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8 février 2012

Symbiose des cultures – Edgar Morin Edgar Morin, in Le Monde, le député Letchimy, cité par Éric Richalley, le tout précédé de Faux débat et vraie manipulation Par Philippe Grauer

faux débat vraie manipulation

par Philippe Grauer

Réponse mesurée intelligente et humaniste d’Edgar Morin aux propos sur la supériorité de nos démocraties par rapport aux gouvernements tyranniques tenus récemment par un spécialiste gouvernemental de la provocation extrêmement à droite.

Il paraît que cette personnalité est un républicain convaincu. Éric Richalley, étudiant au Cifp, fournit sur son site là-dessus son point de vue, que nous vous livrons, avec en encart l’intervention du député Serge Letchimy.

Nous livrons également l’analyse du Figaro en date du 10 février, qui permettra à chacun de juger en toute équité.

On peut qualifier d’exercice bien dans le style de l’orateur de tenir devant les membres de l’UNI, tout de même pas n’importe qui, des propos « de bon sens » ajustés pour être à la limite, que chacun puisse entendre comme il l’entend, qui tendent à faire passer de façon infra liminaire (plus précisément il s’agit à la fois de connotation et de présupposition), un message d’extrême droite, « républicaine » d’aspect en effet.

Il est anthropologiquement impossible de hiérarchiser les civilisations – ensembles trop complexes pour supporter la démarche comparatiste bloc à bloc – ce sont des valeurs, des mœurs et de traits institutionnels qu’il s’agit en l’occurrence. Pour reprendre les propos d’Arno Klarsfeld, « le racisme ou les talibans » – deux catégories non homogènes d’ailleurs – ne constituent pas une civilisation. L’imprécision terminologique conduit au faux pas logique et méthodologique. Le comparatisme à la louche aboutit à des naufrages de la pensée et de l’humanisme, selon une organisation savante et comme innocente de la confusion qui s’avère toxique.

échelle de Guéant

Si civilisation = société caractérisée par son degré d’avancement, tous les coups sont permis, à commencer par le comparatisme en fonction d’un système de valeurs – ici « républicain » façon ministère de l’intérieur –, permettant de discréditer la « civilisation » voisine, entendue comme état global d’organisation sociale, morale et politique, mesuré à l’aune de critères comme la tolérance ou le traitement réservé aux femmes (pour celui réservé aux Roms on laissera la chose de côté). On arrive rapidement d’ailleurs à définir par cette méthode le fameux degré de civilisation, qu’on n’a plus qu’à noter, notre « civilisation » raffolant de ce genre de chiffrage (culture du chiffre, ou du résultat) sur une échelle de 1 à 10. On pourrait l’appeler échelle de Guéant.

Ne nous laissons pas embarquer dans un faux débat infini et vite passionnel sur la base d’un terme dont chaque protagoniste fournit sa définition, assorti d’un combat pour des valeurs, sur lesquelles par définition il n’est pas question de céder.

La déclaration déclencheuse peut aussi s’analyser comme relevant de la stratégie politique. Tant qu’on se passionne pour cela, on ne parle pas du reste. L’agitation de chiffons rouges, avec débat interminable sur la véritable couleur du chiffon, c’est tout un art. Il convient ici de saluer l’artiste.

Voir aussi

Oui, il est permis d’évaluer les cultures par Pierre-Henri Tavoillot [24 février 2012]

Noter l’Autre est absurde, par André Comte-Sponville [24 février 2012]

L’humiliant apprentissage du premier député  » nègre « , Hégésippe Legitimus par Gérard Noiriel [24 février 2012]

Toutes les civilisations ne se valent-elles pas ? Comment déclencher une polémique au mépris de l’intelligence par Daniel Ramirez [20 février 2012]


Edgar Morin, in Le Monde, le député Letchimy, cité par Éric Richalley, le tout précédé de Faux débat et vraie manipulation Par Philippe Grauer

Le Monde 8 février 2012

Stop à l’occidentalo-centrisme

Par Edgar Morin

Chaque culture a ses vertus, ses vices, ses savoirs, ses arts de vivre, ses erreurs, ses illusions. Il est plus important, à l’ère planétaire qui est la nôtre, d’aspirer, dans chaque nation, à intégrer ce que les autres ont de meilleur, et à chercher la symbiose du meilleur de toutes les cultures

