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12 octobre 2013

Françoise Dolto a-t-elle tout faux ? Catherine Robin et Dorothée Werner, Claude Halmos, Élisabeth Roudinesco, Philippe Grauer

Opération jet de boue sur l’autrice de La cause des enfants

par Philippe Grauer

La psychanalyse reçoit des coups, plutôt bas, régulièrement, de la part d’auteurs dont la pensée ne se caractérise pas toujours par une élévation ni une érudition considérables. L’objectif de déconsidérer la psychanalyse et la psychothérapie relationnelle, les deux disciplines du procès de subjectivation, est retournable comme un gant, dont le doigt désigne l’auteur de mauvais aloi. Un objectif qui vient d’où ? D’un comportementalisme et scientisme hargneux. Tout simple, simpliste même, que voulez-vous, ça ne fait pas toujours dans la nuance.

bashignons la psychanalyse pour abattre la subjectivité

Probablement qu’un bon truc pour bénéficier d’une certaine audience c’est de prendre une icône du siècle dernier et de s’efforcer de la dévisser. À défaut reverser une poubelle dessus. C’est tendance. Ça fonctionne fort avec la psychanalyse. Du bashing antipsychanalytique quoi, s’efforcer de la liquider en utilisant de faux arguments. Rumeurs quand vous nous tenez ! ça ne se pratiquerait pas par exemple avec les poilus de la guerre de 14 dont un petit malin viendrait tout juste de découvrir que c’était une bande de dégonflés masturbateurs. L’air idéologique du temps affectionne de s’en prendre à l’humanisme. Affaire de marketing on n’ose pas dire intellectuel car ça ne vole pas haut. Pas vraiment affaire de critique car malheureusement on n’en est pas là.

Alors à chaque fois il faut argumenter, rappeler les faits, défalsifier, informer. Grosse fatigue. C’est notre honneur d’y contribuer, voici pourquoi nous vous livrons ici le dossier bien documenté que Elle consacre au dernier brûlot bientôt jeté sur le marché, un marché noir comme le Livre de la même couleur, auquel il s’apparente.


Catherine Robin et Dorothée Werner, Claude Halmos, Élisabeth Roudinesco, Philippe Grauer

Françoise Dolto a-t-elle tout faux ?

ELLE, 11 octobre 2013

La psychanalyste la plus médiatique du XXe siècle aurait été collabo, mère indigne et mauvaise psy. C’est ce que prétend un ouvrage sanglant(1). Réponses enflammées des spécialistes.


par Catherine Robin et Dorothée Werner

Un brûlot anti-Dolto paraît dans quelques jours

une foldingue allumée

attaquant la célèbre psychanalyste pour enfants, respectée en France au point de donner son nom à différentes rues, écoles ou institutions. Objectif ? Déboulonner la statue. Psychologue comportementaliste en guerre contre la psychanalyse (coauteur du Livre noir de la psychanalyse, paru en 2005), Didier Pleux n’y va pas avec le dos de la cuillère. Selon lui, Dolto n’est pas la psy inventive et humaine – qui a démocratisé, jusqu’à la radio, la psychologie de l’enfance, apprenant à la France des années 60 ébahie que l’enfant était un sujet à part entière –, mais une foldingue allumée et irresponsable.

Coupable dans sa vie privée : d’avoir des parents riches et proches de l’extrême droite (Action française) et de leur faire des reproches d’enfant gâtée. D’avoir collaboré pendant la guerre. Coupable d’avoir été une mère indigne, laissant par exemple son fils Carlos faire n’importe quoi jusqu’à se mettre en danger. Dolto serait aussi coupable dans sa vie publique : entre autres, d’avoir confondu autorité et autoritarisme, encourageant un laxisme dramatique. D’avoir théorisé qu’une éducation sans frustration serait la seule manière de rendre un enfant épanoui. De tenir les pères et les mères pour d’épouvantables castrateurs quoi qu’ils fassent, surtout lorsqu’ils cherchent à mettre des limites. D’avoir redit, après Freud, l’importance déterminante de l’enfance dans la vie adulte et identifié l’adolescence comme un âge fragile.

