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6 janvier 2014

Proust, un certain travail sur soi Jehan Renoul, précédé de « L’inconscient en théorie et en pratique » de Tadié, par Jacques Dubois (Mediapart).

Concordance des Recherches et des temps

par Philippe Grauer

Nous recevons le texte de Jehan Renoul, « Proust, un certain travail sur soi, » en même temps que l’excellent ouvrage de Tadié dont nous nous souvenons du commentaire dont le chroniqua Jacques Dubois. Dyptique improvisé, nous vous livrons les deux, l’œuvre du maître l’essai de l’ancien élève. Freud, de si belle et bonne langue qu’on peut le classer parmi les plus grands écrivains de son époque, n’a pas à notre connaissance apprécié la littérature d’avant-garde façon Proust. Ce qu’on a cependant depuis toujours remarqué c’est la concordance des recherches et des sensibilités, qui fait que d’un bout à l’autre de cette Europe sur le point de se livrer à ses délires d’artillerie et de tirs croisés de mitrailleuses, à l’ubris de l’anéantissement industriel de millions d’hommes par des millions de tonnes d’explosifs, la même Recherche patiemment raffinée faisait avancer la civilisation à proportion inverse de son recul sur les fronts, aboutissant aux mêmes découvertes, aux mêmes révolutions par la pensée et le style.

L’inconscient, en théorie et en pratique

par Jacques Dubois

Mediapart 16 mai 2012

Carlo Ginzburg rapprochait naguère le romancier Conan Doyle de Sigmund Freud, au nom d’un intérêt commun pour ces actes manqués que sont indices et lapsus. Voici à présent que Jean-Yves Tadié se livre à une comparaison serrée entre Freud et Proust. Il n’est évidemment pas le premier à risquer le parallèle, mais il choisit de s’y livrer de façon méthodique en partant de l’idée que, pensant et écrivant à la même époque, Sigmund et Marcel ont mené, sans se connaître et sans le savoir, un long dialogue autour des mêmes thèmes et comme pour tenter d’y voir clair dans ce que Proust, d’une belle image, nomme « le lac inconnu ». Soit cette zone de l’être qui échappe au contrôle et dont émanent tant de vérités cachées : l’inconscient.

[Image : Sans titre]

Tadié connaît Proust comme personne (en 1971 déjà, il donnait un mémorable Proust et le roman, devenu un classique) mais il a beaucoup pratiqué également l’œuvre freudienne depuis L’Interprétation des rêves (1900) jusqu’à Malaise dans la civilisation (1929). Dans Le Lac inconnu (car il reprend l’image en titre), il multiplie les comparaisons entre les deux auteurs en fin lecteur qu’il est de l’un et de l’autre. Loin des systèmes ou des vues d’ensemble, il va ainsi passer en revue une série de thèmes communs aux deux œuvres avec l’idée de faire en sorte que « l’on se souvienne de l’un quand l’autre parle ». Seront égrenés au fil des chapitres des motifs comme les rêves, la mémoire et l’enfance, les femmes, la jalousie et l’amour et, en triade finale, les actes manqués, l’humour, le deuil.

Rien qu’au vu de cette liste, on se dit la comparaison justifiée. Freud et Proust sont bien deux grands écrivains de la mémoire (et même d’une mémoire archéologique), de l’enfance fondatrice de l’individu, de la sexualité et spécialement de la sexualité féminine. Et pourtant que de différences entre ces deux personnalités ! D’un côté, un psychothérapeute théoricien et hétérosexuel ; de l’autre, un romancier autobiographe et homosexuel. Comment oser les confondre ? Et pourtant, comme l’auteur en convainc, ça marche. Et ça marche même si c’est au prix de quelques coups de pouce donnés aux similitudes proposées par l’analyse. Ainsi il faut bien dire que l’introspection de la cure psychanalytique demeure loin des mécanismes de la mémoire involontaire à base de madeleine trempée dans le thé à la façon proustienne. Et il faut convenir également de ce que, entre l’explication donnée par Freud de l’homosexualité et l’imaginaire lesbien que l’on trouve dans la Recherche, il y a de quoi hésiter à jeter un pont. Mais, en fin de parcours, Jean-Yves Tadié trouve astucieusement à réduire la distance qui sépare de temps à autre ses deux auteurs lorsqu’il précise : « Proust est à la fois celui qui parle, comme le patient, et celui qui analyse, qui interprète tout (sauf ses propres rêves), comme le psychanalyste » (p. 173).

