RechercherRecherche AgendaAgenda

Actualités

Revenir

9 février 2014

Notre identité est bien triple : biologique, psychique, sociale. Élisabeth Roudinesco, Libération, précédé de « Études sur le genre, destin de leur falsification en [« théorie du genre »] »

ÉTUDES SUR LE GENRE

destin de leur falsification en [« théorie du genre »]


par Philippe Grauer

le poison des mots

Comment les études sur le genre – Gender Studies, dont l’objet concerne la sexualité des adultes et adolescents à partir d’une quinzaine d’années, ont-elles pu devenir l’inexistante et apocalyptique [« théorie du genre »] (nous mettons selon une convention de linguistes entre […] une entité qui ne correspond pas à la réalité) qui va pervertir nos enfants dans les écoles de la République ? Cette théorie imaginaire fut lancée par un « national-socialiste à la française », un certain Alain Soral(1), afin d’intoxiquer l’opinion. Reprise à la volée dans les médias : le présentateur ne corrige pas l’expression lorsqu’un maire UMP présidant à la remise en ordre disons-le comme cela de sa bibliothèque municipale(2) en fait un usage tout en rondeur : le poison est en place, l’intoxication continue de circuler, traînant après elle par connotation tout simplement l’ombre de l’horreur. On croît rêver mais non c’est bien là sous nos yeux et dans nos auditifs canaux.

le roi de France est nu

Une excellente façon d’infiltrer un faux consiste à le répéter indéfiniment, sur la base connue de l’injection subreptice d’un présupposé. Si je répète à l’envie que le roi de France est chauve, j’embarquerai dans mon bobard tous ceux qui réfléchiront à la valeur de vérité de ma proposition induits en erreur par ma présupposition frauduleuse qu’il y a un roi en France. Il n’y en pas davantage que de [théorie du genre]. Par contre il y a des néo fascistes qui le proclament, des sympathisants qui le répètent après eux, des journalistes qui s’en rendent complices. Moins il y aura d’étourdis qui le propagent mieux ça vaudra.

délire

Les études sur le genre promues doctrine d’État par présupposition fallacieuse à partir d’une appellation de bazar auraient, comme l’écrit par ailleurs Élisabeth Roudinesco « pour objectif d’imposer l’enseignement dans les écoles républicaines d’une prétendue [« théorie du genre »] visant à transformer les garçons en filles, les filles en garçons et les classes en un vaste lupanar où les professeurs apprendraient aux élèves les joies de la masturbation collective. On retrouve ici le thème de l’infertilité érigé en complot contre la reproduction sexuée et l’idée de la généralisation de l’accouplement entre personnes du même sexe. »

cernés par 7% de la population

Ce délire prend en otages les homosexuels. Et nous avec si l’on ne sait raison garder. Les homosexuels (7% de la population), qui faisaient il y a encore peu « mauvais genre », et sont parvenus, au terme d’une lutte mondiale de plus d’un demi siècle, à récupérer aux États-Unis puis dans les démocraties occidentales leur dignité puis à revendiquer et obtenir le droit à faire famille, une révolution, ne constituent ni un [« troisième sexe »] (crochets = catégorie inexistante), ni la menace de corruption généralisée de la société et des valeurs dont s’inquiète une extrême droite que la rapidité du mouvement des temps qui courent ma bonne dame et emportent tout avec eux si bien que tout fout le camp, non seulement la sécurité économique pour les précarisés de plus en plus nombreux mais aussi les valeurs des anciens temps grâce auxquelles tout allait mieux. Les homosexuels sont bien biologiquement de sexe masculin ou féminin, ça c’est une chose, psychiquement orientées, deuxième chose, ça c’est leur genre,(3) vers des personnes du même sexe (ou les deux à la fois), ce qui n’est pas – troisième chose, sans conséquences sociologiques – dont la mise en musique politique, quatrième chose, peut aller jusqu’à la mise à mort.