…préfacé par Michel Onfray

Enfin, Dolto serait coupable de théories que Didier Pleux, préfacé par le philosophe Michel Onfray, juge totalement farfelues (par exemple, la transmission intergénérationnelle d’un traumatisme familial ou la signification symbolique de certaines maladies). Le pire du pire ? Elle et ses héritiers spirituels auraient imposé en France une religion puissante, le doltoïsme, dans laquelle baigneraient les psys pour l’enfant d’aujourd’hui, l’école et toutes les institutions proches de l’enfance. Dolto, dit l’auteur, était « une opportuniste », une femme « hors réalité », un genre de gourou prêchant un catéchisme anachronique, responsable de l’épidémie actuelle d’enfants rois.

en insinuant plus qu’en démontrant

Bigre ! Si ce qu’avance cet homme est motivé par sa féroce croisade antipsychanalyse, il a raison quand il écrit : « Dolto est devenue une icône nationale, il serait juste de savoir qui elle était vraiment. » Dommage que sa fille Catherine Dolto, farouche gardienne du temple et ayant droit officielle, n’ait pas souhaité répondre à nos questions. Ni rendre publiques des archives dans lesquelles chacun pourrait piocher pour travailler à sa guise. Car le résultat, c’est qu’il n’existe pas, vingt-cinq ans après sa mort, de biographie sérieuse de Dolto. C’est dans cette faille que s’engouffre ce brûlot, qui, bien souvent, s’en prend au personnage privé en insinuant des faits plus qu’en les démontrant.

Son attitude pendant la guerre ainsi que sa sympathie pour Pétain, affirmée dans sa correspondance privée, méritent pourtant d’être étudiées par des historiens. De même, certaines citations stupéfiantes gagneraient à être remises dans leur contexte. Car la question de l’héritage de Dolto en 2013 reste entière, ainsi que la manière dont ses thèses pourraient s’enrichir dans le temps. La psychanalyste Claude Halmos et l’historienne spécialiste de la psychanalyse Élisabeth Roudinesco ont très bien connu Dolto. Ni gardiennes du temple ni accusatrices, elles nous en parlent sans langue de bois.


Claude Halmos(2), psychanalyste, élève de Dolto et grande admiratrice de ses théories :

”Elle a donné une place à l’enfant, pas toute la place !”

[Image : Sans titre]

ELLE. Chercher à éclairer la pensée de Dolto à la lumière de sa vie, n’est-ce pas une bonne idée ?

il faut faire un travail sérieux, étayé, documenté, nourri par les archives

Claude Halmos. Ce pourrait être le projet d’une biographie formidable qui malheureusement n’existe pas, car les héritiers de Françoise Dolto s’y sont toujours opposés. Mais, ici, l’auteur s’en prend à la personne de Dolto sur le mode de l’insinuation et de la calomnie. Pour s’attaquer à une personne de cette envergure, il faut faire un travail sérieux, étayé, documenté, nourri par les archives…

ELLE. Elle n’est pas intouchable ?

la parole d’un enfant a autant de valeur que celle d’un adulte

C.H. Bien sûr que si ! Sa pensée était révolutionnaire, elle continue de l’être. Dolto reste souvent mal comprise et caricaturée. Ses théories ont émergé dans une société où les familles répressives bénéficiaient d’un consensus social. L’enfant n’était pas considéré alors comme une personne et sa parole n’avait pas de valeur : il était supposé avoir des petites idées, des petits chagrins, des petites joies, des petites choses à l’image de sa petite taille. Dolto nous a fait comprendre que la parole d’un enfant a autant de valeur que celle d’un adulte. Mais en aucun cas elle ne dit qu’un enfant est un adulte.

ELLE. C’est un sujet à part entière, mais pas plus…

votre souffrance d’enfant était légitime

C.H. C’est énorme ! A contrario, l’auteur de ce livre considère que, lorsque l’on est petit, on vit les choses au ras de ses sensations, de son ressenti, et que la psychothérapie va permettre à cette pensée « primaire » de relativiser ses soucis. C’est ce que toute une génération d’enfants a entendu : « Écoute, c’est pas si grave, ça va passer… » Une manière de ne rien vouloir entendre. Quand Dolto a commencé à parler à la radio, elle a réhabilité la souffrance de l’enfant dans chaque personne qui l’écoutait. Elle disait : « Votre souffrance d’enfant était légitime. » C’est cet effet de vérité qui a fait le succès de Dolto… et suscité, en miroir, la haine que l’on sait.

