec l’adoption précipitée de mesures de déconfinement.

Or, persistant dans son déni, Jair Bolsonaro s’y emploie activement. Après avoir soustrait près de nombreux secteurs à l’obligation de confinement, y compris les lieux de culte à la demande des évangéliques, il vient de décréter comme « activités essentielles » instituts de beauté, salons de coiffure et salles de musculation. Une stratégie suicidaire qui risque d’affaiblir davantage un système public de santé (SUS) à la dérive, fragilisé par les politiques d’austérité mise en œuvre par son prédécesseur, Michel Temer, et poursuivies par son gouvernement. Et d’aggraver ainsi l’impact désastreux de la pandémie dans le pays [3].

Les Nations unies tirent pourtant la sonnette d’alarme. Dans un communiqué cinglant, deux de ses experts déclarent que « L’épidémie de Covid-19 a amplifié les effets négatifs d’un amendement constitutionnel de 2016 qui a limité les dépenses publiques au Brésil pendant 20 ans  ». Ces effets « sont maintenant visibles de façon spectaculaire dans la crise actuelle ». Le « système de santé affaibli est surchargé et met en danger les droits à la vie et à la santé de millions de Brésiliens qui sont gravement menacés  ». Le constat est effrayant : à peine dix pour cent des municipalités ont des lits de soins intensifs tandis que le SUS ne dispose pas de la moitié du nombre de lits d’hôpitaux recommandés par l’OMS (ONU info, 28 avril 2020).

Au cœur de l’Amazonie, à Manaus, principal foyer de la pandémie au Brésil, les conséquences de ce désinvestissement massif dans le secteur de la santé sont d’ores et déjà catastrophiques, à tel point que le préfet de la ville compare la situation à un « film d’horreur ». Ne comptant qu’à peine cinquante lits de soins intensifs, le système de soin de cette ville de plus de 1,7 million d’habitants est au bord de l’implosion. Enterrés à la va-vite dans des fosses communes, les morts s’y comptent par milliers, essentiellement parmi les franges les plus pauvres de la population, incapables de s’offrir les traitements des hôpitaux privés high-tech et suréquipés de la ville, accessibles seulement aux plus nantis (The Guardian, 30 avril 2020).

Apartheid social et sanitaire

Là comme ailleurs, le décompte des morts met bien lumière l’Apartheid non officiel qui frappe les populations pauvres (habitants des périphéries, travailleurs et travailleuses du secteur informel, indigènes, Afro-Brésilien.ne.s, employé.e.s domestiques, etc.) et l’inégalité manifeste face à la pandémie (Brum, 2020). À Rio de Janeiro, São Paulo ou Fortaleza, le Covid-19 tue aujourd’hui bien plus de monde dans les quartiers périphériques et populaires, là où précisément la contamination est facilitée par la distribution inégale du revenu et un accès réduit aux services de santé de base. « Dans les périphéries, les conditions d’isolement social sont pires : il y a plus de résidents par ménage, l’accès à l’eau courante, indispensable à l’assainissement, est parfois inexistant ou intermittent, et l’insécurité économique incite beaucoup de personnes à quitter leur foyer pour gagner un peu d’argent […] La crise provoquée par le covid-19 tend à accentuer l’inégalité au Brésil, un des pays déjà les plus inégaux du monde  » (Deutsche Welt, 27 avril 2020).

Principaux groupes touchés par le déficit de soin, les populations pauvres sont également les plus exposées aux conséquences économiques de la pandémie. Sans politique sociale adéquate, prévient ainsi la Banque mondiale, 5,7 millions de personnes risque de basculer dans l’extrême pauvreté d’ici la fin 2020 (Valor Econômico, 19 avril 2020). Mais le covid-19 a un autre effet, moins médiatisé : celui de renforcer l’emprise sur les quartiers populaires désertés par l’État des gangs et des milices. Ceux-ci leur imposent leurs propres règles de quarantaine et mesures de précautions, contrôlent la distribution des kits d’hygiène, produits de première nécessité, ainsi que l’information sur la crise. A Rio de Janeiro, dans certaines zones, les milices obligeraient même les commerces à ouvrir pour récolter la « taxe » de sécurité (Neiburg 2020 ; Globo, 17 avril 2020).

« ET ALORS ? »

Pas de quoi émouvoir Jair Bolsonaro, réputé proche des milices, et bien plus préoccupé à se maintenir au pouvoir (jusqu’en 2027 prétend-il). Pour ce faire, il cherche actuellement à s’assurer les bonnes grâces des militaires (désormais surreprésentés dans son gouvernement), des « ruralistes » (propriétaires terriens et représentants de l’agrobusiness), des évangéliques, des parlementaires clientélistes et corrompus du Centrão et, surtout, l’appui de couches populaires déboussolés par la crise (Singer, 2020 ; Neiburg, 2020). « De fait, note André Singer, avec la pandémie de covid-19, Bolsonaro a perdu le soutien dans les zones de classes moyennes qui l’avaient appuyé en 2018. […]. De l’autre côté, la position de Bolsonaro en faveur de la réouverture des activités économiques – et contre l’isolement social – peut lui valoir de la sympathie de [celles] où le lulisme était le plus fort : les classes populaires. De la même manière, le début du versement d’une aide de 600 reais (112 dollars US) peut expliquer certains changements dans l’appréciation du président  » (2020).

