par Philippe Grauer
Un procès coûte toujours cher et l’on peut penser mettre à genoux une petite École et un syndicat de collègues aux côtés duquel on s’est battu ensemble contre une bancale et injuste loi, pour des raisons dont une certaine extravagance nous échappe. Peut-être pour avoir toujours raison. La fameuse raison du plus fort décidément toujours La Fontaine.
La justice en décidera mais quelle idée de substituer le judiciaire à l’ordinaire polémique ? Vous qui lisez ceci pouvez peser dans la balance pour faire contre-poids à cet hénaurme dispositif à propos d’une étonnante et quelque peu irresponsable e-cure. Nous comptons sur vous, sur la fameuse opinion éclairée, pour signer l’Appel à soutien et manifester à votre tour qu’on devrait pouvoir débattre entre intellectuels civilisés sans passer hors de propos sur le mode hybris.
– Michel Rotfus, Mitra Kadivar dément Jacques-Alain Miller, Mediapart, 6 avril 2013.
– Thierry Savatier, « La psychanalyse entre débat et procès », Le Monde 02 04 2013.) blog d’où provient le texte édité ici même.
– Esmat Torkghashghaei à SIHPP, « Battre la campagne à Téhéran et à Paris, » mis en ligne le 17 février 2013.
– SIHPP, « À propos d’un échange entre Jacques Alain Miller et Mitra Kadivar, » mis en ligne le 13 février 2013. Précédé de « La
– Élisabeth Roudinesco, Henri Roudier, Docteur Foad Saberan, « Affaire Mitra Kadivar – Il ne manquait plus que ça », mis en ligne le 11 février 2013. Précédé de « Libérez J-A Miller ! » par Philippe Grauer.
par Thierry Savatier
Il fut un temps où les querelles intellectuelles avaient du panache. Les controverses se réglaient par articles interposés, joutes oratoires ou publication d’essais. Cette manière« civilisée » de porter sur la place publique les différends conceptuels, de détail ou parfois plus personnels, n’excluait aucunement la passion, voire les argumentations musclées ; mais ces échanges reflétaient la liberté d’expression qui devrait normalement animer toute démocratie. Or, aujourd’hui, cette liberté est mise à mal à chaque fois qu’au forum se substituent les prétoires.
La judiciarisation de la société s’étend désormais au débat d’idées sous les prétextes les plus futiles. Faut-il y voir la transposition, dans l’intelligentsia, de cette « envie de pénal » qu’avait théorisée Philippe Muray ? La réalité est sans doute plus subtile, mais aussi plus perverse. En effet, l’arsenal juridique, lorsque son objet est dévoyé de ses intentions premières, sert moins à obtenir des sanctions pénales que des compensations pécuniaires. Pire encore, les demandeurs, lorsqu’ils en ont les moyens financiers, assignent à l’envi (même s’ils sont conscients qu’ils seront déboutés devant la faiblesse de leurs accusations) tous les intrépides qui n’ont pas l’heur de leur plaire. Leur but réel n’est en effet pas tant de gagner un procès que de museler toute expression contraire à leur opinion en asséchant financièrement leurs adversaires. Car la Justice coûte cher aux assignés, en déficit d’image parfois, en honoraires d’avocat toujours.