ELLE. Est-elle coupable d’avoir décrédibilisé l’autorité des parents ?

ne jamais juger les parents, mais plutôt à écouter l’enfant dans le parent

C.H. C’est la crainte de l’auteur du livre qui affirme que, si on soutient le narcissisme de l’enfant, on lui apprend en fait à mépriser les autres. Comme si soutenir l’enfant, c’est être contre les parents. Or Dolto m’a appris avant tout à ne jamais juger les parents, mais plutôt à écouter l’enfant dans le parent. Cette phrase a été une bascule dans ma pratique de jeune analyste d’enfants.

ELLE. Dolto est accusée de prôner chez l’enfant « le plaisir » avant tout le reste… au point de le couper de la réalité.

C.H. C’est un contresens terrible. Elle ne parle pas du plaisir, mais du désir de l’enfant. Et elle met des limites : elle dit que tous les désirs sont légitimes, mais que tous ne sont pas réalisables. Parce qu’il y a la loi et le respect de l’autre. Le rapport à la limite est posé dans toute l’œuvre de Dolto. Elle dit que l’enfant a une place, mais pas toute la place. En aucun cas, il ne doit être au centre de la famille.

ELLE. Et aussi qu’il ne faut pas que l’enfant se sente frustré ?

tout le développement de l’enfant se fait sous la forme de perte

C.H. Faux ! Elle explique dans L’Image inconsciente du corps que tout le développement de l’enfant se fait sous la forme de perte : à la naissance, on perd la vie intra-utérine. Au sevrage, on perd le sein ou le biberon. Plus tard, on renonce à l’aide des mains de maman pour accéder à l’autonomie, accès qui se fait parallèlement à celui de la loi. Dolto lie les deux car, pour intégrer véritablement les lois, il faut être capable de se mettre à la place de l’autre que l’on pourrait faire souffrir. Ce n’est possible que si l’on se sent soi-même une personne.

ELLE. Il y a bien une dérive des thèses de Dolto…

inutile de vouloir retourner à l’époque où l’enfant n’était pas un sujet

C.H. Évidemment. Il y a aussi des époques qui changent. On ne va pas reprocher à Montaigne de ne pas avoir parlé des ascenseurs ! À l’époque de Dolto, la répression éducative prédominait, les enfants tout-puissants n’existaient pas. Aujourd’hui, la vraie question est évidemment celle du laxisme éducatif. Il faut conceptualiser une autorité post-Dolto qui ne s’adresse plus, comme autrefois, à un enfant qu’il fallait dresser comme un petit animal mais à une personne qui peut comprendre. Inutile de vouloir
retourner à l’époque où l’enfant n’était pas un sujet en pensant que cela réglerait quoi que ce soit !

ELLE. Au-delà de ce livre, c’est l’approche psychanalytique dans son ensemble qui est contestée…

C.H. Oui, parce que la psychanalyse dérange. Les théories comportementales et cognitivistes considèrent l’homme comme une machine. Une panne ? On change au plus vite le fusible qui a sauté (thérapies brèves) et la machine peut à nouveau produire. La psychanalyse, elle, se préoccupe de l’ensemble de l’être parce que chaque individu est singulier, et que le plus important, c’est qu’il trouve sa propre voie.


Élisabeth Roudinesco(3).historienne de la psychanalyse :

“Elle n’a pas commis d’actes de collaboration.”

[Image : Sans titre]

ELLE. En tant qu’historienne, que pensez-vous des sources sur lesquelles s’appuie ce livre ?