La France doit être considérée dans son histoire non seulement selon les idéaux de Liberté-Egalité-Fraternité promulgués par sa Révolution, mais aussi selon le comportement d’une puissance, qui, comme ses voisins européens, a pratiqué pendant des siècles l’esclavage de masse, a dans sa colonisation opprimé des peuples et dénié leurs aspirations à l’émancipation. Il y a une barbarie européenne dont la culture a produit le colonialisme et les totalitarismes fascistes, nazis, communistes. On doit considérer une culture non seulement selon ses nobles idéaux, mais aussi selon sa façon de camoufler sa barbarie sous ces idéaux.

barbarie d’une pensée qui « appelle barbares les peuples d’autres civilisations »

Nous pouvons tirer fierté du courant autocritique minoritaire de notre culture, de Montaigne à Lévi-Strauss en passant par Montesquieu, qui a non seulement dénoncé la barbarie de la conquête des Amériques, mais aussi la barbarie d’une pensée qui « appelle barbares les peuples d’autres civilisations » (Montaigne).

De même le christianisme ne peut être considéré seulement selon les préceptes d’amour évangélique, mais aussi selon une intolérance historique envers les autres religions, son millénaire antijudaïsme, son éradication des musulmans des territoires chrétiens, alors qu’historiquement chrétiens et juifs ont été tolérés dans les contrées islamiques, notamment par l’Empire ottoman.

Plus largement, la civilisation moderne née de l’Occident européen a répandu sur le monde d’innombrables progrès matériels, mais d’innombrables carences morales, à commencer par l’arrogance et le complexe de supériorité, lesquels ont toujours suscité le pire du mépris et de l’humiliiation d’autrui.

Sagesse et arts de vivre

Il ne s’agit pas d’un relativisme culturel, mais d’un universalisme humaniste. Il s’agit de dépasser un occidentalocentrisme et de reconnaître les richesses de la variété des cultures humaines. Il s’agit de reconnaître non seulement les vertus de notre culture et ses potentialités émancipatrices, mais aussi ses carences et ses vices, notamment le déchaînement de la volonté de puissance et de domination sur le monde, le mythe de la conquête de la nature, la croyance au progrès comme lot de l’histoire.

Nous devons reconnaître les vices autoritaires des cultures traditionnelles, mais aussi l’existence de solidarités que notre modernité a fait disparaître, une relation meilleure à la nature, et dans les petites cultures indigènes des sagesses et des arts de vivre.

nous croire propriétaires de l’universel

Le faux universalisme consiste à nous croire propriétaires de l’universel – ce qui a permis de camoufler notre absence de respect des humains d’autres cultures et les vices de notre domination. Le vrai universalisme essaie de nous situer en un méta-point de vue humain qui nous englobe et nous dépasse, pour qui le trésor de l’unité humaine est dans la diversité des cultures. Et le trésor de la diversité culturelle dans l’unité humaine.

Edgar Morin est sociologue et philosophe


Les civilisations ne s’évaluent pas

Par Éric Richalley

08/02/12

Il était pour moi nécessaire de réagir aux propos de Claude Guéant « Toutes les civilisations ne se valent pas ». L’intervention du député Serge Letchimy à l’assemblée nationale le fait bien mieux que je ne saurais le faire, je reproduis donc ici l’intégralité de ses propos.

Il ne s’agit nullement de faire de la politique sur ce site. Il est évident que dans ce moment de campagne présidentielle, il y a une stratégie électorale derrière les propos du Ministre de l’Intérieur. Mais ils touchent au fondement de l’humanisme qui n’est ni de gauche ni de droite, et c’est sur ce terrain que je me situe. Je remarque d’ailleurs que deux anciens premiers ministres de l’UMP ont regretté l’emploi du mot civilisation, ce qui en langage diplomatique signifie qu’ils sont outrés, comme tous les humanistes qui mesurent la portée de ces propos.

VERBATIM : l’intervention de Serge Letchimy à l’Assemblée Nationale

«Nous savions que pour M. Guéant la distance entre immigration et invasion est totalement inexistante et qu’il peut savamment entretenir la confusion entre civilisation et régime politique. Ça n’est pas un dérapage, c’est une constante parfaitement volontaire. En clair, c’est un état d’esprit et c’est presque une croisade. M. Guéant vous déclarez du fond de votre abîme, sans remord ni regret, que toutes les civilisations ne se valent pas. Que certaines seraient plus avancées voire supérieures.

« bon sens » ou injure faite à l’Homme ?

