Par Philippe Grauer
Daniel Ramirez nous mande à propos que notre éminente collègue et collaboratrice Dominique Picard, celle qui dirige les travaux de nos étudiants en dernier cycle, est passée chez Finkielkraut, à Répliques donc, samedi dernier, à propos de son ancien mais toujours d’actualité ouvrage (appuyée sur une belle thèse) sur la politesse.
L’avis de Daniel Ramirez sur l’émission : « Dominique parle avec beaucoup de clarté mais surtout une grande tranquillité – saisissante en comparaison avec Cécile Ernst et même avec notre Finkielkraut national dont elle arrive subtilement à déjouer les obsessions. Elle enseigne au lieu d’alimenter la polémique. Remarquable ! »
Nous avons pris quelques notes très librement par rapport à ce qui s’est échangé, qui fournissent une sorte de survol. Écoutez l’émission vous-même c’est plus long mais cela vaudra bien mieux.
Naturellement on entend en basse continue passer dans cette émission la doctrine conservatrice nostalgique des valeurs style tout a déjà foutu le camp, l’autorité s’effrite et sombre la civilisation, propre à Alain Finkielkraut. Il demeure que la question de la politesse, du respect relationnel, de la distance relationnelle juste, continue de se poser, à titre d’universel anthropologique représentant une composante incontournable de la clinique de notre discipline.
À notre époque de montée en puissance du narcissisme, que devient pour la personne l’existence de l’autre ? Et que deviendrait un monde constitué de sujets qui n’auraient plus qu’eux au monde ? On mesure l’étendue du possible désastre et l’horreur de l’acte éducatif dans pareil désert de déshumanisation. L’amour de soi conduit à la destruction de soi – et de l’autre, nous voici au seuil de la perversion. Quand l’amour de soi ne débouche plus sur l’amour de l’autre – sans relation d’objet le processus d’humanisation tombe en panne –, l’infantilisation n’est pas loin. Le culte du moi, de soi, partagé, fusionné plutôt, en bande, que va-t-il donner ? Le problème est bien de don, d’échange, de dette, dont se tisse toute relation.
Pour engager le dialogue qui guérirait de ce soliloquisme atterrant, qui entreprendrait de passer par l’autre pour m’adresser à moi, il faudrait repenser la formation des maîtres, au lieu de les livrer comme les policiers de Polisse à l’horreur d’une situation pour laquelle ils n’ont pas été psychologiquement, au sens quasi technique de ce terme, équipés – et Dieu sait si cette technique n’est pas seulement technique, engageant l’être entier. La dynamique de groupe ça ne s’invente pas, et les classes qu’on le veuille ou non sont des groupes-classes. Les années 60 l’avaient pressenti et mis en œuvre de façon militante. Quand accepterons-nous de nous rendre à l’évidence des avancées des sciences humaines depuis les années 40 ? L’autorité et le processus de reconnaissance, la lutte contre la méconnaissance puis le refus même de la connaissance, cela doit se prendre à bras le corps et constitue un chantier immense, qui prendrait en compte la dimension du multiculturalisme de notre société. Cela donnerait du travail fort utilement à une nuée de bons spécialistes en réhumanisation d’une jeunesse dangereusement désertifiée.
– Voici le lien pour réécouter. On peut aussi podcaster.
– Voir aussi d’Edgar Morin ici même symbiose des cultures.
– Ne manquez pas d’écoutez aussi notre fantaisie du jour en cliquant l’icône ci-infra :
– Cécile Ernst. Bonjour Madame, merci Monsieur. L’urgence de savoir vivre ensemble. Paris : J.-C. Lattès, 2011, 191 p., 14 €.-
– Dominique Picard. Politesse savoir vivre et relations sociales. Que sais-je ?
– Dominique Picard. Pourquoi la politesse ? le savoir-vivre contre l’incivilité. Paris, Seuil, 2007, 233 p.,16 €.-
Introduction. Actualité de la politesse. – Première partie. Un monde fait pour vivre ensemble. – Deuxième partie. Des réponses stratégiques pour une vie sociale problématique. – Une culture en mouvement. – Conclusion. Le savoir-vivre : un besoin universel ?
Note : nouvelle édition actualisée et entièrement remaniée du livre paru en 1995 sous le titre Les rituels du savoir-vivre
CE – Critique du savoir-vivre, comme pratique de distinction, socialement discriminante. Dans cette critique du savoir vivre se trouve le concept d’une civilité à laquelle s’est adossé ce qui a construit la citoyenneté de la Troisième république.
