Les Gender Studies viennent d’accoucher d’un monstre. Avec Freud dans le rôle
PHG
Le Monde des livres, 20 septembre 2013, p. 4.
par Élisabeth Roudinesco
Goce Smilevski, La liste de Freud, Belfond, 273 p., roman traduit du macédonien par Harita Wybrands (titre original : Sestrata na Zigmund Frojd)
Élisabeth Roudinesco répond à Smilevski sur Huffigton Post.}}}
Écrivain macédonien, adepte des études de genre Gender Studies, Goce Smilevski prend appui dans son dernier roman sur un prétendu épisode méconnu de la vie de Sigmund Freud afin de montrer que le fondateur de la psychanalyse était un misogyne pervers, fasciné par le nazisme, obsédé par l’argent et la masturbation : en bref, un répugnant personnage.
Et pour faire passer le message, il construit une sorte de roman vrai rédigé à la première personne mais dont le narrateur n’est autre qu’Adolfine Freud, l’une des sœurs du héros, transformée en témoin d’une Vienne fin de siècle pour amateur de grand guignol. Juste avant d’être gazée à Theresienstad, elle retrace son destin et celui de plusieurs femmes maltraitées par des artistes célèbres. Au fil des pages, est donc rapporté l’itinéraire de deux de ses camarades en sororité : Klara Klimt et Ottilie Kafka, victimes de leurs épouvantables frères.
Ainsi réinventée par Smilevski, qui semble ignorer qu’il n’y avait pas de chambres à gaz à Therensienstadt, Adolfine se souvient, au début de son récit, d’une scène du mois de mai 1938 au cours de laquelle elle aurait imploré son frère Sigmund de l’emmener avec lui en exil à Londres avec ses trois sœurs : il aurait suffit d’ajouter quatre noms sur sa «liste» à côté de ceux des autres membres de la famille, pour que toutes fussent sauvées. Mais voilà que Freud refuse de lui répondre tandis qu’il caresse deux statuettes de sa collection : un petit singe et une déesse mère dénudée. Adolfine raconte ensuite comment, dans sa jeunesse, après qu’elle eut été quitté par son amant, ce même frère l’aurait aidée, sans la moindre parole réconfortante, à interrompre une grossesse désirée. Après avoir décrit ses autres malheurs, elle achève son plaidoyer par l’évocation d’une scène d’allaitement, symbole de la grandeur d’une maternité dont elle aurait été privée par un frère avorteur, pourtant en extase devant le fameux tableau de Bellini La vierge à l’enfant.
On devrait rire à la lecture de ce livre maternaliste, mal fagoté et rempli de poncifs. Mais on est saisi d’effroi quand on sait qu’il est traduit en une vingtaine de langues, qu’il a reçu un prix et qu’il est destiné à prouver aux historiens que Freud était réellement le premier responsable de l’extermination de ses sœurs. Histoire d’en remettre un peu, l’éditeur français a choisi un autre titre : La liste de Freud, quand la traduction littérale aurait donné La sœur de Freud. Manière de faire du Viennois un anti-Schindler.
Pour mémoire, rappelons que Freud n’a pas rédigé de «liste» et qu’il a quitté Vienne le 4 juin 1938, en compagnie de Martha, sa femme, Anna, sa fille, Paula Fichtl, sa gouvernante, Lün, sa chienne et le docteur Josefine Stross. Aucun des acteurs de cette histoire n’est parvenu à obtenir une autorisation de sortie pour Adolfine et ses sœurs, toutes quatre âgées de plus de 70 ans. Adolfine mourut de dénutrition à Theresienstadt, le 5 février 1943, Paula fut gazée à Maly Trostinec en même temps que Maria, et Rosa Graf à Treblinka, en octobre 1942.
On rêverait qu’un écrivain prenne la plume pour raconter le roman de cette tragédie. Mais pour y parvenir encore faudrait-il qu’il place en exergue de son récit, fut-il «féministe», le précepte d’Alexandre Dumas : «On a le droit de violer l’histoire à condition de lui faire de beaux enfants.»