Élisabeth Roudinesco. Je m’étonne que l’auteur s’appuie si peu sur les deux volumes de la Correspondance complète de Dolto, publiée chez Gallimard en 2003 et 2005, seule source indiscutable. Il se réfère plus souvent à un ouvrage paru en 1989 et attribué à tort à Dolto, Autoportrait d’une psychanalyste, éd. du Seuil. Il s’agit d’un enregistrement réalisé à la va-vite par deux psychanalystes, un mois avant sa mort alors qu’elle était sous assistance respiratoire. Elle dit n’importe quoi : qu’elle a rencontré Guy de Maupassant, mort en 1893, que ma mère Jenny Aubry, avec laquelle elle a travaillé pendant des années, avait « disparu » pendant l’Occupation (donc, avait été déportée), que Freud avait renié sa judéité, etc.

ELLE. Peut-on dire que Dolto a collaboré avec le régime vichyste pendant la guerre ?

Dolto n’a jamais pris publiquement position en faveur du régime de Vichy

E.R. Non. Dolto n’a jamais pris publiquement position en faveur du régime de Vichy. Elle n’a pas commis d’acte de collaboration. Mais dans sa correspondance privée, publiée quinze ans après sa mort, elle fait l’éloge du maréchal Pétain, sauveur de la France. C’est un fait qui n’a pas été dissimulé. Et tout le monde savait que Dolto était issue d’une famille catholique de la droite extrême et qu’elle en portait les traces.

ELLE. Sa correspondance publiée est-elle, comme le soupçonne Didier Pleux, caviardée sur les années de guerre ?

est-ce que cela fait de Dolto une antisémite ? Non.

E.R. Non. Ce n’est pas le cas. D’ailleurs, il prétend avoir eu accès à une lettre censurée du 22 juin 1940 où elle dit sa foi dans Pétain. Cette lettre est en réalité publiée dans sa Correspondance, mais elle date du 21 juillet 1940. Il se trompe de date. Mais dans les deux volumes, je n’ai constaté qu’une seule « censure » et je l’ai fait savoir à l’éditeur : il s’agit d’une lettre du 27 mai 1953 (Vol.2, p. 229) dans laquelle elle parle de « la bande des Juifs communistes de la Société psychanalytique de Paris ». Est-ce que cela fait de Dolto une antisémite ? Non.

ELLE. Elle a pourtant travaillé dans une institution pétainiste ?

E.R. Oui. Elle a été recrutée le 1er décembre 1942 dans le département Biologie de l’enfant et de l’adolescent de la fondation dirigée par Alexis Carrel. On ne sait pas combien de temps elle y a travaillé. Est-elle pour autant une collaborationniste adepte de l’eugénisme ? Certainement pas.

ELLE. A-t-elle eu, au cours de sa vie, des propos regrettant après coup son jugement sur Pétain ?

E.R.. Non. Sans doute parce qu’elle avait refoulé ce passé. J’en ai souvent parlé avec elle. Ce n’était pas important à ses yeux, ce que je considère comme une erreur.

ELLE. Son psychanalyste, qu’elle semblait aduler, était-il un collaborationniste ?

Laforgue a « manqué » sa collaboration

E.R. René Laforgue, fondateur du mouvement psychanalytique français, Alsacien germanophone, ami de Freud, tente en 1940 de collaborer avec les nazis en créant à Paris un Institut de psychothérapie « aryanisé ». Mais les nazis ne le prennent pas au sérieux et refusent. Par la suite, il cache des Juifs dans sa propriété, ce qui fait que, à la Libération, il est acquitté devant un tribunal d’épuration. Laforgue a eu une conduite que l’on peut réprouver, mais il a « manqué » sa collaboration.

ELLE. Que peut-on reprocher à l’héritage de Dolto ?

extraordinaire génie clinique

E.R. L’existence de ceux qui, hélas, répètent une doxa. Mais, dans l’histoire mémorielle de la France, Dolto reste une figure emblématique par son extraordinaire génie clinique. Elle a compris la souffrance des enfants. Même si elle n’a pas révolutionné la théorie analytique. Pour ne pas se permettre de dire n’importe quoi, une biographie sérieuse s’impose. Or, l’ayant droit n’en a jamais voulu. Elle a refusé plusieurs biographes professionnels. Ce n’est même pas pour cacher quoi que ce soit mais pour que rien ne lui échappe. Aucun historien sérieux ne peut travailler dans de telles conditions.