DP – Politesse, civilité et savoir-vivre sont utilisés à peu près ensemble, historiquement. On peut les considérer comme équivalents. Le couple politesse du cœur / aspect de distinction a toujours coexisté. Selon les auteurs il constitue toujours une opposition contrastive, mais il n’existe pas d’accord pour que l’un ou l’autre terme signifie l’aspect positif ou négatif. Tout remonte à la civilité d’Érasme. Le terme revient aujourd’hui mais à partir d’incivilité. Ç’aurait pu être impolitesse ou encore un autre terme. Par ailleurs, de la délinquance à l’impolitesse, il est clair qu’on recourt à un euphémisme pour parler de brutalité et de violence. Intéressante figure de réthorique sociologique, pour associer violence à des comportements scolaires on parlera d’incivilité.
CE – La civilité comme bonnes manières à l’usage d’autrui. Codes sociaux qui relèvent d’une volonté de se distinguer, le savoir vivre élitiste vs. le comportement vis-à-vis des autres, le respect d’autrui.
DP – Établir une différence entre l’huile dans les rouages de la vie en société et le respect des codes élitistes. Mais s’il est important de s’habiller pour sortir à l’Opéra, c’est qu’il s’agit d’un acte éducatif de la prof qui sort sa classe, il s’agit d’enseigner à ses élèves les manières de l’autre. De faire comprendre aux jeunes gens qu’il est important de s’adapter, pour ne pas faire honte à leur professeur, ni se faire remarquer.
CE – La contestation révolutionnaire, par rejet violent des codes met en place un rapport aux autres plus proche, citoyen, camarade. Le rejet de la politesse aurait-il un sens révolutionnaire ? contestataire en tout cas.
DP – Je pense que ça fait partie de l’acte éducatif de faire comprendre que l’apparence a aussi un sens, même s’il ne s’agit pas de s’y arrêter.
AF – Le regard des autres, réduits aux camarades, la tyrannie de la majorité, le seul autre qui compte c’est alors le même.
Dans Éloge du paraître Renaut Camus prend aussi l’exemple de l’Opéra. Le souci du paraitre, du côté de la civilisation, l’homme sort de la barbarie le jour ou le prend le souci du regard de l’autre sur lui. On soigne son image auprès des autres. Et ces jeunes prisonniers du regard exclusif de leurs pairs ? Ils ne veulent pas enlever leur uniforme, signe de leur aliénation, où trouver le courage de se démarquer de leurs camarades ?
CE – Cela devient grave quand il s’agit de ne surtout pas être meilleur à l’école.
AF – Quand ils s’habillent dans leur uniforme serait-ce les abandonner à leur conformisme, que de les conforter en parlant de contestation, d’appuyer leur critique constante de ce que les adultes s’efforcent de leur transmettre – sans désormais suffisamment de crédibilité ?
DP – nostalgie de la politesses, art de la vie en société, ce qui fait lien entre les gens. Or quand on est dans le clivage, eux et nous, on est dans cette impossibilité du lien social. Il faut revenir sur l’apparence, cela n’est pas si anecdotique que ça, il y a dans l’apparence du respect de soi autant que de l’autre. Arriver dans une tenue qui ne choque pas c’est aussi leur montrer qu’on ne veut pas choquer, respecter les valeurs fondamentales des autres. Le respect de soi et des autres débouche sur une sorte d’éthique de la politesse, les deux vont toujours ensemble.
AF – Vous dites qu’en 2006 dans un lycée de banlieue Ouest parisien, l’ambiance était plus policée couloirs mais que dans majorité des classes les élèves rivalisaient d’imagination pour scandaliser leurs professeurs. Les incivilités de répandent dans tous les milieux, il ne faut pas stigmatiser injustement les populations de banlieue, où j’ai rencontré des jeunes parfaitement civils. Des mal élevés sans aucun respect d’autrui il y en a désormais partout. Cela va de pair avec un rejet de la culture et du savoir. Les enseignants s’ils roulaient en Porsche et s’habillaient en Prada seraient respectés. Cultiver ses manières et son esprit, ce sont les deux qui importent et vont ensemble. Ce qui constituait les fondements de notre autorité, le savoir et la culture, est contesté, donc notre autorité, puisque c’est cela que nous représentons, qui a perdu toute valeur à leurs yeux.
