À l’occasion de la parution en français du Sigmund Freud, Anna Freud – Correspondance 1904 – 1938, édité en 2006 par Ingeborg Meyer-Palmedo chez Fisher, appareillé et préfacé par ses soins, dont nous avons fait part ici même en son temps, Le Monde met à sa Une du vendredi 2 novembre à l’honneur à la fois cet ouvrage passionnant et la préfacière de son édition française(1).
Cet événement éditorial nous apparaît bénéfique, au moment où la psychanalyse dégringole au « culturomat » et peine même à soutenir le projet socialiste d’ouverture de l’institution du mariage. Ce rappel de sa vitalité et puissance par le biais de cette chronique épistolaire émouvante et impressionnante remet certaines de nos pendules psys à l’heure.
Nous reviendrons sur cet ouvrage et sa préface française, « Les enfants de la psychanalyse ».
PHG
La correspondance du maître viennois avec Anna, sa fille, patiente et disciple, paraît enfin en français. Captivant.
Le Monde vendredi 2 novembre 2012
– Robert Maggiori, « Le père à ses enfants, deux recueils inédits de lettres », Libération.
– Julie Clarini, Freud : papa prodigue et grand-papa poule, Le Monde.
– Élisabeth Roudinesco, « Freud pense la famille comme une tragédie », Le Monde.
– Ingeborg Meyer-Palmedo éd., Sigmund Freud, Anna Freud – Correspondance 1904 – 1938, Fayard, édition française préfacée par Élisabeth Roudinesco sous le
Au début, il s’inquiète de sa santé à elle : « À ton âge, il faut encore prendre du poids sans avoir peur de devenir trop grosse. » À la fin, il la rassure sur sa santé à lui : « J’ai incroyablement bien supporté la canicule, peut-être grâce à la nitroglycérine que j’avais prise à titre préventif. » Trente-quatre années séparent les deux lettres. Anna a 8 ans quand elle reçoit la première, Sigmund en a 82 quand il écrit la seconde. Tout père, dans de pareilles situations, pourrait dire les mêmes mots à sa fille.
Sous n’importe quelle autre plume, de telles phrases susciteraient au pire l’indifférence, au mieux l’attendrissement. Rédigées par Freud et destinées à sa fille cadette, elles prennent forcément un autre relief. D’abord parce qu’on n’écrit pas impunément à son enfant quand on est le théoricien des névroses familiales. Ensuite parce qu’on le fait d’autant moins innocemment quand l’enfant en question devient votre propre patient, comme le fut Anna de 1918 à 1920 puis de 1922 à 1924. Enfin, parce qu’on ne s’adresse pas à lui comme à ses autres rejetons quand, au fil des années, celui-ci s’impose comme une figure à part entière d’une discipline que l’on a inventée. Ce qui fut le cas d’Anna, restée dans l’histoire de la psychanalyse comme l’une des deux grandes pionnières – avec sa rivale Melanie Klein – en matière de thérapie des enfants.
Pour ces trois raisons, la publication des lettres que se sont échangées Sigmund et Anna Freud entre 1904 et 1938 était très attendue – quand bien même ces 298 lettres représentent une masse assez peu considérable si on la rapporte aux quelque 20 000 courriers que Freud a écrits durant sa vie. Cette attente est aujourd’hui comblée, grâce à un volume impressionnant par l’érudition de son apparat critique.
Comme toutes les grandes correspondances, celle-ci réussit ce tour de force d’avoir été écrite pour un seul destinataire mais de s’adresser à de multiples lecteurs. Le passionné d’histoire, la grande, y trouvera d’abord son compte. Car plus d’une fois les soubresauts du monde s’invitent dans ces missives. Par exemple quand la fille fait état du climat déjà délétère qui règne dans l’Allemagne de Weimar, à l’occasion d’un voyage en train : « Le seul problème, ce sont les voyageurs ; je ne sais pas si ce sont vraiment tous des antisémites, mais en tout cas ils en ont l’air. Et j’ai peine à imaginer un pays où, face aux gens, on aurait plus l’impression d’être parmi les étrangers », écrit ainsi Anna, le 13 juillet 1922.
L’amateur de plus petites histoires, lui aussi, tournera avidement les pages. Car entre le père et la fille, c’est au fond toute la vie quotidienne d’une famille de l’intelligentsia bourgeoise du début du XXe siècle qui se raconte. Avec sa géographie, constituée d’épicentres successifs, Vienne et Londres, et de villégiatures apprivoisées, tels Göttingen et Karlsbad. Avec ses événements de tous les jours, un cadeau d’anniversaire à trouver, un mariage à préparer, un hôtel à réserver, un déménagement à organiser, un livre à éditer, une traduction à superviser. Avec, aussi, ces obsessions propres à chaque famille, en l’occurrence les statuettes de collection et les chows-chows à poil rouge, qui, chez les Freud, occupaient une place singulière.
Et puis il y a ces histoires encore plus anodines, mais qui, sous la plume des Freud, le sont évidemment beaucoup moins. Quand la fille, par exemple, confie à son père : « J’ai récemment rêvé que tu étais un roi, et moi une princesse, et qu’on voulait nous dresser l’un contre l’autre par des intrigues politiques » (6 août 1915). Quand le père s’inquiète de la cour que fait à sa fille son disciple Ernest Jones : « Il n’est pas l’homme qu’il faut pour une créature féminine de nature raffinée » (16 juillet 1914). Ou quand les deux se demandent s’il faut « électriser » le jeune Heinz, petit-fils de Sigmund et neveu d’Anna, pour qu’il cesse de faire pipi au lit.
Restent les non-dits. Ce que le père et la fille n’évoquent pas l’un avec l’autre, préférant en parler à des tiers. On pense à ce « rêve diurne où apparaissait un personnage féminin », une « histoire d’amour » que la fille voulait raconter par écrit mais que « papa » lui a conseillé de « laisser tomber », comme elle le confia à Lou Andreas-Salomé. On pense aussi à cette confidence du père à la même amie de la famille, où se dit toute l’ambivalence de la relation à sa fille, alors âgée de 26 ans : « Il y a longtemps que je la plains d’être encore chez ses vieux. (…) Mais si elle devait vraiment s’en aller, je me sentirais aussi appauvri que je le suis en ce moment. »
« Tu as exactement l’âge de la psychanalyse », écrivait Sigmund à Anna le 6 décembre 1920, en faisant référence à l’année 1895, où naquirent à la fois sa fille cadette et la discipline qui le rendit célèbre. Ces 298 lettres sont à lire à cette aune : le récit, dans sa dimension la plus intime, d’une des plus extraordinaires aventures intellectuelles du XXe siècle.
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