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La société des assurances

Olivier Douville & Jérémie Salvadero

Mots clés : psychologie, psychiatrie, méédicalisation de l’existence, biopouvoir, médecine

Nous approuvons ce texte sans réserve. Et rappelons vu la dispersion du peuple psy, qu’à côté des psychanalystes et au côte à côte avec eux, les psychopraticiens relationnels, second embranchement disciplinaire de l’arbre de la psychothérapie du processus de subjectivation, participent de la même analyse et du même combat contre la médicalisation de l’existence en cours et le mise en place ici décrite d’une société des assurances. Et par conséquent dénoncent pour leur part et solidairement avec leurs collègues psychologues, l’ensemble de la nociceptivité que cela représente.

Philippe Grauer

En proposant l’expression de « société des assurances », les auteurs insistent sur une anthropologie de la santé, prenant en compte les nouveaux visages de la santé publique basés sur la planification technique au service de la gestion des risques sanitaires. Avec la crise de la Covid-19, ce modèle du risque zéro n’a fait que s’amplifier, notamment à travers les discours politiques sur la santé mentale. Dans un tel contexte de mutations de la psychiatrie au profit de l’approche « neuro », il est donc plus que nécessaire de porter un regard critique sur toute politique préventive, mais aussi de redéfinir la place actuelle de la psychanalyse dans la cité.

1Chaque société, qu’elle le sache ou pas, s’organise de modes de gouvernance dont les actions politiques résultent. Michel Foucault a proposé le terme de « sociétés disciplinaires » (1975) et Gilles Deleuze a théorisé « les sociétés de contrôle » (1990). Considérons désormais, et sous la bonne garde de ces deux auteurs, ce que nous nous plaisons à nommer « la société des assurances ». Société des assurances, des mutuelles, de la garantie, de la réparation et de la compensation. Les menaces de procès, d’accusation de ne pas avoir protégé ou encore le fantasme du risque minimal ordonnent des politiques qui, à défaut de protéger les populations, mettent en scène la garantie que personne ne puisse être accusé de « ne pas avoir fait ce qu’il fallait ». Les mots « handicap », « trauma », « victimes », « dommages et intérêts », outrepassent leurs champs de légitimité pour devenir la manière même dont les citoyens pensent les modes de relations sociales, leur rapport à la nature et le lien à leur propre corps.

Les diagnostics deviennent des marqueurs d’identité à mesure que la clinique se réduit à une paraphrase des comportements (troubles bipolaires, troubles du comportement alimentaire, phobie sociale, etc.). Sommation est faite de s’identifier à un diagnostic pour faire valoir des traits de personnalité stéréotypés, ce qui exclut que la personne puisse avoir une attitude de débat critique avec cette modélisation exemplaire de son ou de ses dits « troubles ». Le rapport sous-jacent à la définition de ladite « souffrance psychique » est bien celle de l’accord « compliant » entre un expert du psychisme et le sujet recevant le baptême de son diagnostic, comme s’il recevait une nouvelle nomination de son être au monde. Là, les notions d’empathie, de résilience et de care tombent à flux constant, et nous en faisons hélas rase mesure dans la psychologisation béate de l’existence qui accable toute saisie de la conflictualité psychique. Cette codification directe de l’observé est clairement reliée à des prescriptions pharmaceutiques assez stéréotypées, reposant sur le tripode : anxiolytiques / antidépresseurs / hypnotiques. Souvent, le médecin généraliste, presque plus que le psychiatre, devient le prescripteur de psychotrope par excellence. J’en veux pour indice le fait que les représentants de commerce des laboratoires pharmaceutiques, concernant les psychotropes, visitent bien moins les psychiatres, que ces derniers travaillent en hôpitaux psychiatriques ou en libéral, qu’ils ne fréquentent les médecins généralistes.