CE – Si on entre dans la comparaison entre civilisations on se fourvoie, le relativisme culturel, pas mieux, risque d’être dévastateur et d’accompagner cette dynamique de l’incivilité. Comment exprimer l’immense sentiment de découragement qui s’empare de vous quand vous lisez sur la copie d’un élève à qui on a donné à réfléchir sur la notion de respect que « celui qui pense ça il manque de respect à son élève« ? Ainsi le mot respect se trouve investi aujourd’hui de notions contradictoires.
DP – Respect, devenu aujourd’hui synonyme de politesse, équivaut au je te prierais d’être poli. De façon très égocentrique cela devient si tu me respectes tu dois accepter mes normes à moi. On assiste à un éclatement de micro cultures, des liens entre groupes sociaux différents, il suffit simplement parfois d’aller d’une entreprise à une autre pour passer d’un univers à un autre. La question est de s’ouvrir aux autres. À quoi s’oppose l’univers du clivage, comme le clivage opposition / lien, dans la phrase du ministre. Cela provient d’un éclatement entre microcultures séparées.
CE – Culture / civilisation, l’anthropologique, le typique de la baguette et du béret, ce débat sur l’identité nationale et cette phrase de Guéant, confond l’anthropologique et le rapport aux droits de l’homme et la démocratie. Nous devons faire nous français attention à ne pas amalgamer l’universel à ce qui relève de l’anthropologie dans notre culture. désir de langage commun à base de démocratie. attention à ce qui va nous lier, ce qui parle de la dignité humaine vs. nos caractéristiques culturelles.
Effectivement si on doit hiérarchiser, on peut le faire entre s’habiller pour l’Opéra et insulter son professeur en cours.
CE – La civilité comme langage commun. Dans mon établissement nous ne pouvons plus lutter contre la mode, les parents convoqués on constate que la mère est habillée de la même façon. Nous ne nous comprenons plus entre groupes sociaux faute de langage commun.
AF – Certes considérer comme un mal l’inégalité des hommes et des femmes (…), répandre ces valeurs et les considérer comme universelles. Mis ne céder ni à l’arrogance d’un universalisme européocentrique ni au dogmatisme relativiste (ce qui nous apparaît barbare à nous est bon pour eux – par exemple l’ excision). (…) [La question du féminisme, à propos de l’égalité hommes / femmes] la France dans l’Histoire comme « le pays des femmes » (Mona Ozouf) …
CE – … Mais le combat des femmes s’est appuyé sur une revendication d’égalité. Nous avons à fournir un effort de transmission fondé sur la démocratie et les droits de l’homme. La question du relativisme culturel entre en contradiction avec les droits de l’homme.
AF – lesquels peuvent se voir aussi dévoyés en refus du savoir.
Cette campagne RATP restons civils sur toute la ligne. La civilité n’étant plus dans les mœurs revient dans les mœurs par la réclame.
DP – Oui la réclame, pour les valeurs de respect de l’autre. Ne pas mélanger respect avec liberté d’opinion. On ne peut pas mélanger la politesse et la civilisation, on ne peut pas réduire la civilisation à cela. L’égalité oui, mais elle n’est pas concevable sans hiérarchie. L’apprentissage de la vie en société de l’égalité et du respect de chaque individu mais à partir d’un positionnement de soi par rapport aux autres.
AF – La démocratie au fondement de notre réflexion et de la civilité mais si tout est démocratique tout devient égal, les hiérarchies s’effondrent. l’enseignement devient difficile.
CA – La civilité c’est le prolongement dans l’espace social de la règle de droit, du droit, limitant le plus possible le pouvoir du plus fort. et cette valeur du respect de l’autre pas inné chez les individus.
AF – Que se passe-t-il quand l’autre n’a plus non plus le souci de préserver son espace intime, quand l’exhibitionnisme se généralise ? « C’est toi Poupoute », quel effet sur le public ? avec le portable je déverse mon intimité sur les autres. Que se passe-t-il quand autrui ne protège pas son propre espace ?
DP – L’espace d’autrui devient alors une agression. À partir du moment où il y a contamination des deux domaines, cela produit un malaise, un sentiment d’agression. Lorsque les règles de tact sont oubliées et que la séparation des deux sphères n’est plus délimitée on en souffre et cela se vit comme une agression.
Voici le lien pour réécouter. On peut aussi podcaster