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11 novembre 2013

Du désir de sacrifier chez Ibn Arabî Fethi Benslama

la théorie du sacrifice chez le soufi andalou Ibn Arabî

Voici un extrait de mon livre – Fethi Benslama, La psychanalyse à l’épreuve de l’islam , Flammarion, 2002 –, où j’expose la théorie du sacrifice chez le grand soufi Ibn Arabî. Prenez un peu de temps, si vous voulez savoir comment un penseur musulman du 12ème siècle a théorisé la possibilité de se passer du sacrifice dans la réalité, au profit du sacrifice symbolique ou psychique.

Je rappelle que dans le contexte coranique, le début de l’impulsion sacrificielle vient à Abraham dans le rêve, où il se voit immoler son fils.

Il existe une traduction de cet extrait en arabe par Raja Benslama.

du soufisme andalou à la pensée post-moderne

retour aux racines de l’Occident

par Philippe Grauer

Quelques uns pensent que, concurremment aux propositions d’étymologie fondées sur l’arabe, le mot soufi viendrait finalement tout simplement de sophia, la sagesse de la philosophie grecque. Que cette assonnance connotative arme le lecteur de l’idée qu’une pensée philosophico religieuse – en fait le soufisme se présente comme une sorte de méditation philosophique –, peut contribuer à alimenter le corps de concepts de la psychothérapie relationnelle et de la psychanalyse – ce ne seront pas les jungiens qui diront le contraire, en particulier sur la question du sacrifice.

Nous répercutons ici un fragment de texte édité sur face-book par Fehti Benslama. Le soufisme présente cet intérêt à nos yeux d’opposer son intelligence aux rigidités du salafisme et que le prendre en considération pourrait nous éviter de nous trouver à l’improviste à notre tour intellectuellement et politiquement pris en otage.

C’est aussi – surtout ! sur le plan des idées qu’il convient de mener le combat humaniste contre le fascisme masqué sous figure religieuse intégriste. L’islam démocratique et ouvert ça existe, les dogmatiques rigoristes déjà brûlèrent ses livres. Pour situer les choses, le fabuleux trio Ibn Rochd (Averroès), Ibn Arabî (génération suivante) et Ghazali (ce dernier probablement inspirateur de Kant) continue d’alimenter la pensée occidentale. Héritiers de la première Renaissance de l’Andalousie du XIIème siècle nous européens pouvons nous inspirer d’une réflexion qui conduira aux Lumières et assurer son relais. Merci au Fehti Benslama de l’inter-pluri-trans-disciplinarité proche de nos propres convictions, de nous remettre en mémoire cette précieuse ressource.


Fethi Benslama

DU DÉSIR DE SACRIFIER

par Fehti Benslama

l’imagination créatrice

Il revient au grand mystique andalou, Ibn Arabî (XII siècle), d’avoir donné à cette conjecture sur le rapport entre le rêve et le sacrifice en islam la plus belle interprétation, en l’inscrivant dans sa théorie de sa dignité l’imagination, ou de la présence imaginative (hadrat al-khayâl) traduite par Henri Corbin par l’expression : l’imagination créatrice.

Partant de la réponse : « Ô mon père, fais ce qui t’a été ordonné », Ibn Arabî a ployé toute la question du sacrifice à l’enjeu de l’interprétation du rêve, il écrit :

« Or l’enfant est l’essence de son générateur. Lorsque Abraham vit dans un songe qu’il immolait son fils, il se vit en fait se sacrifier lui-même. Et quand il racheta son fils par l’immolation du bélier, il vit la réalité, qui s’était manifestée sous la forme humaine, se manifester sous l’aspect du bélier. C’est donc ainsi que l’essence du générateur se manifesta sous la forme de l’enfant, ou plus exactement sous le rapport de l’enfant. » Ainsi, l’objet de la privation que subit le père dans son essence, par l’intermédiaire du fils, est l’enfant. Certes, l’interprétation d’Ibn Arabî s’inscrit dans une longue tradition du soufisme qui considère que « le grand sacrifice » est le sacrifice de Soi. Le Soi étant le « nafs » qui est la psyché, laquelle est la part animale et mortelle de l’âme dont la représentation est l’agneau paisible du sacrifice, puisque c’est ainsi que le gnostique se laisse mener à l’extinction dans le divin.

de l’acte dans l’imagination au réel

Mais l’originalité d’Ibn Arabî tient au développement, dans son Gemme sur Isaac, de l’une des théories les plus élaborées et les plus subtiles sur l’interprétation du rêve du désir de tuer l’enfant dans le père, et le passage de l’acte dans l’imagination vers le réel :

« Sache qu’Abraham, l’ami de Dieu, dit à son fils: «en vérité, j’ai vu dans un songe que je t’immolais». Or, le songe relève de la présence imaginative qu’Abraham n’a pas interprétée. C’était en fait un bélier qui apparut en songe sous la forme du fils d’Abraham. Aussi Dieu racheta-t-il l’enfant du fantasme (wahm) d’Abraham, par la grande immolation du bélier, ce qui était l’interprétation divine du songe, dont Abraham n’a pas été conscient ( la Yach’ur).