[Image : Sans titre]

Non M. Guéant, ce n’est pas « du bon sens », c’est simplement une injure qui est faite à l’Homme. C’est une négation de la richesse des aventures humaines. C’est un attentat contre le concert des peuples, des cultures et des civilisations. Aucune civilisation ne détient l’apanage des ténèbres ou de l’auguste éclat. Aucun peuple n’a le monopole de la beauté, de la science du progrès ou de l’intelligence.

Montaigne disait « tout homme porte en soi la forme de l’humaine condition »(1). J’y souscris. Mais vous, monsieur Guéant, vous privilégiez l’ombre. Vous nous ramenez jour après jour à des idéologies européennes qui ont donné naissance aux camps de concentration au bout du long chapelet esclavagiste et colonial.

Le régime nazi, si soucieux de purification, était-ce une civilisation ? La barbarie de l’esclavage et de la colonisation, était-ce une mission civilisatrice ? Il existe, M. le Premier ministre, une France obscure qui cultive la nostalgie de cette époque, que vous tentez de récupérer sur les terres du FN. C’est un jeu dangereux et démagogique qui est inacceptable. Il existe une autre, celle de Montaigne, de Condorcet, de Voltaire, de Césaire ou d’autres encore. Une France qui nous invite à la reconnaissance, que chaque homme…»

(NDLR : M. Letchimy est coupé par le président de l’Assemblée, Bernard Accoyer)

On peut trouver ces propos excessifs par leur référence au nazisme. Je ne soupçonne en rien le Ministre de l’Intérieur de complaisance envers les solutions du nazisme et je ne pense pas que c’était ici le propos. Par contre il s’agit de souligner que la thèse de la supériorité d’une civilisation, qui s’appelle de l’ethnocentrisme, offre un terrain démagogique favorable à la manipulation de masse par des leaders charismatiques sanguinaires. Monsieur Guéant n’est pas un nazi, la très grande majorité des Allemands ne l’était pas non plus.

C’est au moment où ce type de théorie refait surface, au sein d’une démocratie, toujours en période de crise, qu’il faut s’insurger. Plus tard, il n’y a plus que la violence pour s’y opposer.

Le Figaro du 10 février

Claude Guéant a déclenché une vive polémique en déclarant que « toutes les civilisations ne se valent pas » dans un discours sur la République, aussitôt dénoncé à gauche comme une tentative pour Nicolas Sarkozy de glaner des voix du Front national, à moins de 80 jours du premier tour de la présidentielle.

Très rapidement, cette phrase prononcée samedi par le ministre de l’Intérieur lors d’un colloque organisé par l’association étudiante de droite Uni, s’est répandue sur internet, provoquant des réactions indignées. D’abord au conditionnel, la réunion étant huis clos, avant qu’elle ne soit confirmée dans la soirée par l’entourage de Claude Guéant.

« Condamner les civilisations qui ne respectent pas la liberté de conscience »

Dimanche sur RTL, le ministre de l’Intérieur a répété la phrase exacte qu’il avait prononcée : «  Contrairement à ce que dit l’idéologie relativiste de gauche, pour nous, toutes les civilisations ne se valent pas. Celles qui défendent l’humanité nous paraissent plus avancées que celles qui la nient. Celles qui défendent la liberté, l’égalité et la fraternité, nous paraissent supérieures à celles qui acceptent la tyrannie, la minorité des femmes, la haine sociale ou ethnique « .

Accusant « certains à gauche d’avoir sorti la phrase de son contexte et d’enlever ainsi la dignité du débat démocratique », le ministre a précisé sa pensée : « Cela veut dire très clairement que, pour nous, tout ne se vaut pas ». A la question posée par le journaliste de RTL : « Notre civilisation était-elle inférieure » quand la France n’accordait pas le droit de vote aux femmes (avant 1945) ou pratiquait la peine de mort (avant 1981)? », le ministre a répondu : « Je dis très clairement qu’elle était inférieure à ce qu’elle est aujourd’hui ».

Le président de l’Office français de l’immigration et de l’intégration (OFII), Arno Klarsfled, a défendu le ministre. « Claude Guéant dit des choses évidentes. Si la gauche veut faire campagne sur le fait que le racisme ou les talibans valent la civilisation française ou britannique (2), qu’ils le fassent », a-t-il déclaré à l’AFP. « Je préfère une civilisation qui respecte la liberté de conscience plutôt qu’une civilisation qui massacre les libertés religieuses, a-t-il poursuivi. Je préfère une civilisation où la femme a une place égale à l’homme plutôt qu’une civilisation où l’homme piétine la femme. »