Toujours est-il que l’ouvrage de Tadié slalome avec une rare virtuosité et un vrai talent d’écriture de Freud à Proust et de Proust à Freud. Et pour finalement nous apprendre surtout qu’À la recherche du temps perdu est un grand théâtre de l’inconscient et de la scène familiale. C’est ainsi qu’il nous livre, côté inconscient, un fort bel inventaire des lapsus proustiens, faisant valoir leur caractère romanesque. C’est ainsi que, côté œdipien, il débusque en petites touches les effets du travail de condensation et de déplacement (au sens lacanien de ces termes) auquel se livre le narrateur pour dissimuler son désir de tuer le père et de posséder la mère. Et l’on se dit que, si Freud fut un génial découvreur des grandes structures inconscientes, Proust sut comme personne nous rendre concrètement réceptifs aux ruses et aux stratégies du psychisme.

Ainsi, et pour donner un dernier exemple, là où le premier s’est beaucoup interrogé sur ce qu’est la sexualité féminine, le second, en romancier autobiographe, est allé loin dans le vertige que suscitait en lui le lesbianisme. Et Tadié d’en conclure, avec toute la nuance souhaitée : « Sentant sans doute en lui une bisexualité profonde, se sentant parfois comme Charlus ou comme Vautrin être une femme, [Proust] pouvait à la fois se réjouir de l’être, et se prendre en haine, en retrouvant en lui toute l’ambiguïté de la figure maternelle. » (p. 107).

En somme, on n’en finira jamais de découvrir Proust et sa Recherche dans leur inépuisable complexité. C’est ce que nous confirme le beau livre de Jean-Yves Tadié tout au long de son parcours.

Jean-Yves Tadié, Le Lac inconnu. Entre Proust et Freud. Paris, Gallimard, « Connaissance de l’inconscient », mai 2012.16,50 €.


Jehan Renoul, précédé de « L’inconscient en théorie et en pratique » de Tadié, par Jacques Dubois (Mediapart).

Proust, un certain travail sur soi

par Jehan Renoul
Psychopraticien relationnel.
Ancien élève du CIFPR – jh-renoul@wanadoo.fr

Lors d’une des grand-messes qui ponctuèrent la lutte contre le barbare amendement Accoyer de 2003 (dix ans déjà), Philippe Sollers disait à un parterre de psychanalystes, en substance : ne lisez pas seulement vos publications spécialisées, mettez davantage le nez dans la littérature, et vous en apprenez beaucoup pour votre métier. Ce conseil, Freud ne l’avait pas attendu pour nourrir sa pensée d’écrivains divers, Sophocle, Shakespeare, Schiller, Jensen l’auteur de la Gradiva… Et le centenaire de la publication du premier tome de la Recherche du Temps Perdu, à compte d’auteur le 14 novembre 1913, nous offre une nouvelle occasion d’en vérifier la pertinence.

Je lis cette œuvre lentement, savourant et relisant à petites gorgées quelques pages par ci, par là, et, à peine entamée la partie Un amour de Swann de ce premier tome, il reste une haute montagne à gravir. Mais déjà les premiers contreforts présentent de si riches paysages que le voyage s’annonce nourrissant, et en particulier affûtent l’attention sur des perspectives si fines, dans des directions très diverses, que le lecteur voit sa présence toute mobilisée, s’il relève le défi : la main douce mais ferme du guide nous entraîne dans des explorations que lui-même visiblement a beaucoup arpentées. Nous voilà au travail. Et parmi ces diverses directions, déjà très perceptible dans les toutes petites deux cents premières pages que j’ai lues à ce jour, celle d’un certain travail sur soi, d’observation et d’analyse de soi, tendu par une certaine recherche, autant de dimensions dont je remarque avec intérêt à la fois la différence avec le travail engagé dans une psychothérapie, et de flagrantes analogies.

J’aurais presque honte de commencer par l’inévitable madeleine, que tout le monde connaît bien sûr, si un rapide petit test ne nous confirmait que parmi tout ce monde très peu l’ont lue, détail qui change tout comme on s’en aperçoit en lisant cette histoire (Marcel Proust, Du côté de chez Swann, collection Folio p. 43-47). Puisque l’idée au moins est connue, prenons-la comme porte d’entrée dans ce type de travail sur soi, qui est décrit explicitement dans ce récit et qui apparaît sous-jacent presque partout ailleurs dans ce livre. Comme on sait, un jour le narrateur, devenu adulte, portant à ses lèvres une cuillerée du thé où vient de s’amollir un morceau de madeleine, se sent aussitôt envahi d’un plaisir délicieux, dont il ignore tout à fait la cause mais qui, il le sent, le met en contact à sa propre « essence précieuse ». Pressentant l’importance de l’événement, il cherche cette cause, laborieusement, et finit par assister soudain à la réapparition à sa mémoire de la scène analogue de son enfance, qui va aussitôt lui faire revisiter toute la maison, la ville et ses environs et les gens de ce temps retrouvé.