Il n’y a dans cette traduction aucune tentative de tirer Ibn Arabî vers notre époque. Chaque terme, chaque idée fait partie de l’ensemble théorique de cet auteur sur « sa dignité l’imagination » ou sur « la présence imaginative » ; non pas la présence à l’imagination, mais la présence de l’imagination comme essence de l’absence qui est le désir de l’Autre. Dans sa théorie, Ibn Arabî distingue deux pôles imaginaires. Il y a d’une part un imaginaire lié à la condition singulière du sujet : « Tout homme crée par fantasme (wahm), dans sa faculté imaginative, ce qui n’a pas d’existence en dehors d’elle. C’est là une chose commune. », écrit-il dans le même Gemme. Il y a d’autre part un imaginaire inconditionné : « Mais le gnostique crée par l’imagination spirituelle (himma) ce qui a une existence en dehors de cette faculté », précise-t-il. Les termes de cette division sont appelés : imagination conjointe au sujet (kahyâl muttasil) et imagination disjointe du sujet (khayâl munfasil). Cette dernière recouvre, à mon sens, ce que nous avons appelé l’imaginaire nécessaire qui n’imaginarise pas l’impossible, mais l’indexe comme retrait, comme reste à dire, tel que le Il y a.

c’était en fait l’enfant qu’il était qu’il devait sacrifier

Il ressort du précédent passage, selon Ibn Arabî, qu’Abraham n’a pas pu ou su interpréter le fantasme de son rêve : « sacrifier son fils ». Il est resté « non-conscient » (bi lâ chu’ûr) du véritable objet du désir de sacrifier. C’était en fait l’enfant qu’il est qu’il devait sacrifier et non son fils. Dès lors, la scène de l’immolation du bélier serait un rattrapage dans le réel (par Dieu) de ce qui, exprimé dans l’imagination, n’a pas trouvé les moyens de sa transposition dans la forme appropriée. Quelle est donc la forme appropriée et d’où viennent les moyens de la transposition ?

Interpréter : transposer la forme perçue vers un autre ordre

Ibn Arabî explique : « La manifestation des formes dans la présence imaginative (épiphanie) nécessite une autre science pour comprendre ce que Dieu a voulu par telle forme (…)» Quand Dieu interpella Abraham : « O Abraham, tu as cru au rêve » (XXXVII, 104-105), il ne lui a pas dit qu’il a cru que le rêve d’immoler son fils est vrai, car Abraham n’a pas interprété le rêve, il l’a appréhendé au niveau manifeste, or le rêve demande interprétation (…) Interpréter signifie transposer la forme perçue vers un autre ordre. Si Dieu louait Abraham d’avoir cru vrai ce qui est manifeste, il aurait fallu qu’il eût immolé réellement son enfant. Or, auprès de Dieu, il s’agissait du grand sacrifice à travers la forme du fils et non de l’immolation du fils. L’enfant fut donc racheté à cause de ce qui était dans l’esprit d’Abraham et non dans l’ordre divin.

Autrement dit, Ibn Arabî nous donne à penser que la substitution sacrificielle du bélier palliait un défaut d’interprétation chez Abraham qui aurait cru à la littéralité des images du rêve. La substitution sacrificielle est un rattrapage in-extremis d’une faute d’interprétation qui serait devenue un infanticide. Le sacrifice ferait donc office d’interprétation. C’était le sacrifice de l’enfant dans le père qui était visé à travers le fils, plus exactement par la forme du sacrifice du fils et non par le meurtre du fils.
Mais si le sacrifice vient à la place d’une interprétation manquante, en se substituant à elle, il y aurait une équivalence entre l’interprétation et le sacrifice. Si tel était le cas, le sacrifice dans le rêve serait le rêve d’accomplissement du désir d’interpréter. Et le sacrifice serait le désir d’interpréter incarné dans le réel. L’enjeu d’un tel désir d’interpréter, comme nous venons de le voir, est de tuer l’enfant dans le père. Or le désir de tuer l’enfant dans le père, c’est le désir du fils de devenir père ou, si l’on veut, le devenir père d’Abraham qui était en impasse.

le sacrifice : un défaut d’interprétation du rêve du père ou de son désir

C’est ainsi qu’Ibn Arabî, cet homme du Moyen Âge islamique, a su tirer les ultimes conséquences de la conjecture du sacrifice en islam, à savoir que le sacrifice est un défaut d’interprétation du rêve du père ou du désir du père. Il y a chez Ibn Arabî, qui est un contemporain d’Averroès, une tentative dont témoigne toute son œuvre de dégager la spiritualité du monothéisme islamique du Dieu obscur qui réclame la livre de chair, et exige, pour calmer la culpabilité des pères, le sang des fils. Il renvoie donc Abraham à son désir de l’Autre, à l’enfant imaginaire, c’est-à-dire à un dieu gisant dans sa non-conscience. On voit bien pourquoi les islamistes interdirent ses livres et les brûlèrent, en les considérant comme une œuvre d’apostat.