L’octroi, depuis le début du mois d’avril, par le gouvernement d’une aide d’urgence (« Renda básica emergencial ») destinée aux populations les plus vulnérables, sous la pression de la société civile, de parlementaires et d’économistes pourrait en effet consolider l’assise populaire de Jair Bolsonaro. A quel prix ?

Fin avril, à la question d’une journaliste qui lui faisait remarquer que le nombre de décès dépassait déjà celui de la Chine, il rétorqua : « Et alors. Que voulez-vous que je fasse ? Je suis Messias (traduire, le « Messie », deuxième prénom du président), mais je ne fais pas des miracles  » (El País Brasil, 29 avril 2020).

NOTES

[1] La campagne sera finalement suspendue sur décision de justice et remplacée, le premier avril, par le slogan « Ninguém fica para trás » (« Personne ne reste derrière »).

[2] Il est remplacé par Nelson Teich. En désaccord par rapport aux mesures de déconfinement prises, sans son aval, par le président, il remettra lui aussi sa démission moins d’un mois après sa nomination (le 15 mai). L’intérim est actuellement assuré par un militaire, le général Eduardo Pazuello, donnant ainsi une coloration toujours plus « verte olive » au gouvernement Bolsonaro.

[3] Voir Delcourt L. (2020), « Bolsonaro, président : ressorts et conséquences d’une révolte à rebours », Alternatives Sud, vol 27-2, Cetri-Syllepse, à paraître en juin.


HYDROXYCHLOROQUINE

Un essai de synthèse qui fait le point sur les études en cours  est publié sur le site de la  revue Le Grand Continent à l’adresse suivante

Nouvelles études sur l’hydroxychloroquine. quelle évolution ? 

Le cas Raoult. 10 points sur le style populiste médical. 

Xavier Olessa-Daragon pour le Grand Continent (26 mai 2020)

On trouvera ci-dessous quelques extraits de cette longue étude. Le texte  complet se trouve également sur le site de la revue Le Grand Continent à l’adresse suivante :

LE CAS RAOULT. 10 POINTS SUR LE STYLE POPULISTE MÉDICAL. 

« Il est devenu très compliqué d’entreprendre des projets de recherche dans le domaine de la santé en France, le secteur étant rongé par les querelles partisanes, la bureaucratie tentaculaire et le politiquement correct »

1 – De la scène scientifique à la scène publique : autopsie d’une reconversion

Pourquoi déployer autant d’efforts ? Pourquoi s’évertuer à nager ainsi à contre-courant, à prendre autant de coups, où est donc l’opportunité offerte par ce que nous proposons d’appeler un populisme médical opportuniste ? La réponse est assez simple : un boost inespéré de notoriété, et toutes les opportunités de reconversion professionnelle qui vont avec.

Cette forme de populisme médical émanant au départ d’un déclin de reconnaissance de ses pairs et d’une forme de crépuscule de carrière, serait donc la manière, faute de pouvoir continuer à espérer gagner sur le terrain scientifique, de changer de terrain de jeu
(…)
Bien avant d’arriver sur le devant de la scène publique, le Professeur Raoult a perdu en 2017 son label INSERM et CNRS  suite à une revue par un comité international d’une quinzaine de ses pairs (…) Il séquence beaucoup, découvre ainsi beaucoup de nouvelles espèces de bactéries, publie ainsi beaucoup, mais l’apport scientifique est très faible car cela tend parfois plus vers l’usine de séquençage à la chaîne que vers une réflexion et une interprétation de ce qui est découvert.
(…)
Alexandre Fleming n’avait pas beaucoup publié avant de découvrir la pénicilline, mais ce qui lui a valu le prix Nobel est non seulement son observation du fait que les bactéries n’avaient pas poussé dans la zone où se trouvaient des champignons, mais aussi et surtout son interprétation, qui l’a amené à découvrir le premier antibiotique (…)
Revenons à Didier Raoult. Il semblait donc y avoir une forme de consensus sur la très faible pertinence scientifique de ses travaux récents. Cela lui était préjudiciable dans le cadre d’une carrière scientifique, mais est devenu complètement accessoire dans le cadre d’une carrière publique. Peu importe les articles de recherche qu’il publiera, ne publiera pas, ou les articles tels que celui du Lancet paru récemment, qui seront publiés et s’inscriront en faux contre ses déclarations, la très grande majorité de ceux qui le soutiennent continueront de le soutenir pour ce qu’il représente.
(…)
Son livre est entré dans le top 20 des ventes, sa chaîne Youtube a décuplé son nombre d’abonnés : un merchandising à son image s’est mis en place et le Professeur est ainsi devenu bien plus célèbre. Il peut, s’il choisit de monétiser cette notoriété, devenir bien plus riche qu’il n’aurait jamais espéré pouvoir le devenir dans le cadre d’une carrière scientifique.
(…)

