par Philippe Grauer
70 ans après le 6 août d’Hiroshima, comment ne pas vivre en fils de putes ? Le Monde rappelle que « le 16 juillet 1945, à l’issue du premier tir nucléaire grandeur nature, dit Trinity, au Nouveau-Mexique, le physicien américain Kenneth Bainbridge, responsable de l’essai, avait déclaré à Robert Oppenheimer, patron du projet Manhattan : « Maintenant nous sommes tous des fils de putes » (« Now we are all sons of bitches »)« . Ne pas oublier que contre l’abomination nazie qui attendait de sa recherche effrénée de nouvelles armes sa victoire finale, jusqu’au dernier jour(1), le projet Manhattan de fabriquer l’arme atomique était tout simplement vital pour la survie de la démocratie. Il convient de ne pas confondre le largage de Little Boy et la prolifération rivalitaire qui s’ensuivit, mettant le monde au bord du gouffre. Par ailleurs, une réflexion sur l’hyperviolence en ce qu’elle représente de possible contagion par le mal légitimement combattu, au prix d’immenses souffrances, doit aussi s’ouvrir. Sans pour autant oblitérer la différence entre guerre juste et guerre criminelle, ni « tenir pour innocents » certains peuples à certains moments(2) – décidément oui, nous avons besoin de philosopher, rendus là, et aussi de raisonner en praticiens de la psychothérapie (prise en compte et en charge de la responsabilité individuelle).
À l’attrappe-couillons faut-il ajouter, des larmes unilatérales sur les victimes de la bombe. Sinistre bataille de chiffres. On oublie ceux des assassins, parfaits négationnistes encore de nos jours, au bénéfice d’une réflexion métaphysique sur l’incommensurabilité de la menace atomique. Il ne faudrait pas oublier non plus que le fascisme japonais de son côté ne péchait pas par excès de tendresse, et que depuis les massacres de Nankin(3) (200 000, ça fait du monde, et ce n’est qu’un « détail ») – toujours non confessés par les autorités japonaises jusqu’à ce jour – jusqu’à la fin de la guerre l’ultranationalisme nippon fut une stricte abomination. Trop facile de plaindre les 80 000 victimes de la bombe sans un mot pour les entre 100 et 300 000 de Nankin oubliés par les japonais rédimés par leur opportune victimisation, sans un mot pour les innombrables victimes du Japon impérial allié de Hitler, sans un mot pour stigmatiser la barbarie de ses troupes ne détestant pas de jouer à recevoir sur les bayonnettes dressées à cet effet les bébés chinois lancés en l’air, jeu d’adresse alors très tendance.
Autant que d’Histoire nous avons pour penser Hiroshima besoin il est vrai aussi de philosophie. Nous sommes fiers comme école de compter dans nos programmes un cours continu de philosophie, qui à sa création réjouit notre Noël Salathé, on sait pourquoi. Comment un psychopraticien relationnel pourrait-il exercer sans avoir pris le soin de réfléchir à l’immense question de l’anéantissement (Vernichtung c’est le maître mot d’Hitler) possible de notre espèce qui de toute évidence pèse sur chacun de ses membres et expose à l’ombre de sa terreur l’horizon de son existence même. Une autre apocalypse veille, accolée à celle-ci, l’écologique. La grande Menace est à nos portes, à laquelle fait face la fragile promesse de l’obstinée humanisation.
Hiroshima inaugure, avec Auschwitz (et depuis, quelques apocalypses locales livrées au quotidien de nos journaux, sans compter le spectre de l’islamo-fascisme, le néo-totalitarisme a de toutes façons plus d’un tour dans son sac), une ère que la philosophie se doit de nous aider à penser. Spectaculairement (société du spectacle), le changement d’échelle dans la capacité de destruction du nouvel explosif donne le vertige, et fonde une nouvelle ère, au seuil de laquelle notre espèce peut se représenter sa capacité de mettre fin à sa propre existence. À la même échelle le relèvement des fameux deux degrés, soutenus par deux degrés gratuits aimablement fournis par le méthane océanique, peut donner lieu à un cauchemar pire. L’effet de serre, celui de l’aigle sur sa proie, est déjà là. Nous sommes vraiment en danger d’extinction, d’une mise à mort administrée par l’humanité elle-même, face à ce que nos GPS présenteraient comme nous attendant au prochain embranchement : catastrophe imminente.