La psychiatrie est dans un moment de crise et de bifurcation. Soit elle reste le nom d’une pratique pensant l’institutionnel et l’institution de la personne humaine dans le lien social et la culture, soit elle se rabat sur un discours médical centré sur le biologique et le neurologique. Non que ce savoir soit négligeable ou inutile, mais s’il prend toute la place, alors la psychiatrie ne peut que se plier à un modèle expertal et stéréotypé du soin et de la guérison. De nouveaux psychiatres, peu et mal formés, seront amenés à traiter au plus vite, laissant à des psychologues le privilège codifié de psychothérapies brèves et rééducatives. C’est dans ce tournant anthropologique que devient dominant un discours sur la santé, dont celui de « santé mentale » est un cas particulier. Par ce discours se fait plus ténue, plus poreuse, la frontière qui sépare le geste soignant de l’idéal d’un corps épuré. Tout surgissement du nouveau pouvant devenir un trauma potentiel appelant sédation et rectification. Le discours de la santé mentale est corrélé à la destruction des institutions psychiatriques. Les récentes propositions concernant les psychologues (décret imposant un vocabulaire et des méthodes ; création d’un ordre ; remboursement) révèlent les enjeux actuels de la gouvernance des populations. Il s’agira de situer comment, au sein de l’ordonnancement politique propre à la société des assurances, se déploie un discours sur la santé imposant ses normes quant à ce que sont le corps et la vie. Un discours s’imposant à l’action médicale et dévoyant ce qui peut être entendu par « soin ». Dans cette situation, le soin psychique et ses acteurs risquent la participation à cette gouvernance.

Le corps sous contrôle

2Construite sur un modèle réduit de la médecine, la santé mentale se fait le relais de l’hypocondrie propre à chacun dans le rapport à son corps propre. L’émergence de la santé s’éloigne d’une anthropologie de la maladie et de la souffrance pour rejoindre une sociologie promotionnelle de l’adaptation. La crise sanitaire de la Covid-19 aura révélé que nos contemporains, qui refusent déjà de vieillir, ne consentent plus à la condition de vivants exposés à la maladie. Comme si grandissait le rêve d’une vie débarrassée de sa fragilité, comme si n’allait plus de soi que la possibilité de la maladie fasse partie de l’existence, comme s’il fallait bâtir un corps invulnérable. Chacun fait l’expérience, par exemple à l’entrée de l’hiver, d’être exposé aux divers virus occasionnant la condition de malade et suspendant le cours du quotidien. Une expérience désagréable, contraignante, certes. Ici, la raison s’affole devant l’angoisse de la maladie. S’imposent alors un discours ne distinguant plus les individus à risque mortel des autres et une politique traitant les individus sains comme des malades potentiels.

3Ce traitement des individus sains en malades est déjà, et depuis plusieurs années, au cœur de l’idéologie de la santé mentale qui pathologise et médicamente les expériences subjectives, notamment celles de la dépression et de l’angoisse. La perspective se focalisant sur l’évitement de l’état de maladie plutôt que sur la mortalité renseigne sur un rapport au corps ordonné par l’évitement de toute expérience désagréable, fusse-t-elle bénigne. L’idéologie de la santé s’impose à l’action médicale et en contraint la politique. Le corps en est la cible, et les normes du rapport au corps s’imposent. Le corps est, dès le plus jeune âge, surveillé, poussé à la performance et à l’adaptation. Il devient le lieu et la cible de tous les contrôles et de toutes les mesures. Un contrôle dont l’hygiénisme bombardant en permanence les citoyens semble transformer l’État en nutritionniste. Chacun est invité à se penser comme un corps à surveiller et à régler. Un corps à débarrasser de toute trace d’impureté. Peut-être avons-nous à murmurer doucement à nos contemporains que, souvent, les idéaux de pureté sont des idéaux d’épuration. Ce traitement et cet autotraitement du corps sont source de l’angoisse dont Jacques Lacan disait qu’elle est « le sentiment qui surgit de ce soupçon qui nous vient de nous réduire à notre corps » (Lacan, 1974).

4Le paradigme de la santé mentale ordonne et organise l’appréhension des souffrances psychiques, déplaçant les repères de la psychiatrie pour rapprocher le traitement psychique du modèle d’une médecine somatique pliée à l’idéologie de la santé. Une étrange continuité semble s’établir entre les expériences de maladies somatiques et les manifestations corporelles et affectives par lesquelles le sujet est enseigné sur son expérience subjective. Probablement que cette continuité est la traduction subjective de celle qui voit une identité de nature entre les maladies organiques et les souffrances psychiques. La dépression et l’angoisse ne sont plus appréhendées comme des messages à déchiffrer que le sujet s’adresse et qu’il adresse aux autres, mais sont réduites à des dysfonctionnements dont il s’agit, au plus vite, de se débarrasser, alors que ces expériences jouent un rôle crucial dans la façon dont un individu et un collectif vivent leur rapport au corps, au langage, à l’histoire et à la production contemporaine des identités prescrites et des altérités honnies.

