À la suite de la publication de Lacan envers et contre tout, Élisabeth Roudinesco et les éditions du Seuil ont été condamnés par la 17e chambre du TGI de Paris à propos d’une phrase anodine concernant les dernières volontés de Jacques Lacan, sur laquelle on aurait tort de s’obnubiler tant elle fait penser à l’aphorisme bouddhiste sur la lune le doigt et l’idiot. Par ailleurs le jugement ne demande pas le retrait de la phrase incriminée mais il met en cause la liberté d’expression des historiens et celle de l’éditeur de publier leurs œuvres.
On pourrait soutenir que ce jugement est équilibré, on ne censure pas scandaleusement un livre à la qualité scientifique et littéraire incontestable, on accède symétriquement à la plainte pour diffamation un coup à droite un coup à gauche, cela s’appelle taper sur les doigts, pas plus, la liberté d’expression étant sauvegardée. Il demeure que les ayants-droits de l’œuvre de Lacan ont mené une campagne de calomnies contre Élisabeth Roudinesco qui a échoué dans l’opinion.
Intellectuelle de renom et spécialiste de l’histoire du freudisme en France et à l’étranger, Élisabeth Roudinesco est estimée et soutenue, comme on peut le constater sur le blog de Pascale Robert-Diard
http://prdchroniques.blog.lemonde.fr/2012/01/11/il-est-dangereux-dinterpreter-les-volontes-de-jacques-lacan/
On se penchera également à propos de cette affaire sur les commentaires des internautes : le débat intellectuel se poursuit sur la Toile, et nous offre des moments de régal intellectuel. L’article ci-dessous de Thierry Savatier en constitue un bel exemple.
http://savatier.blog.lemonde.fr/2012/01/20/lois-memorielles-diffamation-l%e2%80%99insecurite-juridique-des-historiens/
Par les temps qui courent, il ne fait pas bon exercer la profession d’historien. L’adoption par l’Assemblée nationale, le 22 décembre dernier, de la proposition de loi « visant à réprimer la contestation de l’existence des génocides reconnus par la loi », si elle est suivie d’un vote du Sénat et promulguée comme les lois mémorielles qui l’ont précédée, encadrera, voire entravera les travaux des chercheurs de bonne foi. Ceux-ci pourront en effet se voir reprocher, non pas de nier, mais simplement de « minimiser de façon outrancière » les génocides déjà reconnus et ceux qui le seront dans le futur. Cette terminologie volontairement floue, dont la loi se pare généralement dans le but non avoué de laisser aux groupes de pression une grande latitude pour se porter partie civile, s’apparente à une épée de Damoclès qui intimidera plus d’un universitaire. Car la menace qui pèse sur les recherches ne relève pas du fantasme ; en 2005, un historien d’un sérieux incontestable, Olivier Pétré-Grenouilleau, en fit le premier les frais. Une association mémorielle, qui l’avait accusé d’avoir enfreint les dispositions de la loi Taubira après la publication de son essai sur les traites négrières, ne retira sa plainte que face à l’indignation légitime qui souleva le monde scientifique. Comme le soulignait le juriste Denis Touret, « la controverse a révélé combien est instable le terrain qui voit s’affronter la logique de l’histoire, drapée dans la recherche d’une objectivité scientifique à propos du passé, et celle des mémoires portées par des communautés meurtries, trouvant dans les héritages de quoi revendiquer des identités victimaires. »
Dans un autre domaine, celui de la diffamation, le paysage n’est guère plus favorable. La condamnation en première instance, le 11 janvier dernier, d’Élisabeth Roudinesco par la 17e chambre du TGI de Paris offre l’exemple de la confrontation inévitable des chercheurs et des ayant-droits lorsque ceux-ci se montrent aussi susceptibles que les gardiens du temple. Voici les faits : dans son intéressant essai Lacan envers et contre tout (dont j’avais rendu compte dans ces colonnes), l’historienne avait écrit (p. 175) la phrase suivante : « Bien qu’il eût émis le vœu de finir ses jours en Italie, à Rome ou à Venise, et qu’il eût souhaité des funérailles catholiques, il fut enterré sans cérémonie et dans l’intimité au cimetière de Guitrancourt. » Or Judith Miller, fille de Jacques Lacan et de Sylvia Bataille, qui avoue n’avoir pas lu le livre, mais avoir pris connaissance de cet extrait au téléphone, se sentit directement visée par le propos, bien que son nom n’y fût pas cité. Un droit de réponse par voie de presse eut suffi à rendre public son point de vue – une pratique des plus courantes.