Nous psychopraticiens relationnels demeurons responsables de conduire pour nous-mêmes pour commencer l’indispensable réflexion sur ces questions vitales pour notre humanité, la nôtre propre, et celle que nous partageons avec l’ensemble des humains. Oui, « Hiroshima est partout, » – dans le sillage de Nankin et de l’horreur nipponne alliée du nazisme ne l’oublions jamais, comme dans nos cabinets, comme en nous-mêmes. Bien entendu cette responsabilité n’a pas à s’engager sous forme de prêche dans nos séances, ni de trip mystique suggéré, corrompant notre mission. À nous de visiter cette zone, vitale dans l’actualité de l’espèce, à la fois à l’occasion du continuel travail sur nous, mais encore dans nos colloques et notre interminable perfectionnement professionnel. À nous de veiller à ne pas borner de nos propres bornes l’angoisse ambiante, historique et psychosociologique de nos patients, à laquelle nous sommes tout aussi bien sujets, assujettis, plus ou moins, c’est la question, lucidement.
Un des articles sur le « Concours de décapitation de 100 personnes » publié dans le Tokyo Nichi Nichi Shimbun. En
De même que nous ne saurions ignorer dans nos séances, à l’horizon de nos angoisses de base, nommées données (ou contraintes) existentielles par la psychothérapie éponyme, la question de l’existence ultime d’un tout appréhendable par le sentiment de l’univers, à laquelle répondent les recherches et interrogations cosmologiques et le mysticisme, fût-il laïc sous le nom de spiritualité, sans avoir été personnellement voir de quoi il retourne, histoire de ne pas ne laisser flouer à la lisière de notre domaine par des directeurs de consciences pressés de prendre notre relais.
La question d’une clé de voûte éthique et du tracé d’une ligne infranchissable partageant civilisation et barbarie, se tient, un doigt sur la bouche, au seuil de nos cabinets. À nous de savoir en ce qui concerne chacun d’entre nous, après exploration conséquente, en quoi consiste en nous notre propre part barbare, comment elle fonctionne, comment nous entendons prendre nos responsabilités face au spectre de l’extermination, et comment nous partageons nollens volens avec nos patients l’angoisse de la mise à mort du monde humain, l’angoisse de l’horreur absolue de l’extermination de notre espèce même.
Pour nous psychopraticiens relationnels ou psychanalystes humanistes, la conduite d’une réflexion et d’une exploration existentielle des butoirs majeurs que l’existence du feu atomique, de la menace écologique, et du danger de la renaissance de la pression fasciste, constitue un prérequis incontournable de l’exercice de notre profession et de la prise de notre responsabilité d’intellectuels amoureux de cette démocratie indispensable à notre discipline. La philosophie, comme l’Histoire, en ces domaines nous sera toujours d’une précieuse aide.
Commentant Nagasaki dans Le Monde, Philippe Pons dans son bel article pointe en conclusion la question que nous abordions il y a quelques jours dans le présent article, dans ces termes :
« La représentation des bombardements atomiques comme un drame sans précédent a inscrit ceux-ci dans une mémoire close, refermée sur elle-même et « déconnectée des guerres lancées par le Japon » [c’est nous qui mettons en gras. NdlR], estime l’historien Michael Lucken (Les Japonais et la guerre, 1937-1952, Fayard, 2013). L’État japonais, qui esquivait les responsabilités, et les États-Unis, « qui souhaitaient éviter qu’un traitement trop historique finisse par montrer que les massacres de l’armée impériale en Chine et les bombardements atomiques obéissaient au même type de logique, à savoir briser la résistance de l’ennemi », ont contribué à « orienter la commémoration du côté du deuil et de la prière » [mise en gras par la Rédaction], poursuit-il.
L’allergie à l’arme atomique reste profonde chez les Japonais, mais leur expérience du feu nucléaire peine à devenir le ferment d’un pacifisme condamnant toutes les formes de massacre des populations civiles. »
C’est bien tout le problème. Que le combat des hibakusha contre l’oubli ne contribue pas à faire oublier les massacres à échelle atomique déjà, si l’on considère les chiffres, des armées impériales nipponnes, objets d’aucune reconnaissance ni repentir de la part de ces japonais qui plaignent sélectivement… les japonais, oblitérant soigneusement leurs forfaits historiques, tout aussi mémorables.
En tout cas à nous de ne pas ignorer que les portes de l’Enfer ne sont pas scellées et d’en tenir compte au quotidien de notre pensée et de notre pratique.
Cf. Le Monde
par Jean-Pierre Dupuy
L’existence de l’arme nucléaire pose un défi extrême à la pensée. Par elle, une possibilité inouïe a fait irruption dans l’histoire humaine : l’autodestruction de l’espèce. Un événement qui, s’il se produisait, ferait non pas que cette histoire n’ait plus de sens, mais bien qu’elle n’en aurait jamais eu, puisqu’il n’y aurait plus personne pour s’en souvenir.
Ce néant absolu est impensable, et pourtant, il agit comme un trou noir dont la présence hante tous les raisonnements autour de l’arme atomique. Les fondements du choix rationnel comme ceux de l’éthique en sont bouleversés et seule la métaphysique s’y retrouve parfois en terrain connu.