menace pas du tout fantôme

De son côté le cauchemar de l’« abolition généralisée de la différence des sexes » se fonde sur les fantasmes bi-polarisés de l’infertilité des homosexuels et de l’hyperfertilité proliférante de l’autre défini comme surmâle juif (ou noir ou un autre type d’autre selon les époques et les lieux) incestueux de surcroît (tous dérèglements cumulés) (4), radicalement dangereux. La sexualisation de la haine, canalisation psychosociale de l’angoisse identitaire, s’est montrée en tous lieux redoutable. Politiquement, éthiquement, il y a des hyper angoissés marchant en bande à capacité malfaisante qui pour nuire n’ont besoin que d’une chose, que le public ne se rendant compte de rien ne réagisse pas à temps. Que ces gens cessent de progresser masqués ne doit pas manquer d’inquiéter. L’extrême droite, d’insignifiante, devient un beau jour virulente et passe à l’échelle 80 000 dans la rue. Symptôme comme on dit dans nos professions. Ramassis hétéroclite elle mérite qu’on s’en préoccupe, non qu’on s’en panique. Elle a contraint tout de même le pouvoir de la République à modifier son calendrier parlementaire pour barrer la route à l’hystérisation publique. La voici devenue une force politique. Une menace.

l’école de la haine contre l’école de la République

Cette menace s’exprime médiatiquement. Un énergumène s’est présenté sur i>Télé, Éric Zemmour, disciple du Soral de notre premier § :« L’école, c’est l’Armageddon gay totalitaire triomphant. » On peut au Nouvel Obs sur site juger sur pièce.

Nous vous en livrons quelques §§ clés permettant de déjouer la supercherie. Cela pourrait s’appeler l’école de la haine contre l’école de la République. Lisez plutôt :

La manipulation d’Égalité et Réconciliation est simple : il lui suffit de remplacer le mot  »jeunes » par le mot « enfants » (mot que Peillon n’utilise pas dans sa circulaire), puis de fixer l’âge de ces «enfants» susceptibles d’être concernés par la circulaire à onze ans, puis de détourner de leur objectif les pages du site de la Ligne Azur dans le but de construire une machine à imaginaire homophobe censée effrayer les parents les plus accessibles aux paniques morales.

 

En l’espèce, une fois les prémisses ainsi établies ainsi posées « tous les enfants de 11 ans seront confrontés à un discours cru sur le sexe », la manipulation consiste à poser pour acquis qu’ils se retrouveront tous face à un tableau de la Ligne Azur exposant toutes les sexualités possibles suivant le vécu de tout individu.

Conclusion induite par la manip’ : les enfants de 11 ans sont incités à se demander s’ils ne sont pas transsexuels et homosexuels alors que si on ne le leur demandait pas, ils n’y songeraient pas, ce qui prouve que la [« théorie du genre »] voulue par Peillon est déjà transmise à l’école et vise bel et bien à transformer les enfants en homosexuels.

C’est ce tableau, déconsidéré par la manipulation d’Egalité et Réconciliation, que Zemmour évoque à l’antenne d’i>Télé, reprenant à la lettre les mensonges des soraliens présentés comme vérité.

une sale bête

Ainsi à partir d’une falsification caractérisée, un site nazi lance une campagne d’affolement à partir de faux chez des parents qui ne sont pas forcément au fait des grandes théories en cours dans les sciences humaines. Un ex présentateur de télévision publique surexcité la relaie face à Nicolas Domenach ne pouvant disposer des informations nécessaires pour répliquer comme il convient. La « théorie Machin », qui n’a jamais existé, devient la théorie du jour. On part dans un débat délirant à partir d’un faux. Manipulation et falsification sont les deux mamelles d’une sale bête. C’est évidemment le faussaire qui joue les vertus indignées et dénonce le ministre de l’Éducation nationale. En période de crise où tout fait peur, en particulier les perspectives d’avenir pour la quantité grandissante des plus démunis, Gœbels, le retour.

refus

Le public français du début du siècle suivant n’a jamais assisté à une telle performance de mensonge typique de ceux qui ont fait la sinistre célébrité du précédent en Europe. La haine le mensonge et le cynisme devraient engendrer chez tous les honnêtes gens un réflexe de refus. Encore faut-il éclairer le débat. La connaissance de l’Histoire en la matière peut aider. Bien entendu les responsables de médias doivent impérativement refuser l’appât du gain d’audimat au bénéfice du scandale, et se voir dénoncer s’ils acceptent de tomber dans ce piège

Nous autres psychopraticiens relationnels, dont la discipline se fonde sur l’humanisme aurons à cœur d’éclairer l’opinion au sujet de telles situations frauduleuses. Il ne s’agit pas de rester neutres au fond de nos cabinets. Les furieux auraient vite fait de venir nous y chercher pour nous mettre au pas avec quantité d’autres. Montrons-nous solidaires de l’humanité des êtres humains et combattants résolus des ennemis de la République sans laquelle de la psychothérapie il ne resterait rien qui vaille.