2 – La force du récit populiste face à la complexité et l’absence de sens 

Où est alors la question ? Une des plus grandes forces du style populiste est probablement sa capacité à créer et véhiculer un storytelling clair, aux enjeux rapides et simples à comprendre.
(…)
La question est alors celle de l’existence ou non d’un narratif et son attrait, plus que sa véracité. Et on observe ici la transposition à la sphère scientifique et médicale d’un phénomène déjà à l’oeuvre dans bien d’autres domaines. D’Eric Zemmour à Juan Branco en passant par Philippe de Villiers, les ouvrages politico-historiques qui se vendent le mieux sont ceux qui adoptent un récit populiste beaucoup plus impactant et attrayant que l’exposé souvent plus complexe, confus, et bien moins attrayant de ses détracteurs.
Comme souvent, le style populiste plante le décor d’une histoire féérique : un royaume où coexistent « des gentils » très gentils et « des méchants » très méchants, rapidement et clairement identifiés, sur fond de batailles éclatantes et d’enjeux d’envergure, qui galvanisent l’opinion.
(…)
Quelle histoire semble la plus acceptable et la plus réconfortante ? Le fait que le Sars-Cov-2 ait été développé par l’homme dans un laboratoire et que toute cette crise ne soit qu’une illustration tragique des risques liés à l’hybris humain jouant à l’apprenti sorcier ? Ou le fait que ce soit la faute à pas de chance, qu’une combinaison d’événements avec une probabilité infime de se produire ait fini par se produire ? Que préfère-t-on croire : que l’on dispose d’un traitement efficace et peu cher promu par un scientifique parti seul en croisade contre tous les lobbys pharmaceutiques et les politiciens corrompus et qu’ainsi le sang de tous les morts liés au Sars-Cov-2 soit sur leurs mains ? ou que l’on ne dispose malheureusement d’aucun traitement ayant fait ses preuves, et qu’au-delà de tous les débats sur la gestion de crise, toute cette histoire n’ait pas de méchant avec des intentions criminelles ?

3 – Qu’est ce que le populisme médical ? 

À la faveur de la pandémie, on assiste à l’émergence d’un populisme d’un nouveau genre, dont les contours sont encore difficiles à cerner, mais qui prend déjà forme à partir d’une série de phénomènes. Alors que la situation, par son caractère volatile, par la quantité de nouvelles informations qui parviennent chaque jour et par l’abondance des interprétations, mériterait de nous inviter à faire preuve de la plus grande prudence, la précipitation et la simplification ont souvent pris le pas sur la méthode.
De telles comportements étaient prévisibles de la part de populations paniquées. L’opinion publique, à l’heure des réseaux sociaux et de l’hyperconnexion, est plus que prompte à diffuser des nouvelles sans forcément avoir pu vérifier toutes les informations. Les médias traditionnels, qui s’efforcent pourtant pour la plupart de présenter une information claire et à jour de la situation, sont souvent pris pour cible par ceux qui voudraient trouver du sens dans la catastrophe, c’est-à-dire des réponses simples – et idéalement des réponses qui confirment leurs théories.
Dans ce contexte, on aurait pu attendre du monde scientifique et médical qu’il soit un sanctuaire de la méthodologie et de l’administration de la preuve. Dans sa grande majorité, cela a été le cas. Toutefois, l’exemple du Professeur Raoult, et la rapidité avec laquelle celui-ci est devenu une sorte d’icône, à la fois martyr opprimé par l’establishment et magicien de la dernière chance, prouve qu’est apparu, contre toute attente, un populisme médical.
Ironie de l’histoire, ce populisme est né dans le pays de Claude Bernard et de Pasteur. Alors qu’il avait fallu plusieurs siècles de grands savants et de théories successives pour dégager une méthode fiable, la médecine expérimentale, à laquelle on attribue les plus grandes évolutions de la médecine et la formidable réussite des résultats dans ce domaine, il a fallu une série de vidéos Youtube et quelques centaines de tweets pour qu’un médicament n’ayant pas rempli les critères imposés par la méthodologie scientifique la plus élémentaire ait pu s’imposer comme un « remède miracle ». Au point que, de l’autre côté de l’Atlantique, le Président des États-Unis lui-même, Donald Trump, se vante de s’en auto-administrer à des fins préventives.
Finalement, ce populisme n’a pas emprunté de voies révolutionnaires.
(…)
Même si ce phénomène est nouveau et touche de manière différenciée les secteurs et les régions, il s’appuie en réalité sur des réalités anciennes (…) le cas Raoult n’est que la dernière des métamorphoses. Nous proposons ici d’en dresser une typologie.