L’heureuse fin n’était pas du tout gagnée, et nous suivons pas à pas une véritable recherche : son enjeu, éclaircir l’origine d’une sensation inconnue et son sens pressenti comme précieux, et pour cela la nature et la portée de cette sensation elle-même, met le sujet à nu, la conscience livrée à elle-même, comme « toutes les fois que l’esprit se sent dépassé par lui-même, quand lui, le chercheur, est tout ensemble le pays obscur où il doit chercher et où tout son bagage ne lui sera de rien ». Expérience que tout analysant a rencontrée, souvent autour de contenus plutôt douloureux ou inhibiteurs mais également, comme ici, confrontant à l’insaisissable. Ici le plaisir initial relie le narrateur à une « puissante joie » en estompant d’un coup contingence et médiocrité de soi et de l’existence, mais dans une obscurité complète des tenants et des aboutissants : qu’est-ce qui m’arrive ?

La recherche alors déclenchée est portée par des représentations qui elles aussi ont quelque chose à dire au psychopraticien relationnel. J’en distingue notamment deux. L’une concerne l’espace psychique, dans lequel va se jouer cette recherche, non pas explicitement décrit mais suggéré tout au long par de brèves notations qui peu à peu le dessinent, en une sorte de topique. L’objet inconnu qui réagit enfin après une série de tentatives est envisagé d’emblée comme « quelque chose qui se déplace, voudrait s’élever, quelque chose qu’on aurait désancré, à une grande profondeur, …(qui) monte lentement… (dans) la rumeur des distances traversées… au fond de moi… » La recherche un moment enrayée, le narrateur se demande si l’objet « remontera jamais de sa nuit », s’il arrivera « jusqu’à la surface de ma claire conscience ». L’image aquatique illustre une topique étagée avec au sommet une claire conscience à laquelle le sujet s’identifie, active mais démunie, et une profondeur recélant un trésor caché : la valeur est en bas d’une profondeur et difficile d’accès. Cette représentation de la psyché nous est devenue très familière depuis les puissants résultats de la recherche psychanalytique née dans les mêmes années que le travail proustien, mais elle était très peu courante à l’époque (quoique déjà présente depuis le romantisme) ; et elle heurtait vivement une autre représentation, largement partagée alors, qu’on retrouve évoquée par Freud par exemple quand, au début de son Interprétation des Rêves (1900), il résume les grandes lignes de la littérature existante sur le rêve.

De l’ensemble des auteurs qu’il cite (édition PUF 1967, notamment p. 45 à 61), se dégage une façon de se représenter le psychisme comme verticale aussi, certes, mais où la valeur se trouve là-haut, au sommet d’un édifice laborieux, là où règnent « les fonctions supérieures… la formation des concepts… et notre auto-détermination » ; le rêve fait partie des manifestations du manque, de la dégradation, de l’oubli, de la disparition de ces fonctions, intelligence et moralité, qui définissent l’homme : cette activité nocturne « livrée à elle-même… sans contrôle et sans but… » qui, « se dérobant à la sévère police de la volonté raisonnable », dans ses « jeux insensés confond tout », apparaît, par ses « extravagances » (terme récurrent entre les auteurs) analogue à des « troubles mentaux », est au fond celle « d’un fou ». « Ce mépris de l’activité psychique du rêve », note Freud, a soulevé des objections ; et déjà les romantiques allemands valorisaient cette région mystérieuse de la psyché voisine de celle où le narrateur proustien cherche sa profonde vérité : Novalis célèbre dans le rêve « un libre divertissement de notre imagination enchaînée… un bouclier contre la monotonie de la vie… une exquise tâche et un amical compagnon… » (Freud p.7 9) et Schubert y voit « la libération de l’esprit à l’égard de la nature » (Freud p. 63). Mais dans l’ensemble les diverses formes de spontanéité psychique, longtemps reléguées dans un statut inférieur, ont connu depuis un siècle un retournement dont Proust comme Freud est acteur.

