par Philippe Grauer
Comme la France a vécu en paix relativement longtemps, après la guerre d’Algérie qui ravagea – en dehors de l’Algérie martyrisée par nos soins dont nous continuons de parler si peu ici en France – toute une jeunesse, voici que les armes crépitent à nouveau chez nous et qu’un crime de type fasciste tente de nous matraquer d’abord puis de nous diviser, avec comme contre-coup de promouvoir un réflexe ultra nationaliste propice à la propagation de la haine, le tout au service d’une stratégie d’asservissement de notre nation et de désintégration de nos valeurs. Bref voici qu’une entité d’aspect étatico-religieux à l’idéologie raide comme un cadavre, prend pour cible un pays européen qui pratique la chose qu’elle a le plus en horreur, la mixité des populations, des cultures, des genres et des sexes, bref qui pratique le mélange, le plaisir de vivre ensemble et d’écouter de la musique.
Face à ces prétentions grotesques soutenues par le crime de masse, le réflexe unitaire bleu blanc rouge, bougies, fleurs et déclaration de non haine a jusqu’à présent bien fonctionné. Prenons garde que le parti de la peur ne nous sorte des prochaines urnes des figures de haine, de refus de l’autre, de fermeture sécuritaire d’extrême droite décomplexée. La peur n’est pas l’émotion de base fondamentale comme le soutient notre confrère, elles le sont toutes, et se chiffrent au nombre de huit, à jeu égal, on ne s’affole pas. Mais quand on a eu chaud – et peur ! il est bon de vidanger les circuits psychiques congestionnés et inflammés.
Cela s’effectue spontanément. Le mécanisme de déchocage passe par le récit réitéré de l’événement, auprès de quelqu’un qui l’écoute volontiers, empathiquement, patiemment. Pas seulement. Nous autres psychopraticiens relationnels pouvons y ajouter quelque chose de notre professionnalisme. Mais ça commence en amont, avec nos proches et toute personne capable de suffisamment d’écoute.
Voici donc le premier témoignage qui nous parvient d’un collègue travaillant en libéral dans le 10ème. Précieux car nous sommes des milliers à nous trouver aux premières loges de cette vague émotionnelle, de ce choc collectif asséné à notre peuple, à notre patrie, qui du coup se souvient de ses trois couleurs et le chante en Marseillaise retrouvée (avec le bémol à la clé de la réticence au versement du sang impur). Son témoignage manifeste que nous sommes proches de l’événement, et que nous contribuons à en prendre le soin-souci qui est le nôtre.
Jean-Marc Hélary nous rappelle la dimension politique – il parle de fascisme – et culturelle de l’événement, dans le moment qu’il dit comment se traite dans son cabinet la souffrance et le trauma des personnes frappées selon les différents cercles concentriques de l’onde de choc des meurtres commis. Il nous rappelle que nous sommes impliqués sur le terrain même de notre pratique au quotidien. Que dans le silence du havre que constitue une séance, nous participons humainement et professionnellement à sa prise en charge.
Merci à lui d’avoir pris le soin, le premier à notre connaissance, des nôtres, de témoigner de notre présence sur le terrain de la réhumanisation des victimes.
vendredi 20 novembre 2015
{par Jean-Marc Helary
psychothérapeute/analyste membre titulaire du SNPPsy }
dans le 10ème arrondissement de Paris
Depuis lundi mon cabinet de fait s’est transformé en équivalent de cellule de soutien psychologique post attentat, et ce en restant un cabinet de psy exerçant en ville en libéral. En tant que psychothérapeute exerçant dans le 10ème, je reçois un certain nombre de personnes qui habitent dans cet arrondissement et, parmi elles, un bon nombre habite dans les quartiers concernés et/ou fréquente ces lieux visés par les fusillades.
Ainsi brusquement le quotidien pour une majorité de tout un chacun qui consulte a basculé à sa manière sur une autre scène que la scène ordinaire. Et de fait, je me suis retrouvé convoqué à recevoir ces effets traumatiques et j’y ai consenti de tout mon être. Certes chacun selon sa situation : géographique, relationnelle, le déroulement de son histoire, peut à un moment ou à un autre basculer sur la scène de la souffrance à vif. En ce moment c’est toute une population qui rencontre l’horreur d’abord inqualifiable de ces tueries. Et on voit des personnes qui, habituellement quoiqu’il en soit des difficultés qu’elles peuvent rencontrer, expérimentent, par moment, une certaine douceur de vivre notamment dans les lieux conviviaux, dont ces terrasses de café, cette salle de spectacles. Et voilà que l’horreur entre par effraction dans la vie de chacun, faisant passer momentanément au second plan, des problématiques individuelles.
