Voici un premier document extrait d’un dossier paru dans Le Monde dédié à Michel Foucault. Ce maître a le bonheur, pour notre plaisir et bon usage à tous, de disposer d’une édition savante de son œuvre complète, hommage en soit rendu à Daniel Denfer.
Les intertitres sont de la Rédaction
Dossier paru dans Le Monde du 9 mai 2014
Cours de l’année 1981
Le philosophe, mort il y a trente ans, se révèle plus que jamais le penseur du corps et du sexe, comme en témoigne son cours au Collège de France de 1981 – parmi de nombreuses autres publications.
par Élisabeth Roudinesco
Trente ans après sa mort, Michel Foucault (1926-1984) est célébré dans le monde entier. Auteur d’un enseignement très riche, qui porte autant sur la critique des normes et des institutions que sur l’histoire des prisons, de la médecine, de la folie ou de la sexualité, ce philosophe-historien plaît aux libéraux, aux sociaux-démocrates, aux érudits et aux rebelles de tous bords. Les uns et les autres voient en lui, tour à tour, un ardent défenseur de l’invention de soi, un généreux réformiste, un somptueux commentateur des textes de l’antiquité gréco-latine et, enfin, un brillant militant de la cause des minorités. En bref, l’œuvre foucaldienne est plus que jamais à l’ordre du jour, comme en témoigne la publication du cours délivré au Collège de France entre janvier et avril 1981, sur la subjectivité et la liberté.
En 1980, Foucault éprouve un plaisir extrême à enseigner aux États-Unis, et notamment à l’université de Berkeley sur la Côte ouest, où des étudiants de plus en plus nombreux viennent l’écouter. Il découvre alors que l’homosexualité peut être vécue comme une création ou un » souci de soi, « et non pas comme la révélation d’un désir honteux. Personne ne sait encore qu’une nouvelle peste va bientôt se déclarer : l’épidémie du sida.
Et c’est dans ce contexte de grand bonheur que Foucault transforme son approche de l’histoire de la sexualité. Tout a commencé en 1976 avec la publication d’un ouvrage portant sur le XIXe siècle, La Volonté de savoir (Gallimard), auquel il veut donner une suite afin de mettre à jour une » archéologie de la psychanalyse « , centrée sur l’étude des hystériques, des pervers, des populations et des races.
Cependant, en 1979, il a renoncé à passer du XIXe au XXe siècle pour effectuer un retour aux » techniques « chrétiennes de la pénitence, de l’aveu et du sacrifice, dont il fait remonter l’origine à la conversion de Tertullien, introducteur, à la fin du IIe siècle, du dogme trinitaire (Du gouvernement des vivants, EHESS/Gallimard/Seuil, 2012). C’est de cette époque que découlait, selon lui, l’idée de contraindre les sujets à dire le vrai sur leurs états d’âme, modèle dont hérita la psychanalyse. A la suite de ce face-à-face avec la morale chrétienne, Foucault décide de tisser un lien entre ces » techniques « chrétiennes et celles de l’époque païenne tardive.
D’où l’élaboration du cours aujourd’hui publié, Subjectivité et vérité – parfaitement édité, annoté et présenté par Alessandro Fontana (1939-2013) et Frédéric Gros. Foucault commente les textes des auteurs grecs et latins contemporains de la longue époque troublée de la fin de l’Empire romain (IIe-IIIe siècle) : Artemidore de Daldis, déchiffreur de rêves sexuels, Antipater de Tarse et Musonius Rufus, philosophes stoïciens, Hieroclès d’Alexandrie, néoplatonicien, et bien d’autres encore.
Plutôt que de les citer chronologiquement, il compare leurs écrits pour montrer comment se développent, avant le passage au christianisme, de nouvelles formes de rapport à soi et aux autres. Et il en déduit qu’il faut sortir d’un lieu commun consistant à attribuer au paganisme une morale tolérante auquel le christianisme aurait mis fin.
Loin d’opposer paganisme et christianisme, il soutient donc que les stoïciens des deux premiers siècles de notre ère inventèrent une éthique sexuelle fondée sur la nécessité d’accomplir des actes de plaisir et de jouissance – les aphrodisia – dont les violences et les excès, émanant d’une mécanique naturelle, devaient être maîtrisés sous peine d’entraîner le sujet vers sa destruction.