5L’écart se fait ténu ou même disparaît entre la vérité propre à chacun et le savoir par lequel il est invité à se réifier. Est dicté et prescrit ce qu’il faut savoir des éprouvés, des causes et des expériences de l’existence. Le sujet est « désupposé » de tout savoir et de tout désir impliqué dans ce qu’il est. Le savoir dont il est crédité, par exemple dans ladite « pair-aidance », n’est pas le savoir dont il dispose, mais le simulacre d’une transparence à soi et d’une généralisation d’impressions et d’éprouvés mal circonscrits. Plus encore, que l’humain puisse être impliqué activement dans la souffrance dont il se plaint ou celle qu’il cause, voire procure à autrui, semble devenu un scandale pour la bienséance de l’époque. Se privant de cette pensée de la destructivité et de la violence dont il est habité et dont il a la responsabilité de lui donner un destin, le sujet en devient plus que jamais l’« agi ignorant ». La clinique du sujet trouve pourtant sa raison dans l’acte qui restitue au sujet la possibilité d’en savoir un bout sur ce qui le détermine.

Quand le scientisme prend le pouvoir…

6Dans l’ère de la « société des assurances », il s’agit, ni plus ni moins, de déloger la folie, la culpabilité, l’angoisse et le désinvestissement de l’échange social courant de la scène anthropologique par le biais de la marchandisation de la santé et de la santé mentale et de la neurologisation exclusive de la psychiatrie. C’est la promotion d’un sujet cérébral qui s’accomplit là dans une conception de la santé devenue science d’État, dictant aux psychologues – mais pas seulement – ce qu’il convient de penser. Cela, même contre la rationalité scientifique. Car ne nous trompons pas, ce qui est en jeu est bien plus que l’avenir des psychologues ou la légitimité de la psychanalyse dans la cité, c’est la possibilité même que la science garde son intégrité, c’est-à-dire reste de la science. La copulation, constatée par Jacques Lacan (1969-1970), entre le discours du capitaliste et la science a donné des rejetons sortant des écoles de commerce et de l’administration. Ils sont les gouvernants de la start-up nation. Ils sont avant tout ceux qui ne sont plus en capacité de voir où est le problème à réifier les êtres et objectiver les corps. Chacun de nous peut être cet enfant-là. C’est contre la science que le scientisme prend le pouvoir. Lui seul peut gouverner.

7L’erreur épistémologique est majeure. En effet, dès que le sujet est réduit à son fonctionnement « cérébral », le cerveau vaut ici comme totalisation fonctionnelle, mais aussi comme site de l’esprit. De sorte que prétendre que tout fait clinique ou social vient de ce site interne revient à substituer à un objet de connaissance précis, celui cerné par la biologie et les neurosciences, une entité métaphysique déguisée où reprend des couleurs la bonne vieille notion d’âme. À cela près que, reprenant des couleurs, elle perd de sa consistance morale, puisque tout ce scientisme ne peut concourir qu’à la mise hors cause de la personne, en rien sujet de sa « maladie », en rien problématisée par elle. D’où la substitution si fréquente du terme « handicap » à celui de construction mentale d’une psychopathologie. L’évacuation pure et simple de toute responsabilité, fusse-t-elle opaque et insue, du sujet dans ce qui lui arrive a de quoi poser de sérieuses questions éthiques à notre époque. De quoi donc ce refus de toute responsabilité est-il le signe, si ce n’est du fantasme d’être soulagé du poids de la honte et de la culpabilité d’être des choses pulsionnelles, violentes souvent, meurtrières parfois, sexuelles toujours ? Cette volonté farouche de se débarrasser de toute responsabilité aurait-elle à voir avec les horreurs du xxe siècle ?

8Le soin psychique pensé et réordonné dans le discours de la santé mentale devient un cas particulier des politiques de santé dans une mise en continuité problématique de champs hétérogènes (celui de la santé et celui des souffrances psychiques). L’histoire invite à être particulièrement attentif, si ce n’est méfiant, lorsqu’un gouvernement s’intéresse d’un peu trop près aux thérapeutiques, aux normes et aux frontières de ce qui est qualifiable de « pathologique », ainsi qu’à l’explication qu’il donne aux souffrances – lorsque cette explication ne souffre plus la contradiction (tout est neuro, point barre). Bien sûr que les signes de souffrance peuvent trouver noms et nomenclatures dans la novlangue de la santé mentale. Bien sûr que l’on pourra toujours trouver le psychologue et la psychologie qui correspondent au trouble.