Chacun et chacune vit cette horreur à l’échelle de la place qu’il occupe sur les cercles concentriques dessinés par l’onde de choc. D’abord au plus près du centre de l’horreur ceux qui se trouvaient dans les lieux concernés, puis ceux qui ont été témoins ou qui sont arrivés sur les lieux juste après la tuerie.
Ceux qui appartiennent au cercle des proches des personnes touchées, et qui pour la plupart quand ils étaient informés, se sont fait un sang d’encre en temps réel ou décalé concernant l’état de leur proches : morts ou vifs, blessés délaissés, en attente interminable de secours ou pris en charge, toutes questions qui assaillent les membres du cercle des proches : conjoint, parents, enfants, amis etc. Tous ces êtres en émoi ont vécu à leur niveau un cauchemar pour nombre d’entre eux en temps réel !
Ainsi une nouvelle personne me contacte, elle a perdu son conjoint au Bataclan et elle a besoin de parler. Ici la souffrance atteint son acmé, une vie bouleversée tout s’effondre d’un coup, une balle qui a abattu un être tant aimé par elle en pleine jeunesse, un homme apprécié aussi par tant de personnes. Comment faire pour traverser l’onde de choc d’une telle violence meurtrière intense, comment continuer à vivre ? La présence des enfants s’impose comme une nécessité de continuer malgré tout, avec une multitude de questions qui surgissent et s’imposent à elle. Le chemin est douloureux, les épreuves de réalité qui s’enchaînent, cruelles. il s’agit d’être avec elle, de cheminer avec chacune des questions, chacune des épreuves à vivre, chacune des émotions qui appert, chaque sujet qui demande à être abordé, pas à pas avec empathie, souffrir de ma place d’écoutant ce qu’elle vit en plein de sa place, Créer avec elle le climat qui lui permette d’éprouver et de dire ce qui est d’abord indicible. Tenir dans cette épreuve de la perte et puiser dans la vie les ressources soignantes pour la traverser.
À ces cercles relationnels se superposent des cercles géographiques. Qui, voisin immédiat assiste à la scène, qui installé dans un autre restaurant de la rue, se retrouve retranché dans une arrière salle jusqu’à 4 h du matin pour échapper aux éventuelles répliques de tueurs. Qui journaliste habitant à côté est chargé par sa chaîne de télé de se rendre sur place pour faire une première communication à chaud, qui client fréquentant régulièrement un des lieux touchés , se dit : « j’aurais pu ou mes amis auraient pu y être.»
Qui connaît quelqu’un qui connaît quelqu’un qui est tombé sous les balles, ou a réussi à s’en sortir, ou encore est blessé gravement et en gardera de lourdes séquelles, ou enfin est blessé moins gravement et reste profondément traumatisé par ces faits de guerre unilatérale avec cette particularité qu’ici il s’est agi d’être attaqué sans être équipé pour faire face à la figure de l’ennemi qui surgit dans le réel.
Chacun exprime à sa façon l’effet de l’onde de choc qu’il ressent selon la proximité qu’il a avec l’épicentre du séisme terroriste, et la place qu’il occupe sur tel ou tel cercle concentrique.
Ces événements sont en soi un trauma psychique qui nécessite un soin psychique relationnel, et la plupart de mes visiteurs quel que soit le motif de consultation cette semaine comprend avec une vive intelligence l’usage qu’il peut faire de ce temps qu’il se donne en consultant un psy.
Laisser s’exprimer les émotions, mettre des mots sur ces émotions ou autour de ces émotions. Oser nommer la peur. La peur qui est rappelons-le l’émotion fondamentale de l’être humain qui précède bien d’autres ressentis qui peuvent d’autant mieux être reconnus que la peur peut être psychiquement contenue. Certains témoignent aussi de ces vagues de panique vécues dans des mouvements de foule, dans les jours qui suivent, au moment de se rendre sur place pour se recueillir et rendre un hommage aux victimes.
Ainsi, ici ou là des personnes amassés devant un lieu touché par les attentats, au son d’une ampoule qui pète, d’une détonation d’un pétard se retrouvent projetés mentalement sur l’autre scène de l’horreur où se rejoue de fait la scène vécue par d’autres comme s’ils y étaient à leur tour pour de vrai. Mouvements de foule dans lesquels certains se sont blessés, ou ont eu très peur d’être piétinés, très peur de basculer dans l’horreur d’une mort causée cette fois par la peur panique d’être tués et cette fois non par des tueurs en armes.