Un second élément de représentation sous-tendant le travail proustien s’articule au premier. Il consiste en un délaissement de « la mémoire volontaire, la mémoire de l’intelligence » (Proust p. 45), impuissante à produire cet accès à la profondeur, étrangère à elle, au profit de la mémoire involontaire : celle-ci est habitée par les « impressions » qu’ont laissées, à notre insu, certains objets porteurs de « sensations » particulières : « tout objet par rapport à nous est sensation » (Contre Sainte-Beuve, extrait cité p. 432, avec une version antérieure du récit de la madeleine) ; les quelques exemples cités dans cet autre texte mettent en scène, l’un un son, celui de la cuiller sur l’assiette qui soudain lui rappelle exactement celui du marteau des aiguilleurs sur les roues du train à l’arrêt lors d’un voyage, ainsi bien mieux « ressuscité » que par le souvenir des paysages vus qui était un souvenir de l’intelligence (nous dirions un souvenir conscient) ; l’autre le heurt du pied sur le pavé inégal d’une cour qui lui fait sentir au fond un passé inconnu, « un peu de cette pure substance de nous-même qu’est une impression passée… qui ne demandait qu’à être délivrée » : réapparaîtra une même sensation sur le pavé inégal du baptistère de Saint-Marc à Venise et du même coup « tout le trésor de ces heures ». Avec la madeleine la sensation déclencheuse sera le goût : « quand d’un passé ancien rien ne subsiste… seules, plus frêles mais plus vivaces, … plus fidèles, l’odeur et la saveur restent encore longtemps… à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l’édifice immense du souvenir » (p. 46). Ce sont les sensations corporelles, et parmi elles surtout les moins mentalisées, qui portent la mémoire involontaire, à l’insu du sujet, et c’est celle-ci qui à son tour porte l’empreinte des affects même les plus intenses, à l’insu aussi. Entre ces deux observations, Proust n’établit pas de lien causal explicite, et n’en cherche pas ; mais il constate implicitement qu’elles vont ensemble, sans en construire une théorie mais en déployant l’affirmation de ces liens comme un véritable trésor, ce même trésor que tout un chacun cherche dans l’amour, il pose cette analogie : ce « plaisir délicieux » et inconnu qui l’envahit avec la saveur de la madeleine déclenche aussitôt une impression de dépassement global de toutes les limitations existentielles « de la même façon qu’opère l’amour, en me remplissant d’une essence précieuse… J’avais cessé de me sentir médiocre, contingent, mortel ».

Cette soudaine et neuve réunification de soi autour d’un noyau de pur affect inaltérable au temps malgré l’oubli, ce sera l’expérience heureuse, sans doute profondément attendue sans le savoir, qui va fournir l’énergie de toute la Recherche ; cette expérience elle-même a été rendue possible, certes par le hasard d’une reproduction inopinée d’une sensation, mais en même temps par ce réseau de liens entre cette sensation et d’autres et le sentiment oublié, qui à son tour va ramener dans ses filets un ensemble de souvenirs visuels enfouis et avec lui la vive épaisseur de l’enfance. Ici affleure, je dirais expérimentalement, le principe des correspondances que déjà mettait en lumière Baudelaire, cet autre puissant explorateur du préconscient (et dont Proust a décrit ailleurs l’influence sur lui). Mais, ce qui nous importe davantage ici, c’est, de cette priorité d’un lien entre l’affectif et le corporel, insu d’une pensée consciente, un voisinage avec l’idée freudienne de l’affect comme représentant de la pulsion et de celle-ci comme directement enracinée dans l’énergie corporelle (la pulsion définie comme « concept-limite entre le psychique et le somatique » dans les Trois Essais). Inutile évidemment de souligner dans cette ligne une autre parenté, celle de Reich ; curieusement même, la plume de Proust relie une fois deux termes (« …ce désaccord entre nos impressions et leur expression habituelle » p. 153) dont le lien constitue un point fort de la clinique reichienne, développée dans ce long chapitre précisément intitulé « Le langage expressif de la vie » de L’Analyse caractérielle : « Par « attitude caractérielle » nous désignons l’expression totale d’un organisme. Celle-ci est identique, au sens littéral du mot, à l’impression totale que l’organisme nous donne. » (p. 306) (c’est l’auteur qui souligne ces deux mots, pointant ainsi l’importante dimension corporelle du contre-transfert).