Elle préféra saisir la justice, comme la loi le lui permet, arguant qu’Élisabeth Roudinesco laissait entendre dans son ouvrage qu’elle (et elle seule, en dépit du fait qu’au décès de Lacan, Sylvia Bataille, son demi-frère Thibaut et sa demi-sœur Sibylle étaient présents) n’avait pas respecté les dernières volontés de son père. Cette interprétation est tout à fait respectable, quoique significative d’une approche particulièrement procédurière et d’un angle de vision très orienté ; toutefois, cette même interprétation semble involontairement confirmer, au moins en partie, un autre propos portant sur les funérailles du psychanalyste – mais, lui, tout à fait explicite – tenu par Sibylle Lacan, auteure d’un émouvant récit, Un Père, Gallimard, collection Folio, 120 pages, 4,10 €.- : « L’enterrement de mon père fut doublement sinistre. Profitant de mon hébétude […] Judith prit seule la décision de cet enterrement « dans l’intimité », de cet enterrement-rapt annoncé après coup dans la presse […]. L’appropriation post mortem de Lacan notre père débutait.» En choisissant de se poser en victime, Judith Miller prenait un risque, celui de se trouver confrontée au texte de sa demi-sœur, ce qui revenait peu ou prou à se « tirer une balle dans le pied ». Mais, curieusement et par chance pour elle, si le livre de Sibylle Lacan fut à plusieurs reprises cité par la défense, le Tribunal, contre toute logique, ne retint pas l’argument qu’il contenait. Présente dans la salle d’audience le jour du procès, Sibylle Lacan, particulièrement émue, tenta de s’exprimer mais, n’ayant pas été citée en qualité de témoin, elle ne put venir à la barre.
Condamner ainsi une historienne dont les travaux font autorité pour diffamation, sur l’interprétation unique d’une phrase qui occupe quatre lignes (sur un ouvrage de 176 pages) et dans laquelle le nom de la partie qui se sent diffamée n’est même pas cité, peut à bon droit alerter les autres historiens sur les risques qu’ils encourent en matière de liberté d’expression. Voilà pourquoi le jugement de la 17e chambre du TGI de Paris mérite que l’on s’y arrête.
Il est vrai que la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse se montre
Les juges du fond ont donc adopté la même interprétation de la phrase litigieuse que la demanderesse en considérant que l’identification de la personne visée avait été « rendue possible par les termes du discours », ce qui n’est pourtant pas si évident, puisque Judith Miller n’était pas l’unique membre de la famille du défunt au moment des obsèques, pas plus qu’aujourd’hui, d’ailleurs. Conscients, sans doute, de la fragilité de cet argument, les juges se sont ensuite appuyés sur un document, une « lettre de soutien » adressée le 12 septembre 2011 à la demanderesse par les membres de la rédaction de la revue Le Diable probablement, accompagnée de 1398 signatures, dans laquelle les expéditeurs manifestaient leur « indignation » à l’égard de la phrase incriminée. Quelle que soit la qualité des cosignataires, cela semble un peu court, surtout dans la mesure où ni ces derniers, ni Judith Miller, ni même le Tribunal n’ont a priori considéré le livre dans son ensemble pour ne limiter leur jugement qu’au fragment litigieux. Il est à noter que le TGI ne semble pas avoir davantage tenu compte de la réception de l’ouvrage (dans la presse, notamment) alors que tel est très souvent le cas lors de procès attentés contre un livre et que cette réception, sous des signatures autorisées, avait été majoritairement favorable.