4 – Le populisme médical « politique »

On pourrait définir une première forme de populisme médical qui serait directement liée au populisme politique et consisterait en une série de déclarations vigoureuses promettant une mise de la santé au premier plan et un soutien total aux soignants. Il va sans dire que ces promesses ne sont dans les faits pas suivies d’actes à la hauteur.
(…)
Ce qui permet cette définition du populisme médical politique et ce qui légitime cette mise en avant du décalage entre les propos et les actes est le fait que tout cela vient des soignants eux-mêmes, exaspérés d’avoir l’impression d’être des héros lorsqu’il s’agit de prononcer des discours mais des gaspilleurs incapables d’utiliser leurs moyens de manière rationnelle lorsqu’il s’agit de faire les comptes.
Ce populisme médical viserait ainsi à glorifier les soignants dans les discours pour éviter le choc ultra violent entre deux conceptions des maux au cœur de la crise du système de santé. Il s’analyserait ainsi en une manœuvre tactique, une manière de pacifier, de rallonger la mèche pour éviter l’explosion. En un mot, d’œuvrer à sa manière pour la paix sociale et sanitaire.
Car en France, il existe un gouffre qui semblait avant la crise actuelle insurmontable entre deux conceptions de ce qui ronge l’offre de soin. D’un côté celle de ceux que l’on nommera technocrates, bureaucrates, ou gestionnaires pragmatiques confrontés à la réalité des déficits et de la dette selon sa sensibilité, qui considèrent que les moyens sont là, qu’il y en a même trop, et qu’il faut simplement les rationaliser et mieux les utiliser. (…) De l’autre côté, les soignants expliquent que non seulement les moyens ne sont pas là et qu’il n’est plus possible de continuer à faire plus avec moins (…°
Ce qui frappe dans ce populisme médical politique est qu’il ne serait donc pas l’apanage de ceux que l’on associe traditionnellement avec le style populiste. Il serait plutôt un outil utilisé par des dirigeants soucieux d’équilibrer les comptes et de « rationaliser les dépenses » sans alarmer et en mettant la population de son côté face à des héros qu’il faudrait aider à mieux utiliser des moyens qu’ils ont déjà.
(…)

5 – Le populisme médical complotiste

Il s’agit là d’une forme de populisme médical qui vise à décliner au champ médical un complotisme déjà abondamment répandu partout ailleurs.

La profession médicale est une cible particulièrement propice aux théories du complot, ayant dans son histoire été l’un des hauts lieux d’une forme de patriarcat paternaliste, particulièrement verticale et porteuse d’une forme de violence et de mépris social envers les « non sachants », intimés de suivre les consignes si ce n’est les ordres sans poser de questions. Le patient maintenu à l’écart du soignant et laissé à sa condition de « passivité » tandis que le médecin bénéficie d’une marge de manœuvre et des outils du pouvoir.
De nombreux efforts ont depuis été faits pour faire évoluer la profession et révolutionner la relation médecin-patient (…) On pourrait considérer que ce populisme médical complotiste se fonde sur deux grands piliers : le rejet d’un certain nombre d’innovations et apports de  la médecine moderne, (…) et un rejet violent de tout ce qui a trait de près ou de loin à l’industrie pharmaceutique.
(…)
Ce lien avec l’industrie pharmaceutique devient une arme redoutable, comme une formule magique qui permet de discréditer à tout moment et sur tout sujet quiconque a un jour eu un lien avec elle.
(…)
En plus du lourd passé de la profession médicale, ce complotisme s’appuie sur le malaise suscité par le coeur du modèle économique de l’industrie pharmaceutique (…)Toute avancée ou traitement promu ou source de bénéfices pour l’industrie pharmaceutique devient alors un complot pour s’enrichir en empoisonnant dans le même temps pour rendre encore plus malade et vendre encore plus de nouveaux traitements inutiles. Toute tentative de « pédagogie » de la part du corps médical ou scientifique est alors perçue comme une réminiscence du paternalisme dont ne pourrait décidément s’empêcher le corps médical.

6. « Ingrats corporatistes »  : le populisme médical anticorporatiste

Il s’agit d’un discours né de la souffrance et du désespoir causé par la désertification médicale.
(…)
Il s’agit d’une forme de populisme qui met face-à-face le « vrai peuple » et cette élite dont elle paye les études et qui refuse de venir la soigner.
L’augmentation de la mortalité dans certaines zones du fait de la distance avec l’hôpital le plus proche exacerbe les tensions, et les étudiants en médecine deviennent alors les bouc émissaires parfaits. « Il suffirait de les contraindre. » Les délocalisations, la désertification des zones rurales, la fracture sociale, le divorce entre gagnants et perdants de la mondialisation, entre « premiers de cordée » et «  France d’en bas  », entre « citadins » et « provinciaux », tout cela pourrait être réglé simplement si seulement cette profession et ses étudiants qualifiés « d’ingrats corporatistes » par certains de ces élus locaux y mettaient du leur…
Cette facette plus méconnue est également en arrière plan de la montée en puissance du phénomène Raoult.