Élisabeth Roudinesco, Libération, précédé de « Études sur le genre, destin de leur falsification en [« théorie du genre »] »

Libération du 10 février 2014
Rebonds

notre identité est bien triple : biologique, psychique, sociale

par Élisabeth Roudinesco, propos recueillis par Cécile Daumas
le 9 février 2014 à 19:46

interview

Tout s’est emballé. Un concept mal compris – le genre – une rumeur folle, des peurs irrationnelles. Pourquoi un programme visant à l’égalité, dispensé à l’école, a-t-il laissé croire qu’on allait transformer les filles en garçons et les garçons en filles ? Pourquoi dans le sillage du mariage pour tous, tout projet sociétal concernant la famille est-il désormais vécu par une part de la population comme une mise en danger de l’enfant et un démantèlement de la structure familiale ? Réponses de l’historienne et psychanalyste Élisabeth Roudinesco.

Êtes-vous surprise de ces mobilisations au nom de la famille en danger ?

Je ne suis pas surprise. Depuis un an, à l’occasion du vote du mariage pour les personnes du même sexe, on a vu émerger cette forme d’hostilité qui est en fait le symptôme d’autre chose. Sur fond de crise et de fortes inquiétudes sociales, s’expriment la crainte de la perte de la nation, et plus particulièrement le sentiment de perte de souveraineté, comme celle qui régit les relations père enfant. Quand l’économie est florissante, les transformations touchant la famille passent facilement. En revanche, l’instabilité économique engendre peurs et crispations. Au XIXe siècle déjà, l’industrialisation et ses transformations sociales avaient provoqué une terreur de la féminisation de la société, liée à l’essor du travail des femmes. À chaque fois, les boucs émissaires sont les mêmes : les juifs, les étrangers, les homosexuels. À chaque époque, les arguments sont récurrents : la famille se meurt, la nation est bafouée, l’indifférenciation sexuelle menace, l’avortement se généralise, les enfants ne vont plus naître. C’est une grande peur, une peur de l’avenir, la peur de n’être plus rien du tout.

doit-on prendre au sérieux cette contestation conservatrice ?

Oui et non. Il faut prendre au sérieux la forte inquiétude qui s’exprime, celle de ne pas avoir un salaire, une retraite, un avenir. Mais il faut rester ferme sur les principes. On ne doit en aucun cas accepter les slogans anti-homosexuels comme on ne doit pas tolérer les propos antisémites. J’approuve entièrement la décision de Manuel Valls de faire interdire le spectacle antisémite de Dieudonné. Il ne s’agit pas d’un problème de liberté d’expression mais bien d’incitation à la haine raciale. En revanche, je ne pense pas qu’il était nécessaire de repousser sine die le projet de loi sur la famille, d’autant qu’il était vidé des deux points les plus polémiques, la PMA (procréation médicalement assistée) et la GPA (gestation pour autrui). Je peux comprendre que l’on puisse repousser ces deux questions provisoirement pour des raisons politiques. Mais il est illusoire de s’opposer aux progrès de la science, il faut l’encadrer. Dans dix ans, qu’on le veuille ou non, droite ou gauche, la PMA sera autorisée pour les lesbiennes et la GPA pour les couples infertiles. Cela passera via les pays voisins où elle est déjà pratiquée, et via la demande de filiation des enfants ainsi conçus.

l’argument récurrent des leaders de la Manif pour tous est la défense de l’intérêt de l’enfant, la nécessité d’avoir un père et une mère. Qu’en pensez-vous ?

C’est dans ces familles à l’apparence la plus normale qu’adviennent aussi les pires turpitudes. En réalité, le premier malheur d’un enfant est la misère économique. Ce qui détruit une famille, c’est avant tout le chômage, la pauvreté, l’alcoolisme, la violence, les inégalités : ce que disait Victor Hugo dans les Misérables est d’actualité. L’autre besoin fondamental pour l’enfant est un attachement affectif personnalisé avec un être, qui est communément attribué à la mère, mais qui peut être assuré par une autre personne. Cet attachement fort va structurer l’enfant, c’est ce qu’on appelle l’amour. Le bien d’un enfant exige ainsi qu’il soit adopté le plus vite possible s’il est dans un orphelinat, qu’il ne soit ni maltraité ni considéré comme un objet mais comme un sujet.

pourquoi la notion de genre a-t-elle créé une telle polémique, une telle confusion ?