Les groupuscules puritains, rebaptisés «association familiale,» sont passés maîtres dans cet art de censurer sans le dire, en attaquant pour « pornographie » créateurs et commissaires d’exposition dès que le
Aujourd’hui, une nouvelle assignation pour « diffamation publique », cette fois diligentée par Jacques-Alain Miller, vise Élisabeth Roudinesco, Henri Roudier et Philippe Grauer, tous membres d’une société savante respectée (Société internationale d’histoire de la psychiatrie et de la
Le 5 février dernier, une pétition fut lancée par M. Miller (et l’inévitable Bernard-Henri Lévy…), appelant à la « libération » de la
D’autres intellectuels, d’autant plus appelés à se joindre à cette initiative qu’ils avaient déjà lutté dans le passé contre des internements abusifs, préférèrent se renseigner avant de se prononcer. Sage décision apparemment, car il résulte de plusieurs témoignages sérieux et concordants que le docteur Kadivar ne fut pas victime d’une sanction politique, mais d’une hospitalisation consécutive aux plaintes des voisins de son immeuble, et relative à un épisode psychotique qui motiva une décision de justice. Plusieurs psychanalystes et
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Pour justifier le bien fondé de sa pétition, Jacques-Alain Miller a publié l’ensemble de sa correspondance avec la
Par ailleurs, la lecture des courriels apporte un éclairage surprenant sur la personnalité de la
En outre, le 21 décembre, le docteur Kadivar s’emporte sans raison apparente et dévoile une étonnante mégalomanie : « Et surtout ne me comparez pas avec Rafah Nached que vous avez élevée au rang de psychanalyste en une nuit, s’il vous plaît. Depuis la mer Noire jusqu’à la mer de Chine, je suis la seule et vous le savez mieux que personne. » Sur le premier point, l’intéressée a raison : Rafah Nached fut arrêtée, inculpée sans fondement d’« activités susceptibles d’entraîner une déstabilisation de l’État » et jetée en prison dans une cellule commune qu’elle partageait avec une trentaine d’autres femmes en septembre 2011. Elle ne fut libérée sous caution dans le cadre d’une « amnistie » qu’au bout de deux mois. Les deux cas n’ont donc rien de comparable. Le Quai d’Orsay ne s’y est d’ailleurs pas trompé, puisqu’il intervint pour demander la libération de la psychanalyste syrienne, mais (sans doute bien renseigné) refusa de s’impliquer dans l’affaire Kadivar. Quant au second point, il révèle un narcissisme que confirmeront d’autres courriels, desquels il ressort que Mitra Kadivar ne reconnaît aucune compétence aux médecins et psychiatres chargés de la soigner, qu’elle traite parfois de « crétins » ou de « vipère » et qui ne sont pas, précise-t-elle, « de son niveau ».
Dans un tel contexte, il faut reconnaître à Jacques-Alain Miller un certain flegme dans ses échanges épistolaire houleux avec son « e-patiente » parfois imprévisible et souvent ombrageuse, même si, entre deux conseils prodigués à son psychiatre iranien, il affirme qu’il « l’adore » avant de la comparer à Médée, à Lacan et… De Gaulle ! Une fois, pourtant, il se gendarme : « Now stop your games. La coupe est pleine. Le mail de ce matin, venant après une série d’autres, est à la fois une sottise et une provocation. […] Vous n’abuserez pas davantage de ma patience. Je ne répondrai à aucun message de vous, direct ou indirect, durant trois mois, jusqu’au 31 mars prochain. Passé ce délai, si vous persistiez, je romprais toute relation. »
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À l’examen de ces documents, on peine à croire que cette hospitalisation ait reposé sur un mobile autre que médical. Il n’y a d’ailleurs rien d’infamant à souffrir momentanément de troubles psychiatriques dont les psychanalystes ne sont pas plus à l’abri que le commun des mortels. On pourrait même considérer que cette mesure visait à protéger le docteur Kadivar de son environnement. En effet, l’Iran est un pays de culture communautaire (au sens que donne à cette notion le psychologue néerlandais Geert Hofstede, spécialiste de l’interculturalité). Or, contrairement aux cultures individualistes européennes, dans les cultures communautaires, l’individu n’existe ni par ni pour lui-même ; il ne doit exister qu’en tant que membre du groupe social au sein duquel il vit. Son souci premier sera de renoncer à ses désirs siceux-ci ne s’inscrivent pas dans le corpus des règles normatives de la société, chacun étant soumis au regard et au jugement des autres. Toute contravention à ce cadre contraignant est considérée comme une déviance et sanctionnée par la réprobation de la communauté, chacun se sentant investi du pouvoir d’agir afin de faire respecter l’ordre social menacé, dans l’intérêt supposé de tous. La sanction peut aller jusqu’au bannissement de l’individu, mais elle peut revêtir des formes plus radicales lorsqu’une religion intégriste vient se superposer aux simples traditions patriarcales. Tel est le cas dans la théocratie iranienne, a fortiori parce que le partage des rôles entre hommes et femmes y est basé sur une asymétrie qui hiérarchise strictement les deux sexes.