7 – Le style du Professeur Raoult : un populisme médical opportuniste

Le monde médical et scientifique en règle générale a ceci de particulier qu’il est extrêmement complexe si ce n’est presque impossible d’y faire carrière et de s’y épanouir en ayant la fibre « populiste médicale » depuis le départ.
Suivre une formation à la médecine et à la recherche scientifique requiert une certaine adhésion à un certain nombre de principes, le premier étant probablement un certain rapport aux faits. Si les faits infirment votre hypothèse de départ, peu importe à quel point vous y êtes attaché et ce que vous y avez investi émotionnellement et personnellement, vous devez y renoncer, ou du tout moins admettre qu’en l’état elle est infirmée par ces faits. (…)
Car c’est peut être là une des différences les plus fondamentales entre le monde politique et le monde médico-scientifique : dans l’un, on peut être crédible, prospérer malgré une hostilité ou un mépris unanime de l’ensemble de ses confrères, grâce au seul soutien de ses électeurs, mais dans l’autre, pour être crédible, il faut que ses confrères arrivent aux mêmes observations à partir des mêmes démarches.

Et ce populisme opportuniste pourrait ainsi être vu comme précisément une manière de contourner ses confrères pour prospérer sur le seul soutien populaire.
Il s’agirait d’une certaine manière de s’adresser « directement au peuple ».
(…)
Et l’opportunisme serait ainsi la raison même de ce changement de stratégie chez ceux qui ne se sont pas privés du soutien et de la reconnaissance de leurs pairs, et ont par exemple accepté volontiers le Prix Nobel de Médecine pour la découverte du VIH ou le Grand Prix INSERM pour leur découverte du premier virus géant, mais qui, une fois démis de leurs fonctions ou privés du label INSERM et CNRS s’éveillent soudainement, après plusieurs décennies, sur le caractère intrinsèquement corrompu de la communauté scientifique.
Celui qui s’est évertué à multiplier les publications scientifiques afin de soigner son facteur d’impact personnel découvrirait soudainement comment fonctionne le système de publication et de peer reviewing ? Il ne s’agirait donc pas tant d’un rejet idéologique de la méthode scientifique et du système de revue par les pairs de la communauté médico-scientifique, que d’une stratégie de repli une fois le soutien de celle-ci perdue.

8 – La surenchère comme parade face aux faits 

Mais la stratégie ne s’arrête pas là. Ces derniers jours ont été l’occasion d’une surenchère médiatique de la part du docteur Raoult. Cette mise en scène d’un populisme médical d’un genre nouveau, opportuniste et affranchi des faits a conduit à une surenchère de déclarations, dans le but de jouir d’un soutien inconditionnel de « l’opinion ».(…) Le mécanisme appliqué est celui du complot élargi, pour continuer à expliquer cette perte de soutien de la communauté scientifique.
Et lorsque des chercheurs brésiliens mettent en garde contre les dangers du traitement que l’on a promu, et que les agences fédérales américaines en charge de la santé ne partagent pas cet optimisme et mettent plutôt en garde contre les dangers dudit traitement, il faut encore élargir le complot.
Quand des chercheurs venant de son propre IHU prennent part à des travaux observant que ledit remède fonctionne bien in vitro mais ni sur des singes couramment utilisés pour évaluer l’efficacité de ce genre de traitement ni sur des systèmes de cellules humaines, il faut élargir le complot, décidément extrêmement vaste, à son propre institut.
Enfin quand une étude paraît le 22 mai 2020 dans la revue The Lancet, l’une de celles avec un Facteur d’Impact – jadis si précieux au yeux du Professeur Raoult, (celui-ci) met volontiers le sien en avant comme gage de la qualité de ses travaux – (…) Il faut cependant rappeler que les auteurs de l’article soulignent que corrélation ne vaut pas nécessairement causalité et qu’il faut tout de même conserver un certain recul quand à l’interprétation de ces résultats. (…)

9 – «  L’éthique » contre les faits

Mais ce style populiste médical opportuniste est manié par des insiders du système. Ceux-ci le connaissent bien et ne manquent pas de ressources. Pour répondre à l’absence de groupe contrôle ne recevant pas d’hydroxychloroquine dans ses études, le Professeur Raoult répond qu’en tant que médecin il ne juge pas éthique de priver des patients du traitement au nom de la science et du besoin d’avoir un élément de comparaison.
On voit là en premier lieu un argument parfaitement recevable, et l’on en vient même à se demander qui pourrait éthiquement faire preuve d’un cynisme allant jusqu’à donner un placebo à un patient en lui disant : « désolé, tu as reçu le placebo, tu vas mourir, pas chance, c’est au nom de la science ».
(…)
La base de la méthode scientifique est la reproductibilité. Un résultat est « scientifiquement établi » dès lors qu’en refaisant les mêmes expériences que l’auteur d’une publication scientifique, on obtient ce même résultat. (…) Dans un monde où les communautés scientifiques sont plus interconnectées que jamais et où un nombre conséquent de laboratoires de recherche dispose des moyens de refaire ses expériences et d’en publier des premiers résultats de plus en plus rapidement, la seule parade face à une absence de reproductibilité de ses résultats est la surenchère dans la dénonciation d’un complot de plus en plus large, ou l’invocation d’une hypothétique « éthique  », tous ceux qui trouvent différemment étant forcément impliqués de près ou de loin.