Sur cet arrière-plan implicite, comment et d’abord pourquoi se produit l’expérience ? C’est un hasard qui la déclenche, sans lui rien n’aurait lieu, Proust y insiste et même il en dramatise l’enjeu : nous aurions pu mourir sans que jamais ce passé enfoui ne trouve à être « ressuscité » par l’avènement fortuit d’une sensation identique ou correspondante, telles des âmes emprisonnées dans des choses après la mort des êtres, et qui devront leur résurrection à l’aléa d’une rencontre, comme dans une « croyance celtique » (p. 43). Mais cela ne suffit pas : elles la devront aussi à notre reconnaissance ; alors seulement « l’enchantement est brisé ». Cette référence mythologique aussi n’est pas anodine pour nous. La psychanalyse montrera avec force comment les mythes dans toutes les cultures sont des voies d’expression et de compréhension des fantasmes les plus constitutifs. Et d’autre part dans la démarche proustienne « nos impressions passées » sont comme une voie royale d’accès pour l’artiste à « atteindre quelque chose de lui-même » qui est « la seule matière artistique » pour l’écrivain ; or, de la même manière la recherche psychanalytique s’emparera de quelques œuvres artistiques connues pour y analyser la manifestation de fantasmes inconscients (Vinci, Gradiva…). C’est ici une parenthèse généralisante que j’ouvre à l’occasion sur une proximité du travail proustien avec les implications théoriques des psychothérapies du sujet concernant l’importance des matériaux irrationnels, comme en fournissent l’art et la mythologie.

Cette reconnaissance qui brise l’enchantement, d’où peut venir l’énergie qui en surmonte les obstacles ? Cela semble être un désir spécifique de la conscience : se comprendre soi-même, à travers un processus actif d’éclaircissement de ses fonctionnements très divers, et particulièrement dans les expériences psychiques les plus marginales, les plus envahies de pénombre inconnaissable. Dans l’histoire de la madeleine, c’est ce désir qui va aiguillonner une longue recherche par, tour à tour, une suite de questions et d’écoute du ressenti : « D’où avait pu me venir cette puissante joie ? Je sentais qu’elle était liée… mais… D’où venait-elle?Que signifiait-elle ? Où l’appréhender ? » « C’est à lui (mon esprit) de trouver la vérité. Mais comment ? » « Et je recommence à me demander… » etc. Le pavé inégal de la cour, lui, appelle le le désir d’éclaircissement au point de faire signe aux amis (inquiets que le narrateur soit soudain arrêté) « de continuer leur route, que j’allais les rejoindre : un objet plus important m’attachait, je ne savais pas encore lequel », et là aussi démarre une recherche dans les obscurités intérieures. Une autre fois, « un rayonnement d’été m’arrivait. Pourquoi?J’essayai de me souvenir » et cette fois n’y parviendrai pas, le « souvenir s’était rendormi » (p. 433-4).

À côté de ces explorations concernant « le passé, essence intime de nous-même » (p.434), d’autres territoires psychiques sont l’objet, sinon d’un travail aussi explicite, en tout cas d’une attention soutenue, dont les fruits s’offrent à une lente dégustation. L’ouverture même du roman nous embarque dans la description des impressions à peine saisissables des réveils, même les plus fugaces, à l’affût de ce qu’on pourrait y entrapercevoir du vécu psychique du sommeil (p. 3-9). l’enfance retrouvée va devenir un vaste promenoir, parmi les odeurs chez la vieille tante Léonie (p. 49), ou autour de la chère vieille église rustaude de Combray et surtout son clocher aux résonances affectives tenaces de « figure chère et disparue » vers laquelle « je cherche mon chemin » (p.58-66) et au carillon des heures qui ne « rompait le calme du jour, mais… avec l’exactitude indolente et soigneuse… venait… presser la plénitude du silence » (p. 164) ; promenades justement des deux « côtés » dans la campagne, dont les multiples et délicates descriptions dessinent surtout l’éveil et l’apprentissage de la sensibilité d’un enfant, entrelacée d’un riche imaginaire, et les premiers émois, rêverie amoureuse (p. 139-141 ; 154-6 ; 172-6) ou spectacle d’une scène de sadisme (p. 157-163).

L’observation amusée de la comédie humaine et de ses riches caricatures apporte périodiquement son contrepoint à ce travail obstiné où « avec les hésitations héroïques du voyageur qui entreprend une exploration ou du désespéré qui se suicide, défaillant, je me frayais en moi-même une route inconnue et que je croyais mortelle » (p.156) : telle est cette énergie de se connaître.