La philosophie française s’étant peu intéressée à la question, à quelques exceptions importantes près (Raymond Aron), nous ferons fond, ici, sur la métaphysique analytique de l’Américain David K. Lewis et la philosophie post-heideggerienne [au fait rappelez-moi comment dit-on extermination des juifs bodenlose en heideggerien ? NdlR] de Günther Anders. Ces deux courants de pensée sont aux antipodes l’un de l’autre. Il est d’autant plus remarquable qu’ils se retrouvent sur des points essentiels.
Pour l’opinion américaine, aujourd’hui encore, la décision la plus importante de l’histoire du XXe siècle aura été un mal, certes, mais un mal nécessaire. Sans l’effet terrifiant de la bombe, seule une invasion de l’Archipel qui aurait coûté la vie à un demi-million de soldats américains pouvait faire céder le Japon. Un tel argument éthique est dit conséquentialiste, car il ne s’intéresse qu’aux conséquences, indifférent aux normes qui sont la substance de la morale ordinaire.
Or de telles normes, la bombe s’est fait un plaisir de les réduire en cendres. Le principe de discrimination, qui impose de n’attaquer que les combattants adverses, non les peuples tenus pour innocents ; le principe de proportionnalité, qui oblige à ajuster les moyens violents de la guerre aux objectifs politiques et stratégiques poursuivis, ces principes sont morts de leur belle mort à Hiroshima.
Et si ce raisonnement n’était qu’écran de fumée ? Si ce qu’il fallait cacher, c’est que la bombe n’était nullement nécessaire pour obtenir la capitulation du Japon ? C’est ce que prétend l’école historique américaine dite » révisionniste « . Il aurait suffi de deux conditions pour que la reddition soit obtenue sans délai : que le président Truman insiste pour que l’Union soviétique déclare sur-le-champ la guerre au Japon ; que les Américains promettent de laisser l’empereur en vie et en fonctions. Truman a refusé l’une et l’autre conditions. C’était à la conférence de Potsdam qui a débuté le 17 juillet 1945. La veille, le président avait reçu la » bonne nouvelle » : la bombe était au point, l’essai couronné de succès d’Alamogordo, au Nouveau-Mexique, l’avait démontré brillamment. Les Américains ont poussé les feux nucléaires, non pas pour obliger le Japon à se rendre au moindre mal, mais pour impressionner les Russes. Une mise en jambes pour la guerre froide et une abomination éthique.
La bombe existait, elle ne pouvait qu’être utilisée. C’est aussi l’interprétation de Günther Anders à partir de prémisses très éloignées. S’interroger sur la rationalité et la moralité de la destruction d’Hiroshima, c’est traiter l’arme nucléaire comme un moyen au service d’une fin. Mais la bombe excède toutes les fins qu’on peut lui donner. La question de savoir si la fin justifie les moyens est devenue obsolète. Pourquoi l’horreur morale de son utilisation n’a-t-elle pas été perçue ? Pourquoi cet » aveuglement face à l’apocalypse « ? Parce que, dépassés certains seuils, notre pouvoir de faire excède infiniment notre capacité de sentir et d’imaginer.
Le 6 juin 2000, à Moscou, Bill Clinton, alors président des États-Unis, a tenu à Vladimir Poutine ce langage : » Le bouclier antibalistique que nous allons construire en Europe de l’Est est seulement destiné à nous défendre contre les attaques d’États voyous et de groupes terroristes. Soyez donc rassuré : même si nous prenions l’initiative de vous attaquer par une première frappe nucléaire, vous pourriez aisément traverser le bouclier et anéantir mon pays, les États-Unis d’Amérique. «
Cette extravagance révèle que les conditions nées de l’effondrement de la puissance soviétique n’ont rien ôté de son caractère dément à la logique de la dissuasion. Celle-ci implique que chaque nation offre aux possibles représailles de l’autre sa propre population en holocauste. La sécurité y est fille de la terreur. Si l’une des deux nations se protégeait, l’autre pourrait croire que la première se croit invulnérable et, pour prévenir une première frappe, frapperait la première. Cette logique a reçu un nom approprié : MAD ( » fou » en anglais), pour » Mutually Assured Destruction » – destruction mutuelle assurée. Les sociétés nucléaires se présentent à la fois comme vulnérables et invulnérables. Vulnérables, puisqu’elles peuvent mourir de l’agression d’un autre ; invulnérables, car elles ne mourront pas avant d’avoir fait mourir leur agresseur.