10 – L’incarnation d’un récit toujours efficace

C’est là, à la croisée de la rhétorique complotiste classique et du style populiste médical, jouant sur les colères, les craintes et le sentiment d’urgence, que prend tout son sens la « nouvelle carrière publique » du Professeur Raoult.
L’incarnation. Il incarne. Il incarne non seulement l’affront et la rébellion face à la caste des médecins et des scientifiques, «  élites patriarcales et méprisantes par excellence », mais aussi de manière plus large la rébellion face au système, et face au pouvoir.
En outre, son apparence physique particulière à fait de lui un personnage très facilement reconnaissable, un meme, plutôt utilisé d’ailleurs par ses détracteurs, qui remplit le vide immense que présente la crise actuelle à ce niveau.
Car toute bonne histoire a besoin de personnages forts. Malgré leur volonté de rester un mouvement protéiforme et fondamentalement horizontal, les gilets jaunes ont fini par faire émerger des « figures », de par la pression extrêmement forte des médias et de l’opinion avide de pouvoir mettre des visages sur ce mouvement, et d’avoir des personnages lui permettant de raconter une histoire. La crise actuelle a mis en avant « les soignants », mais parmi eux aucun visage n’a émergé. Aucun autre personnage d’envergure ne s’est «  révélé » au grand public et n’a pu incarner.
La nature ayant horreur du vide, faute de Florence Nightingale, elle s’est contentée du Professeur Raoult.


PARUTIONS


Anne DUFOURMANTELLE « Chroniques »

Préface de Robert Maggiori, (Ed. Rivages)

Psychanalyste et philosophe, Anne Dufourmantelle (1964-2017), auteure de nombreux livres, a tenu pendant deux ans (2015-2017) une chronique régulière dans Libération. Ces textes sont aujourd’hui réunis en un volume et accompagnés d’une belle préface de Robert Maggiori.
Au fil des pages, on retrouve son style, sa douceur et surtout sa manière si singulière de parler d’un livre qu’elle aime, de rendre hommage à des personnalités : Jean Delay (féroce et ironique), Peter Sloterdijk (pessimiste et énergique) ou François Hollande (« poisson rouge » indéchiffrable) ; ou encore de raconter l’air du temps. On découvrira donc ici, outre les portraits, une suite de récits qui s’enchaînent en un joli désordre : facettes de la folie, étude sur le sublime, relations entre vérité et propagande.
Dans un texte de 2009, ajouté en appendice, elle évoquait le 20e anniversaire de la création de la Convention internationale des droits de l’enfant (CIDE) : « Jamais une époque, disait-elle, n’aura autant idéalisé ses enfants (…). La réalité est tout autre. Abus, pauvreté, abandon. Les enfants n’ont qu’à se taire. » Au-delà du calme des apparences, Anne Dufourmantelle savait se montrer d’une implacable dureté quand il s’agissait de l’enfance en danger et elle l’a prouvé : elle est morte d’un arrêt du cœur, à Pampelonne, en juillet 2017, en sauvant un enfant de la noyade.

Élisabeth Roudinesco pour Le Monde des Livres
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Roland GORI  : Et si l’effondrement avait déjà eu lieu L’étrange défaite de nos croyances 
(Ed L.L.L)

Les croyances, les catégories de jugement et les manières de penser le monde et l’humain qui ont fondé et inspiré les sociétés thermo-industrielles se sont effondrées. Nous sommes pris sous les décombres de cet effondrement. Comme en attestent nos malheurs actuels, – pandémie, crise climatique, crises sociale et psychique -, symptôme de notre impréparation culturelle, sociale et civilisationnelle. Notre sol s’est dérobé, nos fondations s’effondrent, comment alors penser l’avenir ?

Signalons également la publication en Livre de Poche d’un ouvrage paru il y a  quelques années  de Roland Gori et Marie-José Del Volgo : Les exilés de l’intime 

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Woody ALLEN  :  Soit dit en passant 

par Élisabeth Roudinesco

L’autobiographie du réalisateur américain Woody Allen est parue en  français le 3 juin aux éditions Stock. Elle a été traduite par Marc Amfreville et Antoine Cazé. On lira ci-dessous un entretien de Élisabeth Roudinesco avec Pierre de Gasquet (Les Echos du 22 mai 2020)

"WOODY ALLEN, CE N’EST NI LES ATRIDES NI "LES DAMNÉS"

Que pensez-vous du débat ouvert sur la publication des mémoires de Woody Allen ?