Et de l’énergie, il en faut. Il en faut pour s’avancer dans l’inconnu sans repère et sans autre appui que soi-même (« le chercheur est tout ensemble le pays obscur… » déjà cité) ; pour pour persévérer malgré les échecs répétés (« sentant mon esprit qui se fatigue sans réussir… dix fois il me faut recommencer, me pencher vers lui (le souvenir inaccessible) »), indices de « la résistance », le mot est dit ; pour surmonter « la lâcheté qui nous détourne de toute tâche difficile, de toute œuvre importante » et conseille de retourner « à mes ennuis d’aujourd’hui, à mes désirs de demain, qui se laissent remâcher sans peine » : si je tiens à m’échapper de ce « remâcher sans peine » il reste « l’effort », notion qui revient, explicite ou non, dans chaque occurrence de ce type de recherche.

Et ce conflit, entre désir de clarté et tentation de facilité devant les obstacles, rythme tout le cheminement depuis le « plaisir délicieux » initial jusqu’à l’apparition finale du fameux souvenir. Inutile de reprendre ici la succession des étapes que traverse et décrit le narrateur. Mais on note une seconde symétrie à l’œuvre dans la structure de ce travail. J’ai souligné, comme le fait Proust lui-même, le primat qu’il donne ou qu’il reconnaît à la part involontaire, sensitive, imprévisible, délicate, de la démarche : une école de réceptivité. Mais devant chaque trouvaille, si menue soit-elle, émergée à la faveur de cette disponibilité, c’est bien « l’intelligence », par ailleurs si décriée par l’auteur comme impuissante à rappeler l’impression perdue, c’est bien elle qui se saisit de la moindre parcelle entraperçue de cette impression, qui l’analyse, la conceptualise, échafaude hypothèses et déductions, quitte à laisser aussitôt la place : « Certes, ce qui palpite ainsi au fond de moi, ce doit être l’image, le souvenir visuel, qui, lié à cette saveur, tente de la suivre jusqu’à moi… l’instant ancien que l’attraction d’un instant identique est venue de si loin solliciter… » (p. 46). Et quand la connexion recherchée aura eu lieu, le narrateur, loin de s’abandonner à la joie de la retrouvaille, remarquant que la seule vue de la madeleine au début de cette aventure n’avait rien déclenché, produit aussitôt une série de trois hypothèses explicatives ; cette soif de comprendre se retrouve de façon récurrente au long du roman. Le travail met donc en œuvre un dialogue, fluide et efficace, entre une posture de profond silence à l’écoute des plus subtiles perceptions d’émotion ou de sensation, et une activité de la pensée rationnelle mobilisée pour comprendre ces matériaux.

Voilà. J’ai cueilli une superbe fleur et l’ai soumise à un horrible assèchement entre les pages serrées de mon cahier d’écolier, réduisant le voyage du poète à un travail de tâcheron avec objectifs et méthodes, arrachant à son murmure des lambeaux de phrases pour les recomposer en une dissertation pas toujours ragoûtante. Je pourrais me couvrir de l’aura d’un Rimbaud situant sa propre recherche dans une cohorte d’« horribles travailleurs ». J’ai du moins tenté à traits rapides une première esquisse sur une véritable ascèse passionnée. On pourrait se livrer à travers cette œuvre à d’autres cueillettes, de fleurs notamment et d’aubépines en particulier qui donnent lieu à une autre patiente exploration intérieure et à une contemplation quasi religieuse ; ou de paysages, ou d’architectures, ou de peintres de la Renaissance, lesquels surgissent en associations à bien des détours du voyage ; ou encore de musique puisqu’une petite phrase de quelques notes, nageant toute seule à travers les grandes houles d’une sonate, transporte le héros éponyme jusqu’à la rencontre de son être, lui redonne presque foi en lui-même. Toujours l’accouchement de soi, soit qu’un je activement travaille, soit qu’un ça le travaille. On pourrait aussi, déjà à partir de la révélation de la madeleine comme un autre à partir d’une injection faite à Irma, tirer ici le tableau de ce que l’analyse proustienne présente de similitudes et de différences avec les psychothérapies centrées sur le processus de subjectivation. Je me contente de supposer que chacun de son côté, tout en cheminant avec moi, a fait de soi-même ce rapprochement à mesure. Parlons-en maintenant !


Jehan Renoul est psychopraticien relationnel.
ancien élève du CIFPR – jh-renoul@wanadoo.fr