Les philosophes ont rapidement compris l’inanité du raisonnement censé fonder MAD. Ce qui est en cause est le caractère non crédible de la menace dissuasive : pourvu que le sujet qui menace son adversaire de déclencher une escalade si ses » intérêts vitaux » sont mis en danger soit doté d’une rationalité minimale, placé au pied du mur – disons après une première frappe qui a détruit une partie de son territoire – il ne mettra pas sa menace à exécution. Le principe même de MAD est l’assurance d’une destruction mutuelle si l’on s’écarte de l’équilibre de la terreur. Quel chef d’Etat, victime d’une première frappe, n’ayant plus qu’une nation dévastée à défendre, prendrait par une seconde frappe vengeresse le risque de mettre fin à l’aventure humaine ? Dans un monde d’Etats souverains dotés de l’instinct de survie, la menace nucléaire n’est absolument pas crédible. Dans ses Mémoires, Valéry Giscard d’Estaing a avoué que jamais il n’aurait appuyé sur le bouton. L’état-major ne lui a pas encore pardonné.
La solution à ce paradoxe émergea progressivement sous le nom de » dissuasion existentielle « . L’idée de base est tellement contraire à toute doctrine militaire que l’on comprend pourquoi les stratèges ont eu du mal à la prendre au sérieux, et cela après qu’on leur eut demandé de ne plus défendre leur territoire. Elle implique que l’on renonce à tout ce qui relève de la stratégie en abandonnant la notion d’intention dissuasive. La simple existence d’arsenaux se faisant face, sans que la moindre menace de les utiliser soit proférée, suffit en principe à assurer la paix. David K. Lewis a résumé la doctrine en une formule qui semble l’évidence même : » On ne cherche pas querelle à un tigre ; c’est aussi simple que ça. «
La métaphore du tigre est en vérité géniale, et s’applique à d’autres menaces qui pèsent sur l’avenir de l’humanité. Deux puissances nucléaires sont face à face. Leurs conflits peuvent se décrire comme un jeu à somme nulle au bord de l’abîme. Elles ont donc un intérêt commun qui transcende absolument leurs querelles : ne pas y tomber. Or elles ne peuvent se dissuader l’une l’autre par une menace d’anéantissement mutuel qui manque de crédibilité. La solution consiste à se laisser ensemble dissuader par une même entité collective fictive, ce » tigre » qui n’est autre que leur violence extériorisée, hypostasiée. Un fauve affamé n’a pas d’intentions mauvaises à votre égard. Il est cependant prudent de s’en tenir éloigné.
Ce paradoxe d’une pensée stratégique qui renonce à la stratégie fait écho à la prophétie que faisait Günther Anders en visite à Hiroshima en 1958 : » A l’instant même où le monde devient apocalyptique, et ce par notre faute, il offre l’image (…) d’un paradis habité par des meurtriers sans méchanceté et par des victimes sans haine. Nulle part, il n’est trace de méchanceté, il n’y a que des décombres. «
Dans le discours qu’il prononça à Prague, en avril 2009, le président Obama a fait miroiter la possibilité que le monde se débarrasse de tout armement nucléaire en moins d’une génération. En 2015, cette vue des choses semble complètement anachronique. Il faut remonter aux pires moments de la guerre froide pour trouver une situation mondiale plus proche qu’aujourd’hui d’une déflagration nucléaire. Il semble, hélas, que nous n’ayons pas les moyens intellectuels de penser à nouveaux frais notre rapport à la bombe.
Les conditions qui faisaient de la dissuasion une solution folle et rationnelle au problème qu’elle pose ne sont plus généralement satisfaites. La rationalité des acteurs est souvent douteuse et certains n’ont pas d’adresse. Mais surtout, alors que le maintien du statu quo était l’objectif partagé par tous, les nouveaux acteurs se servent de la menace nucléaire pour avancer leurs pions.
De là à conclure que la dissuasion est une chose du passé et que la guerre préventive doit la remplacer, il y a un énorme pas qu’on ne devrait pas franchir. Certes, un face-à-face entre un Iran nucléaire et Israël ne reproduirait pas la structure MAD, contrairement à ce que certains pensent, mais c’est pour des raisons de fait et non de principe : la petite taille du second ne garantit pas qu’il pourrait conserver une capacité de seconde frappe s’il venait à être attaqué.
Une dénucléarisation totale du monde est-elle la solution ? On peut se débarrasser des armes mais pas du savoir-faire permettant de les reconstruire. Dans un monde sans bombes atomiques, des dizaines d’acteurs seraient en permanence prêts à réarmer pour ne pas perdre une guerre mal engagée. Comme l’écrit l’économiste américain Thomas Schelling : » Chaque crise serait une crise nucléaire. Toutes les guerres seraient des guerres nucléaires. «
Il est difficile de ne pas partager le pessimisme de Günther Anders. L’apocalypse est inscrite comme un destin dans notre avenir, écrit-il dans son livre Hiroshima est partout (Seuil, 2008), et ce que nous pouvons faire de mieux, c’est retarder indéfiniment l’échéance. Nous sommes en sursis.