En d’autres termes, les comportements de Mitra Kadivar, qui relevaient selon toute vraisemblance du trouble à l’ordre public, auraient sans doute pu lui valoir la prison, voire des sévices corporels. On peut ainsi raisonnablement penser que l’obligation de soins dans un établissement spécialisé (dont elle sortit d’ailleurs dans des conditions normales le 14 février) permit de la soustraire à de telles mesures de rétorsion. Cette dimension de la culture iranienne ne peut être négligée au profit d’une vision purement occidentalo-centrée, car elle permet d’évaluer tout autrement le contexte de l’affaire.
Il n’est donc pas avéré que la pétition demandant la « libération » de la psychanalyste ait reposé sur une réalité de fait, ce qu’ignoraient la plupart des 4500 signataires. En revanche, le mieux étant, suivant l’adage, l’ennemi du bien, elle aura eu pour effet d’attirer, à grands renforts médiatiques, l’attention du pouvoir de Téhéran sur une
Les articles publiés dans le bulletin de la SIHPP alertaient l’opinion sur l’ensemble de ces questions. Leurs rédacteurs choisirent pour l’occasion de faire appel à l’ironie, figure stylistique dont Sacha Guitry nous a appris avec sagesse que la redouter, c’était craindre la raison… On peut ainsi y lire que M. Miller s’adresse à sa correspondante « sur un mode maniaque » et qu’il « se fâche tout rouge » ; il y est aussi question d’une « cure par mails façon lacano-Miller », de « miracles politico-cliniques », de « personnalités prises au piège » d’une pétition douteuse.
De là à considérer que ces textes ne relèvent pas de la simple joute intellectuelle dans un cadre démocratique, mais forment les éléments constitutifs d’une diffamation publique, il y a un pas qu’il serait aléatoire de franchir. Car l’ironie instaure un effet de distanciation qui ne saurait échapper au lecteur, tandis que l’injure simple se passe de tout écran, de toute intention humoristique. Ainsi, à
Le rédacteur y qualifie enfin l’historienne de la psychanalyse de « sauvage ». Mais, ce faisant, il nous invite à un intéressant exercice de questionnement. En effet, dans un courriel adressé à Mitra Kadivar, l’auteur avait écrit : « Vous êtes en train de les [les psychiatres] manger tout cru. / Vous savez, tout de même, la
Or, dans l’article de son blog, on relève la phrase suivante : « Le cru et le cuit : parmi les civilisés, elle [Élisabeth Roudinesco] reste une sauvage. Elle fait peur. » Et le lecteur de se demander : entre ces deux propos, tenus à un mois d’intervalle, les deux signifiants ont-ils la même valeur ? Pourquoi l’un serait-il laudatif et l’autre péjoratif ?
Voilà le genre d’exercice acrobatique auquel doivent se livrer les juges du fond lorsqu’ils recherchent d’éventuelles traces de diffamation dans un discours. Voilà surtout qui rappelle cette note d’Amine Azar décrivant une conférence donnée par Jacques Lacan à Beyrouth, en août 1973 : « Du Signifiant : avec les mêmes mots, strictement les mêmes, décrire un tremblement de terre et une soirée mondaine. »
: un collectif d’universitaires, d’écrivains, de psychiatres et de psychanalystes choqués par les propos tenus sur le blog de Jacques-Alain Miller à l’encontre d’Élisabeth Roudinesco, vient de mettre en ligne un appel de soutien que l’on pourra lire en suivant ce lien.
Illustrations : Dessins de Roland Topor.