par Philippe Grauer
On peut souhaiter au XXIème siècle d’être, plutôt que religieux selon dit-on Malraux, philosophique. Philosophique et relationnel. Bienvenue aux sciences sociales cliniques. Mais commençons par le commencement.
Et comme nous y invite Claude Lanher précisons les dates. La théorie de la Forme (Christian von Ehrenfels, Über Gestaltqualitäten, Sur les qualités de forme) apparaît dès 1890, Bernheim met au monde la psychothérapie l’année suivante (1891), Breuer et Freud (1895) puis Freud (1900) la psychanalyse. 1913 fut une bonne année : Jaspers y publie une psychopathologie générale d’inspiration phénoménologique, Husserl y prononce Ideen, Proust nous y donne Du côté de chez Swann. C’est dans ce concert que résonne le coup de pistolet du comportementalisme tiré par Watson fondant la psychologie scientifique.
La décennie suivante ramasse dans son mouchoir de poche de 1913 à 1923 Köhler, Koffka, Wertheimer, les fondateurs de la psychologie de la Forme qui allait constituer le gestaltisme, inaugurant par ailleurs avec Moreno et Buber deux avenues monumentales sur la relation et l’espace psychodramatique. Nos ancêtres fondateurs n’ont pas perdu de temps. Qu’est-ce que ç’aurait été sans la saignée de 14-18 !
Il est vital que nos étudiants se penchent sur l’histoire de la psychothérapie élargie à celle de la psychanalyse, de la psychiatrie et psychologie, sans oublier la philosophie riche en particulier de la phénoménologie et de l’existentialisme. Sans cette imprégnation culturelle ils ne deviendraient jamais que d’honnêtes praticiens, alors qu’ils sont appelés à prendre leur responsabilité d’intellectuels militants d’un humanisme de la post-modernité qui a charge de restituer à nos contemporains âme, capacité de sens et qui sait une nouvelle écologie de l’Esprit, hors des chemins fous du managerisme et de l’intégrisme.
Plongez-vous dans ce cours administré il y a peu qui vous rappelle et décrit une partie des enjeux du carré psy au début du XXème siècle. Seule une perspective pluraliste et multiréférentielle rendant compte des différents courants et conflits qui constituèrent la trame de notre univers psy permet l’approche polyphonique dont nous avons besoin en ces temps où brisée l’illusion d’un miroir de la vérité nous pouvons nous émerveiller de l’effet kaléidoscopique des fragments dont nous disposons et faire notre miel de la diversité des images recueillies et de leur heureuse incomplétude.
Que le gestaltisme ait critiqué puis retourné le comportementalisme dont la vigueur décapante requérait une telle reprise, représente une opération dont on peut beaucoup apprendre. Assister à son développement et l’analyser aiguise l’esprit. Claude Lanher nous rappelle avec ce cours la période passée où le prof de philo était ouvreur, passeur, de portes et d’esprits, voire d’âmes, à l’articulation de la philosophie, de l’esprit scientifique, de la psychologie et de la psychanalyse (nos nouvelles thérapies n’existaient pas alors), période que l’enseignement de la philosophie aux reconvertis de notre école(1) ressuscite et rénove. Qu’elle soit remerciée de s’y être, non sans quelque succès, ici attelée.
par Claude Lanher
Le choix de ces deux courants n’est pas arbitraire, ils représentent deux conceptions de la psychologie et par conséquent deux orientations thérapeutiques opposées ; ils font aussi apparaître des présupposés philosophiques qui traversent l’histoire de la psychologie et de la philosophie.
Précisons les dates : Watson publie son 1er article « Psychology as a behaviorist views it » en 1913 et Le Behaviorisme en 1930 ; Köhler, L’intelligence des singes supérieurs en 1917, Psychologie de la Forme en 1929 ; Koffka, Les principes de Gestaltpsychologie en 1921 et Wertheimer de nombreux ouvrages entre 1912 et 1935.