L’état thérapeute ?

9L’épidémie est arrivée dans un moment idéologique et politique qui ne pouvait l’accueillir qu’en fonction de ses repères, ceux, donc, déjà là, de la société des assurances : prévention et contrôle, risque zéro et rhétorique de la compétition (« ceux qui ne sont rien » et les autres), marchandisation de la santé, destruction de la psychiatrie au profit de la santé mentale, etc. Le champ lexical de la guerre utilisé pour penser la lutte contre un virus surprend et exaspère, mais révèle peut-être aussi le tabou qu’il y a à parler de celle-ci. La France a toujours été en guerre hors de ses frontières, et la passion de la méconnaissance alimente l’indifférence à ce fait. Pourtant, la violence est à l’œuvre, et la novlangue ne sait plus le cacher. Parmi ces repères de la société des assurances, celui de la psychologisation des souffrances psychiques liées à la précarité, à l’exclusion, à la prescription de performance et l’asphyxie des travailleurs (de l’ouvrier au cadre). Une société qui médicalise les souffrances de la précarité ou de l’hyperactivité, mais qui se refuse à traiter ce qui l’occasionne. Mesure-t-on ce que nous perdons de responsabilité, de savoir et donc de liberté et d’action à consentir à la médicalisation de nos expériences ? La médicalisation de problèmes politiques n’a rien de nouveau. Elle soulage d’interroger la responsabilité des politiques, c’est-à-dire ceux qui la font : les citoyens, chacun. Elle les soulage de mesurer la part qu’ils prennent dans les maux dont ils se plaignent. La fonction de l’usager ne se laisse pas réduire à celle d’un sujet demandant, comme de juste, de plus en plus d’informations sur les soins qu’il va recevoir. Cette fonction est aussi une nouvelle donne politique. Une nouvelle souveraineté se fait jour qui n’est pas simplement celle des malades. Elle désigne un mode de contrôle des corps qui est bien davantage dans les mains de l’État que dans celles des seuls usagers. L’État se doit de lutter contre la douleur, de lutter contre tout ce qui pourrait abuser l’usager. C’est souvent au nom d’une médicalisation et d’une assistance aux victimes que l’État fait valoir son souci du corps social, identifié à un corps souffrant. Le droit des usagers, qui est aussi une avancée, a pu conforter la mise en avant d’un État thérapeute qui soigne les souffrances liées aux inégalités, bien davantage qu’il ne se soucie de réduire ces inégalités.

La situation critique de la psychiatrie

10À quoi assistons-nous aujourd’hui du côté des savoir-faire et des formations en psychiatrie ? Il nous revient, hélas, de faire le constat, sinon le bilan, d’une déculturation accélérée de nos façons de faire vis-à-vis des patients. Pour en rester à décrire ce qui affecte les ressources de la psychiatrie, et on est prié d’entendre le mot « ressource » dans tout son empan, on assisterait à la convergence de trois processus :

11La psychiatrie est dans une situation critique. Critique, ce n’est pas dire seulement qu’elle subit de drastiques restrictions budgétaires, mais aussi qu’elle renoue avec un moment de décision idéologique, touchant à l’éthique. Elle décide si elle doit se plier à un modèle stéréotypé du soin et de la guérison, laissant à des psychiatres nouveaux venus, peu et mal formés, la tâche de traiter au plus vite des patients, délivrant enfin au psychologue le privilège du soin psychothérapeutique (mais lequel ?) et à un ensemble de travailleurs sociaux la responsabilité de garder, sous de vagues mesures éducatives, le plus fort contingent de psychoses graves ou d’autismes. Le temps de la méthode à long terme est révolu, celui des techniques multipliées, rapides, brèves, s’avance contre les scènes psychiques.

12Les psys zappeurs projettent l’émiettement des modèles partiels qui les séduisent et font d’eux de véritables spécialistes de l’éclatement de l’unité des soins.