Je pense que la liberté des éditeurs doit être inconditionnelle dans le cadre du respect de la loi. On ne diffuse pas de textes injurieux, antisémites ou qui violent le principe de la vie privée d’autrui,  etc. A partir de là,  tous les chantages visant à interdire la publication d’un livre sont inadmissibles, d’où qu’ils viennent. Nous sommes dans une période où fleurissent des meutes indignées qui portent atteinte à la liberté d’expression en s’érigeant en tribunal. Plutôt que de critiquer le contenu d’une pièce, d’un livre, d’un film, ces meutes font pression auprès des producteurs, éditeurs, metteurs en scène, conservateurs de musée, etc. pour faire interdire des spectacles, des expositions ou des oeuvres qui ne leur conviennent pas. Ce fut le cas en 2013  lorsqu’on tenta de censurer un tableau de Balthus lors d’une exposition au Métropolitan Museum de New York, à cause de sa « nature offensante ». Même chose pour le dernier film de Roman Polanski, J’accuse, boycotté par des féministes.

Peut-on voir Woody Allen comme une victime collatérale du mouvement MeToo ?

MeToo existe depuis 2007 et s’est amplifié en 2017 et le fils de Woody Allen a joué un rôle important dans la dénonciation des agressions sexuelles commises par Harvey Weinstein, lequel a été jugé et condamné, à juste titre, par la justice de son pays. Je dirais plutôt qu’il y a, depuis l’affaire Weinstein, une recrudescence de campagnes qui, par leur violence, détruisent la liberté critique de chacun face à une oeuvre. Comment, par exemple, critiquer un livre dès lors que l’éditeur a subi de telles pressions pour ne pas le publier ? Je félicite et je soutiens Manuel Carcassone, PDG de Stock, pour son courage. Il n’a pas cédé aux pressions qui s’exerçaient sur lui (Hachette BOOK Group) et a maintenu la publication des mémoires d’Allen. C’est la seule chose qui compte. Mais ce combat pour la liberté place le critique littéraire dans une position intenable : dans un tel climat, il ne peut plus chroniquer sereinement le contenu de l’œuvre. S’il en fait l’éloge, il sera catalogué comme béni-oui-oui de l’éditeur, s’il démontre sa nullité, il sera rangé dans le camp des lyncheurs.

Peut-on parler de risque de « Maccarthysme culturel » ?

Oui, bien sûr. Tout cela vient des années 1990, lorsque le « politiquement correct » a commencé à sévir dans les universités américaines. Au départ, il s’agissait de lutter contre des discriminations. Mais cela s’est retourné en son contraire quand la gauche américaine a substitué des luttes identitaires à des luttes classiques (sociales et de classes). D’ailleurs,  Philip Roth a été victime de ce genre de campagne lorsqu’en 2002, il a publié un de ses plus beaux roman : La Tache (The Human Stain). Aujourd’hui, aux Etats-Unis, bon nombre d’éditeurs engagent des « détecteurs d’offenses » qui relisent les livres jugés « suspects » de ne pas être politiquement corrects.

Ne peut-on considérer l’affaire Woody Allen comme une tragédie ? 

Non, je ne vois pas de dimension tragique dans cette affaire  de famille. Ce n’est ni les Atrides, ni les Labdacides, ni Les Damnés de Visconti, ni  Le Parrain de Coppola, mais plutôt une comédie de boulevard. Voilà une actrice qui a quinze enfants, dont onze ont été adoptés, dont plusieurs sont morts, et voici un metteur en scène qui a épousé l’une des filles adoptives de cette actrice, laquelle a été sa compagne, et qui  a adopté avec sa belle-fille deux autres enfants, parce qu’il refuse d’engendrer une progéniture. Voilà un fils qui dénonce les abus de son père et dont la mère affirme qu’il serait le fils de Frank Sinatra, plutôt que celui de ce père qu’il dénonce. Et voilà que depuis des années, parents et enfants se déchirent par médias interposés, à coup d’accusations et de témoignages. Certains enfants prennent le parti de la mère, d’autres celui du père et rien ne les arrête dans la poursuite de leur jouissance à se haïr les uns les autres.

Une situation tragique suppose que les « héros » soient en mesure d’affronter leur propre humanité, face à un destin qui les contraint à agir en sens contraire de leur désir, ou qui, au contraire, les entraine vers une démesure transgressive, d’où ils ne peuvent s’échapper que par la mort : que le destin s’appelle Dieu, le fatum, la statue du commandeur, la Loi de la cité, le Surmoi,  peu importe.

Si un historien voulait un jour raconter l’histoire de la famille Allen en transformant le théâtre de boulevard en une vraie tragédie, pourquoi pas ? Je lui souhaite bonne chance.


Camille CREYGHTON  Résurrections de Michelet. Politique et historiographie en France depuis 1870 
(Eds. de l’EHESS).

Résurrections de Michelet, retour sur une success-history

Dominique Kalifa pour Libération  (Mai 2020)

Camille Creyghton retrace le formidable destin posthume de l’historien, auteur d’une œuvre célébrant la nation et la Révolution et transcendant les écoles et les périodes, porté par sa veuve puis par des héritiers comme Gabriel Monod.