On peut dire brièvement que tout commence au milieu du XIXème siècle, dans l’effort que font les psychologues pour détacher de la philosophie, de la médecine et de la psychiatrie naissante un objet et une méthode propres à la science nouvelle qu’ils veulent mettre en place.
La physique étant « entrée dans la voie sûre d’une science » comme le dit Kant (Critique de la raison pure), la compréhension de ses méthodes peut servir de modèle à toute démarche scientifique. Or, elle doit sa réussite à l’analyse des phénomènes, à l’association de la raison et de l’expérimentation et à l’application du principe de causalité linéaire qui permet de faire apparaître le déterminisme de la nature. Il faut donc intégrer ces concepts à la psychologie : elle deviendra scientifique, en se faisant expérimentale, analytique au sens où elle décompose son objet et déterministe en faisant apparaître des enchaînements de causes pour expliquer ce qui, de l’homme, s’observe toujours de l’extérieur. Ce choix explique la mise en place des laboratoires de psychologie, où s’analysent les sensations, les stimuli, les réactions et où se mesurent les temps, les intensités.
Les présupposés que ce modèle apporte avec lui concernent les critères de la scientificité ; est scientifique :
ce qui n’est pas subjectif et donc résulte du travail d’un observateur extérieur à ce qu’il observe; c’est ce qui définit l’objectivité, contre la subjectivité, associée à l’expérience naïve de chacun ;
ce qui peut s’analyser en phénomènes simples (par exemple, le comportement en réflexes et la perception en sensations)
ce qui fait apparaître des enchaînements de causes et d’effets de telle sorte que les causes soient toujours antérieures à leurs effets (le neurologique comme cause du psychique).
Est évidemment rejetée ici la psychologie introspectionniste qui se définissait comme science des faits mentaux et faisait appel aux témoignages du sujet comme sources de matériaux pour connaître le fonctionnement de l’être humain.
Et avec ce rejet apparaît aussi la mise en question des dits faits mentaux : on ne peut les faire apparaître de manière expérimentale, ni les faire sortir du témoignage subjectif qui en rend compte. Comment dès lors leur donner existence objective ?
Et enfin, il faut dire que ce qui est en question ici, c’est le statut de l’homme : est-il, comme la religion et presque toute la philosophie jusque là l’ont enseigné, un être corporel doué d’une âme immatérielle, ou peut-on le réduire à sa pure existence corporelle ?
Avec le modèle de la physique, c’est une psychologie matérialiste qui cherche à se mettre en place.
Un autre élément important doit être intégré dans ce rappel : le développement contemporain de la psychologie animale, sous sa forme pavlovienne et de psychologie comparée.
de l’homme à l’animal
Déjà avec Descartes, la question du rapport de l’homme à l’animal permettait de poser celle de la spécificité de l’homme : quels sont les actes qu’un animal ne peut accomplir et qui appartiennent à l’homme seul ? Et inversement, quels actes ont-ils en commun, qui, en conséquence, pourront être attribuables au seul corps ? L’école neurologique de {{Pavlov
Mais la psychologie comparée peut aboutir à une autre vision des choses : elle étudie les apprentissages chez diverses espèces et elle peut confirmer le pavlovisme tout autant que l’infirmer. Du coup, le rapprochement avec le comportement humain va prendre un tout autre sens. On a commencé par opposer l’homme à l’animal dépourvu d’âme, pour mettre en évidence la présence, en l’homme seul, d’une âme immatérielle (par exemple chez Descartes) ; on pouvait maintenir une même approche du corps de l’homme et de l’animal à partir du modèle mécanique, mais la différence irréductible était maintenue avec l’âme (i.e. la pensée et/ou la conscience). Ensuite, avec les pavloviens, on a pris l’animal, toujours dépourvu d’âme, comme modèle pour comprendre l’homme, et on a pu le réduire à une pure réalité corporelle ; l’âme était reléguée du côté de la superstition. La contestation de la théorie pavlovienne du réflexe, même appliquée à l’animal, produit un renversement : le comportement animal est incompréhensible si l’approche est purement mécanique, il devient compréhensible quand on l’aborde sous l’angle du sens. L’opposition très générale homme/animal disparaît, on peut les rapprocher sous cette catégorie du sens et procéder à une refonte des concepts, ce que feront les gestaltistes. Comment cette nouvelle approche construit une démarche objective, c’est ce que nous verrons plus tard.