Plus surprenant, les juges du fond n’ont pas reconnu à Élisabeth Roudinesco le bénéfice de la bonne foi, en motivant leur décision de manière singulièrement dure : « En s’exprimant ainsi qu’elle l’a fait, sans disposer d’aucun élément sérieux venant au soutien de ses propos, tels qu’ils sont formulés dans la phrase litigieuse, Élisabeth Roudinesco, professionnelle de l’écriture, auteur de plusieurs ouvrages sur la vie et l’œuvre de Jacques Lacan, a également manqué de prudence et de rigueur dans l’expression, et ne saurait pas davantage être créditée de la légitimité du but poursuivi, qui s’apprécie, non au regard de l’ouvrage litigieux en son entier, mais par rapport aux propos poursuivis, qui n’étaient aucunement légitime, en l’espèce, de porter à la connaissance du public dans l’expression, aussi lapidaire que lourde de sens, qui est la leur et sans aucun élément justifiant une telle formulation. »
Le propos étonne d’autant plus que la défenderesse avait produit divers textes et témoignages qui, s’ils pouvaient ne pas être interprétés comme des éléments de preuve irréfutables par le Tribunal, n’en constituaient pas moins un faisceau d’indices en sa faveur. Mais les juges ne retinrent pas plus leur pertinence qu’ils ne prirent en compte la citation de Sibylle Lacan reproduite plus haut…
Il est dommage que le concept d’opinion dissidente – texte par lequel un juge exprime son désaccord avec la décision des autres membres de sa juridiction – soit inconnu du droit français ; on aurait ainsi pu mesurer le débat qui dut sans doute avoir lieu lors du délibéré. Car ce jugement rendu par le TGI de Paris surprend le lecteur. S’il condamne sans ambigüité l’auteure du livre et son éditeur, il repousse en effet la demande de Judith Miller d’insérer dans l’ouvrage l’encart suivant : « Mme Élisabeth Roudinesco, M. Olivier Bétourné et les Éditions du Seuil ont été condamnés pour diffamation publique envers Mme Judith Miller au titre du paragraphe de la page 175 où il est allégué que les dernières volontés de Jacques Lacan pour ses obsèques n’auraient pas été respectées. » Que le Tribunal ait jugé irréalisable, matériellement, de faire insérer un tel encart dans les exemplaires actuellement dispersés dans les librairies se conçoit ; qu’en revanche, il n’ait pas décidé que ce texte devrait figurer sur les retirages et rééditions éventuels sème le trouble. Un trouble d’autant plus légitime qu’on remarquera que la demanderesse avait, de son côté, omis de solliciter dans son assignation le retrait de la phrase incriminée des futures impressions !
[Image : Sans titre]Il y a manifestement là contraste entre la sévérité des motifs ayant conduit à condamnation, l’absence d’obligation de publication de l’encart et la non demande de retrait du fragment incriminé. Ce jugement laisse donc une impression curieuse, illogique, voire ubuesque. Comme est ubuesque l’importance donnée à cette phrase, où il n’est d’ailleurs question, puisque chaque mot a son importance, que du verbe « souhaiter » (« désirer pour soi », nous dit le Littré) et non « vouloir » (« être en volonté de », selon la même source) dont le sens, plus fort, se retrouve dans l’expression « dernières volontés ». Comme est ubuesque le fait d’avoir repoussé l’idée du paradoxe chez un homme qui n’avait pas la foi, mais accordait de l’importance au rituel. Comme est ubuesque le lynchage médiatique dont l’auteure de Lacan, envers et contre tout fut victime (dénigrement, contestation de ses diplômes, accusation de plagiat, etc.) dès que l’assignation fut publiée sur le site de La Règle du jeu. La section « discussion » de la page Wikipédia qui lui est consacrée en porte encore les stigmates. Cette méthode détestable rappelle singulièrement les pratiques qui furent jadis en vigueur dans les États totalitaires, dont le but était de discréditer les opposants, les gêneurs. Comme est ubuesque et très inhabituelle enfin la mise en ligne de l’assignation dans le magazine dirigé par Bernard-Henri Lévy le 16 septembre 2011, c’est-à-dire avant même que celle-ci ne soit délivrée aux défendeurs.
Contrairement à ce que la presse a largement indiqué, ni Élisabeth Roudinesco, ni son éditeur n’ont, jusqu’à présent, interjeté appel du jugement du 11 janvier. D’un point de vue juridique, compte tenu des attendus cités plus haut, ils y auraient tout intérêt. Et, avec eux, la communauté des historiens qui, aujourd’hui, dans ce monde de plus en plus judiciarisé, se demandent si leurs ouvrages devront, à l’avenir, être soumis au nihil obstat des familles et à l’imprimatur des ayant-droits avant publication, comme jadis ils l’étaient aux censeurs épiscopaux, pour éviter d’être livrés au bûcher judiciaire et médiatique.
Illustrations : Pierre Mignard, Clio, muse de l’Histoire, 1689 – Lucas Cranach, Allégorie de la Justice, 1537 – Bucher, gravure.