De tous les historiens du XIXe siècle, qui en compta beaucoup (pensons aux frères Thierry, Augustin et Amédée, à Guizot, à Edgar Quinet, à Victor Duruy), Michelet est sans conteste le plus célèbre. Il est surtout le seul qui continue aujourd’hui à être édité, lu et commenté au-delà du cercle étroit des spécialistes. C’est cet extraordinaire destin posthume qu’analyse Camille Creyghton. Son livre retrace le complexe processus, édifié à la croisée de l’histoire, de la politique et de la littérature, «par lequel Michelet accéda au statut d’historien canonique».

L’enquête débute donc en 1878, au lendemain de la mort de l’historien. Le premier rôle revient à sa jeune veuve, Athénaïs (elle avait vingt-huit ans de moins que lui), qui batailla ferme pour obtenir l’héritage intellectuel et éditorial du défunt. Elle dut pour cela faire valoir sa qualité de coauteure des dernières œuvres, la Mer, l’Oiseau, l’Insecte ou la Montagne, qui voient l’histoire de la nature l’emporter sur celles des hommes. Devenue dépositaire légitime, elle déploya une intense activité, adaptant, vulgarisant, valorisant les livres de Michelet pour qu’ils trouvent un plus vaste public. La jeune République la seconda utilement. Le régime, encore fragile, avait besoin de figures fondatrices.

Républicain, anticlérical, auteur d’une œuvre qui célébrait la nation et la Révolution française, Michelet était un candidat idéal. Ses obsèques avaient déjà donné lieu à une grande manifestation. Quatre ans plus tard, on éleva au Père-Lachaise un monument en son honneur. Puis on donna son nom au lycée de Vanves (près de Paris) et on orna de portraits flatteurs la nouvelle Sorbonne, inaugurée en 1889. Le centenaire de sa naissance tomba mal (1898, en pleine tourmente dreyfusarde), mais l’œuvre de canonisation se poursuivit : bustes, statues, noms de rues lui furent dédiés, seul le Panthéon fit défaut.
L’initiative passa alors aux historiens. On a longtemps opposé l’école dite «méthodique» de la fin du XIXe siècle, férue de scientisme et de professionnalisme, aux «romantiques» dont Michelet aurait été la tête de file. Le livre de Camille Creyghton démonte cette fausse discontinuité. Car l’héritier le plus actif de Michelet fut Gabriel Monod, fondateur en 1876 de la très sérieuse Revue historique et patron de la nouvelle école. Monod multiplia les références à l’historien, édita dès 1893 ses Œuvres complètes, célébra son symbolisme et sa puissance imaginative, indispensables pour «ressusciter le passé, ce qui est le but suprême de l’histoire». Nommé en 1905 au Collège de France, il consacra tous ses cours à l’œuvre de Michelet et, grâce aux papiers personnels que la veuve de l’historien lui avait confiés, s’attela à une biographie qui parut à titre posthume, en 1923.

Bien sûr, des voix discordantes s’élevèrent : les plus «positivistes» trouvaient Michelet trop littérateur, les plus socialistes l’accusaient de négliger les questions économiques, celles de l’Action française ne lui pardonnaient pas son républicanisme. Mais rien de cela n’entama la gloire de Michelet, à laquelle contribua aussi Ernest Lavisse, nouveau pape de l’histoire universitaire, et qu’entérina le patriotisme exacerbé de la Grande Guerre.

Le flambeau fut repris après-guerre par Lucien Febvre, qui fit de Michelet le père des «mentalités», d’une histoire sensible aux passions et aux affects. L’œuvre s’ouvrit alors à tous les vents : Barthes la sillonne à la recherche d’un «réseau organisé d’obsessions», Hayden White y traque une poétique, et la Sorcière connaît une grande fortune publique. Grâce à Paul Viallaneix, analyste méticuleux des manuscrits, des carnets, de la correspondance, l’historien entre de plain-pied dans le champ littéraire. Cette capacité de Michelet à transcender les périodes, les écoles, les disciplines, apparaît d’autant plus saisissante que son apport proprement «historique» – en termes de savoirs – demeure somme toute modeste. Sa puissance est ailleurs. L’engagement républicain et patriotique est évidemment décisif. En 1959, Malraux faisait encore de Michelet l’une des figures centrales, quasi prométhéenne, de la grandeur nationale. La puissance créatrice, la force d’évocation d’une écriture qui entendait lier d’un même geste l’individu, la société et la nature, y sont aussi pour beaucoup. Mais le génie de Michelet est sans doute d’avoir le premier, au moment même où émergeait la conscience historique moderne, inventé la catégorie «Histoire de France». En dotant le pays d’une âme, d’une personne, il l’essentialisa comme entité vivante. Ce qui explique pourquoi, dans un pays où l’histoire a si longtemps été nationale, Michelet parvint à assurer, depuis l’âge romantique, une singulière continuité.