Tous ces récits sont bouleversants d’émotions, de vécu authentique, à la fois de vulnérabilité, de sensibilité et de résilience qui témoignent aussi paradoxalement de la vie qui face à la mort semée se mobilise en chacun, la vivance qui pousse les uns et les autres à prendre la parole pour témoigner, partager, confier à quelqu’un à qui il accorde sa confiance l’authentique horreur vécue à des degrés divers. Face au discours idéologiques délirants, face aux actes de fous furieux, tout un peuple de sujets prend individuellement la parole dans ce cabinet sans se concerter, sans se connaître, habitants de ces quartiers qui souffrent le choc de ces événements.
J’entends aussi plusieurs d’entre eux parce qu’ils s’autorisent à exprimer leur peur, leur colère, leur tristesse, à envisager différentes manières de se mobiliser pour se relever, continuer à consister pour résister moralement.
Apparaît aussi, pour certains, la nécessité de parler leur amour pour la vie, pour leurs proches et à travers eux pour ce qui nous constitue en tant qu’être humain. Ils témoignent aussi de leur amour pour la terre de ce pays, leur pays, sur laquelle ils veulent continuer à se tenir debout et à marcher. La France apparaît alors pays porteur de valeurs de liberté pour certains citoyens qui, au moment d’être attaqués par la pulsion de mort en acte, affirment avec force et détermination en un cri du cœur les reliant par un fil invisible en un chœur célébrant la vie.
Ainsi, Cette outrance meurtrière inqualifiable, convoque chez chacun l’élévation d’une fermeté morale , qui ne souffre aucune hésitation à s’opposer totalement et de tout son être à cette folie destructrice. La dimension fasciste des ces actes qui déclinent le « viva la muerte « convoque chez chacun à sa manière un : « gracias a la vida »
Ici la parole confiée dans l’intimité du cabinet du psy, prend une consistance politique de résistance . Véritable opportunité pour nombre d’entre-deux de retrouver un sens au politique et à la politique , à la nécessité de trouver une autre réponse aux événements que celles prônées par des mouvements extrémistes relookés prônant des idéologies qui poussées dans leurs extrêmes aboutiraient à des horreurs cousines de celles que nous venons de subir.
Gageons que cette mobilisation de la jeunesse touchée par cette horreur se renforce durablement et lui donne le goût de l’engagement moral et de la militance sur divers terrains sociaux et sociétaux pour soutenir des idéaux en rapport avec les valeurs humanistes qui sont les seules qui vaillent, à commencer par le refus de se laisser abattre par les semeurs de morts. Tout en consentant à s’effondrer dans les bons lieux de soins dès lors qu’ils rencontrent un support humain sur lequel prendre appui.
Oui l’écoute de la vie psychique en souffrance, oui l’analyse de la vie psychique au service de la vie, est pleinement vivante ! Vive la vie sous toutes les formes qui se déclinent dans le respect de son devenir et dans toutes les sphères de la culture qui l’honorent et la respectent et vive la psychanalyse vivante et la psychothérapie relationnelle qui demeurent au cœur de la culture un creuset pour penser la dialectique entre pulsion de vie et pulsion de mort, que l’on veuille ou non s’ouvrir à ce qu’elle propose au service de la vie. Sur le terrain, d’aucuns témoignent de cette vie qui va et advient.
Aujourd’hui , il est nécessaire de nous informer, de nous tourner vers les trésors de différentes cultures qui nous permettent de ne pas nous laisser engluer dans des amalgames entre perversité morales et trésor de sagesse, comme le signalait récemment le philosophe Raphaël Enthoven : « DAECH , c’est la mort de Dieu » et non le vecteur d’une quelconque spiritualité… que celle ci soit laïque ou religieuse, nous sommes convoqués à différencier ce qui est du côté de la culture et des cultures dans leurs diversités et ce qui est du côté de la haine de la culture et des cultures. Entre autres tâches nous nous devons de nous cultiver plus que jamais y compris dans les sphères culturelles qui nous sont d’abord étrangères et que nous ne pouvons continuer à ignorer ou à méconnaître. Et c’est d’abord vrai pour les professionnels qui interviennent dans les champs du social, de l’éducation, et de la psy au sens large. Et c’est vrai pour tout un chacun qui souhaite prendre son destin en main.