Mais encore fallait-il distinguer la » bonne sexualité « de la mauvaise, afin d’établir une hiérarchie des plaisirs. Et Foucault de démontrer que celle-ci résidait pour les stoïciens dans la valorisation du mariage monogame, regardé comme un art de vivre supérieur à tous les autres. À cet égard, l’acte sexuel entre conjoints mariés occupait la place la plus élevée dans la hiérarchie des valeurs : il renforçait la prospérité du foyer et assurait la survie de la cité. L’homme libre et adulte incarnait un principe actif et, à ce -titre, il pouvait fort bien, même marié, entretenir des relations avec un esclave mâle, mais jamais avec une femme mariée, propriété d’un autre homme.
Dans cette perspective, les actes sexuels étaient savamment codifiés et Foucault les analyse avec brio à partir du grand texte d’Artémidore, l’Oneirokritès, celui-là même que Freud affectionnait au point de le relire sans cesse. Artemidore considérait que chaque espèce animale n’avait qu’un seul mode de » conjonction « : les femelles du cheval, de la chèvre et du bœuf sont couvertes par l’arrière, disait-il, tandis que les vipères, les colombes et les belettes font l’amour avec la bouche. Les femelles du poisson recueillent le sperme répandu dans l’eau par les mâles. Quant aux humains, eux aussi soumis à l’ordre naturel du monde, ils obéissent à un principe intangible : l’homme recouvre la femme afin qu’elle lui donne plus de plaisir et moins de peine. L’inceste avec la mère est proscrit comme funeste, les rapports buccaux sont les pires, car ils interdisent le baiser et le partage d’un repas.
Par ailleurs, Artémidore définissait cinq catégories d’actes contre nature : les rapports sexuels avec les animaux, les cadavres, les dieux, soi-même et deux femmes.
Ainsi les Pères de l’Église héritèrent-ils, selon Foucault, de ce stoïcisme romain qu’ils adaptèrent ensuite à une nouvelle spiritualité marquée par un contrôle parfait du désir et des émois intimes, véritable confiscation de la sexualité au profit exclusif d’un modèle matrimonial érigé en norme.
Les textes choisis par Foucault sont d’une incroyable drôlerie et il les commente avec un humour ravageur, comme s’il découvrait en eux, trois ans avant sa mort, la genèse d’une » verbalisation de l’intime, » propre à ce christianisme primitif dont il fera le sujet de son dernier livre, toujours en attente de publication mais déjà fameux : Les Aveux de la chair.
Ce cours est traversé par la joie de découvrir une » autre histoire de la sexualité, « bien antérieure à celle du XIXe siècle ; Foucault raconte avec délice les différentes variantes de la fable de l’accouplement des éléphants, reprise en boucle du IIe au XVIIe siècle, autant par les stoïciens que par les chrétiens et les dévots qui en firent un » blason de la bonne sexualité conjugale, « applicable à l’espèce humaine : « L’éléphant, disait François de Sales, ne change jamais de femelle et aime tendrement celle qu’il a choisie, avec laquelle il ne parie que de trois ans en trois ans, et cela pour cinq jours seulement et si secrètement que jamais il n’est vu en cet acte. Le sixième jour, il va droit à la rivière, en laquelle il se lave entièrement le corps, sans vouloir retourner au troupeau avant qu’il ne soit purifié.«
Voilà donc de belles et honnêtes bêtes qui ne connaissent ni l’adultère ni la jalousie envers un rival et qui ne touchent plus leur conjointe une fois qu’elle a été fécondée. Ainsi pourraient se conduire les humains s’ils acceptaient de prendre pour modèle de vertu et de courage la merveilleuse vie sexuelle des éléphants. Véritable antidote au discours de la sexologie qui prétend mesurer les performances du sexe à l’aune de la longueur du pénis et de la largeur du vagin, ce cours délivre sa leçon avec une jubilation contagieuse et se lit comme une fable de La Fontaine. Foucault, décidément, n’a pas fini de nous surprendre.
Hervé Oulc’hen (sous la direction de -), Usages de Foucault, avant-propos de Guillaume le Blanc, PUF, Pratiques théoriques, 406 p.-
Daniel Defert, Une vie politique. Entretiens avec Philippe Artières et Eric Favereau, Seuil, 366 p.-
Jean-Louis Jeannelle, Une pensée mise à l’épreuve.