Nous devons défendre toutes les recherches sur ce thème, elles sont essentielles. Le genre est une hypothèse qui permet de montrer que tout ne découle pas de la nature. Mais le genre est une notion renvoyant à un «sentiment de l’identité» et il ne s’agit en rien de l’appliquer bêtement dans le quotidien de la vie. Cela n’aurait aucun sens. Un concept, une notion ne doivent pas descendre dans la rue : le concept de chien n’aboie pas. Il est extraordinaire de voir comment une des théories les plus sophistiquées a pu engendrer une rumeur aussi stupide (lire aussi pages précédente). Un des grands fantasmes qui circulent est qu’on ne fabriquera plus les enfants par voies naturelles. On estime à 7% de la population le nombre d’homosexuels. Tous ne veulent pas avoir des enfants. La quasi-totalité des enfants seront encore conçus par une copulation classique, rassurez-vous, c’est tellement plus simple, y compris d’ailleurs chez des homosexuels hommes et femmes entre eux. Penser que différence des sexes, accouplement et naissance des enfants sont remis en cause dans la réalité sociale relève du fantasme, voire du délire.

sur quel terreau est née cette folle rumeur ?

l’homosexualité n’est pas un «autre sexe», mais une orientation sexuelle

Cette rumeur est liée au mariage pour les personnes du même sexe. A tort, l’homosexualité est envisagée comme un troisième sexe : cela fait très longtemps d’ailleurs que ce terme est employé. S’est greffée sur cette idée la peur qu’on allait transformer les garçons en filles et les filles en garçons. Nous sommes dans le délire. L’homosexualité n’est pas un «autre sexe», c’est une orientation sexuelle. L’homosexualité n’est pas une construction identitaire liée au genre, les homosexuels sont soit hommes, soit femmes, comme les bisexuels. Le transsexualisme (conviction d’appartenir à un sexe opposé) n’a rien à voir avec l’homosexualité, et c’est ultraminoritaire. Il existe bel et bien deux sexes, l’un masculin, l’autre féminin. L’hermaphrodisme est une anomalie anatomique, connue depuis la nuit des temps et l’androgynie un mythe : il y a une immense littérature sur cette question. Mais l’identité sexuelle est aussi une construction sociale et psychique, comme l’a démontré Simone de Beauvoir et d’autres après elle. «On ne naît pas femme, disait-elle, on le devient.» Notre identité est bien triple : biologique, psychique, sociale. On est homme ou femme, réalité biologico-anatomique incontournable, et le genre, comme construction, c’est une autre réalité qui relève du «vécu», de l’existentiel.

Comment comprendre la propagation de rumeurs aussi dénuées de réalité ?

Depuis 2001, et l’attentat du World Trade Center, la négation de la vérité historique est une constante. La négation des chambres à gaz est condamnée par la loi ou partout réprouvée, mais d’autres négationnismes prolifèrent. Nous sommes face à un déferlement de rumeurs amplifiées par Internet et le réductionnisme des médias. Exemple : Freud est présenté comme un nazi, Marx comme responsable du goulag et Einstein de la bombe atomique, trois assassins. Ces contre-vérités sont permanentes, il faut en permanence les invalider. Ces attaques visent aussi des auteurs complexes. Elles touchent des intellectuels comme Derrida, Foucault, Bourdieu, auteurs français parmi les plus lus aux États-Unis et qui ont étudié ces questions. Il y a dans ces mouvements un anti-intellectualisme effrayant qui alimente l’idée que toute opinion, même la plus délirante ou la plus répugnante, vaut autant que la vérité, la rationalité ou les différentes hypothèses de travail les plus sérieuses, les plus novatrices. Tout ne se vaut pas, contrairement à ce que disent des médias fous qui veulent mettre en face à face constamment tout et n’importe quoi pour faire de l’audimat ou de la polémique : les juifs contre les antisémites, les racistes contre les antiracistes, les évolutionnistes contre les créationnistes, les partisans des rumeurs contre ceux qui les invalident, etc. Il faut dire non et non à toutes ces sottises. Et mener des combats clairs.

voir également

– Élisabeth Roudinesco, De quoi la « théorie du genre » est-elle le fantasme ? précédé de « Prenons garde aux loups » par Philippe Grauer [mis en ligne le 3 février 2014].

– Élisabeth Roudinesco – Répudiation, voyeurisme et droit (Huffington Post), précédé de « Débattre c’est pas quand la vérité se débat dans les rets de l’imposture » par Philippe Grauer [mis en ligne le 28 janvier 2014].

– Élisabeth Roudinesco, La Famille en désordre, Fayard 2002, Livre de poche, 2010.