Pour commencer, nous allons examiner la conception développée par Watson, puis celle des gestaltistes dans un double objectif : comprendre à quels questions ou problèmes ils répondent et quels présupposés philosophiques ils mettent en œuvre, ouvertement ou implicitement.
Mon étude ne reprend que les concepts principaux mis en place par Watson, pour tenir les objectifs annoncés ci-dessus.
La psychologie est la science du comportement, défini comme ce que l’homme fait et dit ; il correspond à une pure activité corporelle. Cette définition est polémique et pose comme seul objet d’une science psychologique ce qui peut être observé en laboratoire, mesuré et expérimenté i.e. répété à volonté et provoqué.
Le comportement lui-même est la liaison constatée et répétée de l’enchaînement d’un stimulus et d’une réponse. Watson reprend le point de vue de Pavlov et en assume les résultats. Mais, remarque importante, malgré sa simplicité apparente, cette définition assure à la psychologie son indépendance par rapport à la neurologie, la physiologie et la médecine ; celles-ci constituent des points de vue indispensables, mais justement des points de vue, donc des vues partielles ; elles sont, en particulier, incapables de considérer ce tout qu’est le corps ;elles font disparaître le comportement, en se focalisant sur l’étude du système nerveux central ou du système nerveux global. Elles prennent le risque ainsi de rétablir subrepticement les faits mentaux dont ils pourraient être le siège.
On comprend, avec ces définitions, que Watson y consacre deux chapitres.
Le corps est une machine organique. Machine est à entendre au sens d’architecture physique et chimique, organique signifiant seulement quelque chose de mille fois plus compliqué qu’une machine construite par l’homme. Cette machine est d’autre part intégrale puisque même au niveau microscopique l’architecture est présente, la différence organisme/machine n’est donc pas de nature mais de degré. Quant au système nerveux, il n’est qu’un organe spécialisé dans la rapidité de réaction.
Watson affirme le corps comme seule réalité, il justifie cette définition par la fécondité des recherches qu’elle rend possible et le point de vue mécaniste par la possibilité qu’il offre d’un schéma purement déterministe. Tout comportement est une combinaison de réactions purement corporelles causées par des stimuli externes ou internes. Cette affirmation va justifier l’analogie entre habitudes corporelles et habitudes langagières ou « de pensée », celles-ci pouvant être réduites à celles-là.
Il est mis en évidence par expérimentation ; le stimulus est tout élément du milieu et toute modification interne à l’organisme, surgissant dès qu’une privation se fait ressentir et dont la nature est physico-chimique; la réponse est ce que l’organisme vivant fait, ce qui va de fuir, s’approcher à parler, construire un gratte-ciel, faire des enfants et/ou des livres.
Ils sont de deux sortes : inconditionnés et conditionnés. Les premiers sont ceux qui naissent d’un stimulus inconditionné, par exemple la salivation du chien à la vue de nourriture oule retrait de la main en cas de brûlure ou de douleur. Ils dépendent strictement des exigences propres à l’organisme et sont innés. Les seconds sont le résultat de stimuli conditionnés ; on les obtient nécessairement sur la base de réflexes inconditionnés, par substitution progressive des stimuli (les expériences de Pavlov avec les chiens en sont l’exemple typique). Ils sont à la base de l’acquisition d’habitudes.
Ce sont des intégrations de réponses multiples sélectionnées par un conditionnement spécial que les pressions sociales orientent dès la naissance. Cette définition est complexe, elle contient plusieurs notions et repose sur l’étude, par les psychologues, de l’apprentissage.