13Ce qui fait se rencontrer et se conjoindre les trois processus désignés plus haut, c’est qu’ils fonctionnent à plein dans une logique de marché. En ce sens, des slogans pompeux et creux comme « droit des patients », lesquels sont réduits à des usagers, ou « réhabilitation psychosociale », ou encore « souffrance psychique » et « santé mentale », peuvent ici mettre en place un immense rideau de fumée si, derrière ces prétendues nouveautés, c’est toute une récusation de la dynamique du transfert qui se profile et qui rend très compliqué, par empêchement, l’étayage des logiques pulsionnelles sur les dispositifs institutionnels. La réduction de la psychiatrie à la seule médecine, de la folie à la seule maladie mentale, du soin à la seule santé mentale, et, enfin, de la vie psychique et de la conflictualité psychique à la seule souffrance psychique, ne permet en rien le dégagement d’un surcroît de rigueur et d’humanité dans le traitement de nos patients. Bien au contraire, exclus des temps psychiques des transferts et des étayages, ces derniers, surtout s’ils sont psychotiques, se retrouvent de plus en plus rejetés au-dehors, quand ils n’en viennent pas à se retrouver « traités » par d’autres dispositifs institutionnels de droit commun que sont, par exemple, les systèmes carcéraux.

Une pratique analytique à défendre

14C’est dans ce contexte de prégnance de l’idéologie de la santé mentale et de la politique liée à la Covid-19 que l’État s’intéresse aux psychologues. Les mesures d’urgence donnent l’occasion à une manœuvre politique visant à réorganiser toute une profession. Réduction de l’appréhension de l’humain à une approche neuro développementale dictant tout le vocabulaire autorisé, assujettissement du psychologue au médecin, l’absence de revalorisation salariale digne de ce nom et précarisation économique, dictat de la durée et des conditions de prise en charge. Bref… entre manœuvre autoritaire et soumission brusque, le coup porté à la profession et aux patients est violent. Violence redoublée par l’absence totale de concertation avec les représentants (très dispersés) de la profession dans une ignorance crasse de sa compétence. Dans les conditions de remboursement, de prise en charge comme de pensées imposées par le gouvernement, se déduit facilement que le résultat sera l’impossibilité, voire la suspicion jetée sur la pratique psychanalytique lorsqu’elle est exercée par des diplômés psychologues. Il s’agit, ni plus ni moins, de la mise en œuvre d’une science d’État avec, à sa botte, des techniciens tenus à la gorge côté portefeuille. À ceux qui peuvent penser que les « pauvres » y gagneront, ayant enfin accès aux psychologues, rappelons qu’il est possible, dans un centre médico-psychologique, par exemple, lorsque celui-ci – et cela arrive encore – fonctionne comme il se doit, d’être suivi durant la période nécessaire. Et celle-ci peut dépasser la dizaine de séances sans qu’il soit justifiable de dire, autrement que pour des raisons imaginaires, que « c’est trop long ». Il en va de même pour la plupart des dispositifs classiques de la psychiatrie. Ou, du moins, il aurait pu en être de même si la fermeture de lits hospitaliers très nette lors des années Sarkozy et Hollande, et continuée en moins forte sous les années Macron, n’était pas un facteur d’étranglement de la médecine publique.

15La priorité serait donc de stopper au plus vite le démantèlement de celle-ci en révisant au plus juste la formation de ses acteurs en leur donnant les moyens et l’envie de travailler. Le soin par la parole n’est pas pensable dans les repères de la médecine somatique, qu’on le veuille ou non. Sa temporalité n’est pas la même, les souffrances psychiques ne tombent pas sous le modèle de la maladie, les praticiens ne se forment pas par les mêmes voies. Pourtant, la parole a des effets sur ce que traite la médecine. Elle est une solution solide pour contrevenir à la surconsommation irraisonnable de psychotropes (anxiolytiques et antidépresseurs prescrits comme à l’aveugle par nombre de médecins généralistes). Pour cela, il faut des praticiens formés et engagés, c’est-à-dire forts d’une pérennité des postes et d’une sécurité économique. Il leur faut les moyens de penser l’expérience de la douleur et de la folie qu’ils rencontrent (notons ce que nous constatons hélas des difficultés dans les secteurs hospitaliers pour financer les supervisions d’équipes). Sans quoi la pratique n’est plus qu’un dispositif de défense contre le réel : prescriptions aveugles et protocolaires, absence d’écoute et de parole, contention, violences. Il leur faut une liberté de pratique, un éloignement suffisant des injonctions du politique et des intérêts économiques.

16L’institution importe, le « service public » n’est pas un vain mot, et sa place sociale et politique se doit d’être préservée en ceci qu’elle présentifie une fonction symbolique de l’État. Un État qui délègue à ses professionnels l’accueil de la souffrance et l’exercice de la thérapie. C’est l’institution, publique, hospitalière, qui, entre le citoyen et le gouvernement, protège de l’État thérapeute. Comme lieu, le service public est une adresse et une présence. Comme institution, il noue ensemble ce qui peut se disjoindre, l’existence singulière et la légitimité publique. Il ne résorbe pas la solitude et la détresse de chacun, mais peut offrir un lieu où parler de cette solitude et de cette détresse. Les hommes et les femmes qui y travaillent ont besoin, comme chacun, de solidité financière, de continuité temporelle, de fréquence et de durée. Il faut un temps incompressible pour dire les choses et que ces choses soient entendues. Il faut constance et durée dans la présence du soignant pour que s’accueille et se traite ce qui insiste, persiste et se répète dans les douleurs humaines. Nul ne peut s’engager véritablement si sa présence est en sursis, nul ne peut s’engager si la présence de l’autre est en suspens. Or, aujourd’hui, dans les hôpitaux, cela devient de moins en moins possible. Les contrats, les conditions financières, l’ambiance délétère des gouvernances, colorent le travail à l’hôpital de la possibilité incessante de la rupture soudaine.

17Faut-il insister encore sur le lien organique entre la liberté d’exercice du psychologue et l’efficacité de son acte ? Le maintien à distance des instances de gouvernance, mais aussi des idéologies qui traversent l’époque, le respect de la confidentialité stricte qui régit la liberté de parole sur la scène de la relation thérapeutique, permettent le procès du travail psychique et l’accès de chacun au savoir insu. La relation transférentielle fonde un lieu soustrait de la place publique, mais pas sans dialogue avec elle. Bien sûr, cette liberté laissée à la parole ouvre à la possibilité d’une libération par la déprise des idéaux et des prescriptions sociales et, en cela, peut poser de sérieux problèmes à certaines manœuvres politiques et idéologiques. Nous avons à défendre fermement cette liberté et à défendre la pratique analytique comme le propre d’une société démocratique, celle où le colloque singulier [*][*]Sur l’importance d’un tel colloque avec des sujets dits… est soustrait de la place publique, où qui se risque à un tel colloque salutaire peut engager son énonciation la plus vive. Cette liberté-là, cette liberté de déployer ce qui se produit quand un transfert rencontre le désir d’un analyste, est le rappel que toute pratique est politique, y compris et surtout si elle tend à la réduction des souffrances ou à donner un destin viable à la vie avec la folie. En ce qu’elle est politique, elle met en tension la liberté et sa condition de possibilité, elle peut mettre les idéaux de santé sur la sellette, surtout, elle désapproprie le pouvoir, quel qu’il soit et celui de l’analyste d’abord, de sa prise sur le désir, le symptôme et donc l’érotisme et le corps.

Pour conclure

18Insistons encore : la cure psychanalytique est un traitement. C’est un traitement difficile et exigeant. Il traite les souffrances les plus intenses, les pathologies les plus coriaces et les folies les plus spectaculaires. Ce n’est pas un traitement infaillible, aucun ne l’est. La cure analytique n’est pas une branche du développement personnel, de la connaissance de soi ou de la thérapie de soutien. C’est une thérapie dure. Elle est un traitement de fond, long, intense et exigeant pour l’analyste comme pour l’analysant. L’engagement y est total. Son efficacité en dépend. La fréquence des séances importe. C’est elle, parce qu’elle rend effective la force du transfert, qui assure que soient supportés les angoisses les plus sidérantes ou les morosités les plus sombres, les délires flambants et les craintes les plus étranges. Le rappeler n’est pas un ornement rhétorique, mais le rappel d’une réalité et de la possible alternative à la publicité ambiante. Parce que nous tenons aux institutions publiques et parce qu’il nous semble que défendre la psychanalyse c’est, aussi, en soutenir l’exigence dans les pratiques des psychologues cliniciens.


Note

Sur l’importance d’un tel colloque avec des sujets dits « psychotiques », un séminaire sur « L’interprétation des psychoses » est proposé par l’association L’instance lacanienne : https://www.linstancelacanienne.com/activites

Mis en ligne sur Cairn.info le 04/02/2022

https://doi.org/10.3917/jdp.394.0067