A – D’abord l’intégration : avec cette notion, Watson veut insister sur le fait que la réponse est plus qu’un empilement de réflexes ; comment ? Plusieurs schémas sont possibles.
− 1ère possibilité d’approche de l’intégration: l’acquisition du comportement chez le rat. On impose à un rat, enfermé dans une cage, de trouver la combinaison des gestes lui permettant d’accéder à de la nourriture. Ses premiers essais combinent les réflexes correspondant à son répertoire inné et donc inconditionnés; à un moment donné apparaît la {« bonne » combinaison, celle qui résout le problème posé à l’animal ; sa répétition fait apparaître l’intégration, sous la forme de la disparition progressive des gestes inutiles accomplis auparavant. Ce que propose Watson ici pose problème : il rejette le hasard, donc la découverte de la bonne solution ne peut pas lui être due ; reste à introduire le concept d’adaptation emprunté à Dewey : un comportement réussi est adapté au sens où il met fin à l’efficacité des stimuli antérieurs ; Watson parle d’un retour à l’équilibre pour l’organisme, notion difficilement compatible avec le schéma mécanique mis en place jusque-là.
− 2ième possibilité : la pratique du piano. Un pianiste qui apprend un morceau, commence par déchiffrer la partition ; il va de ce qu’il lit à la touche du piano qu’il frappe et cela peut être formulé et pensé comme stimulus visuel provoquant une réponse motrice. Mais, avec la répétition de l’expérience, le pianiste a de moins en moins besoin de stimuli visuels, la première note frappée appelle la frappe de la 2ième, celle-ci la frappe de la 3ième et ainsi jusqu’à la fin. Dans ce processus, ce qui était réponse devient stimulus, et celui-ci est désormais kinesthésique. Mais l’homme étant une machine organique complexe, les stimuli visuels provoquent aussi des réactions viscérales ou émotives et langagières. Ce qui caractérise l’apprentissage humain, c’est la présence d’émotions qu’il faut aussi canaliser, par exemple l’énervement de la fausse note ou l’excitation d’avoir à jouer devant quelqu’un. Et c’est la présence des mots qui accompagnent les efforts répétés ou commentent les échecs pour les éviter. L’intégration désigne l’acquisition simultanée de ces trois comportements, qui restent des réactions musculaires ou purement physiques et de leur organisation dans une habitude totale. Le problème est que Watson ajoute aussitôt qu’on la doit à l’environnement.
B – L’autre notion présente dans le concept d’habitude est celle de conditionnement : c’est le processus par lequel certains stimuli sont amenés à produire des réponses qu’ils ne provoquaient pas d’abord. On installe l’habitude en substituant aux réflexes inconditionnés des suites de réflexes conditionnés. Cette notion est intéressante par l’usage que Watson en fait. Le conditionnement, hors laboratoire, est celui qui est produit par les pressions sociales, ce sont elles qui vont orienter l’acquisition des habitudes et formater les individus pour qu’ils puissent répondre aux exigences de la société. Elles fonctionnent comme causes du comportement et de la personnalité des individus.
Watson se pose la question de l’ampleur du conditionnement sur la constitution de l’individu : l’impact en est-il limité aux gestes corporels ou s’étend-il aux habitudes de penser et aux émotions ? Dans la mesure où Watson rejette l’existence de l’âme, toute émotion, toute pensée sont des comportements corporels soumis aux conditionnements complexes issus de la vie sociale.
Deux conséquences dérivent de ce concept. Watson rejette la notion de nature humaine au sens de ce qui, dès la naissance, déterminerait tous les comportements et les choix de vie ; un individu est le résultat de son éducation, qu’elle soit réussie ou manquée. Cette plasticité de l’homme garantit que ce qui a été conditionné peut être déconditionné et reconditionné; toute pathologie et même la criminalité résultent du mauvais conditionnement, on s’en défait par reconditionnement.
La portée pratique de cette conception est donc d’affirmer que tous les individus n’étant pas programmés génétiquement dans leurs comportements, sont « récupérables » et, 2ième conséquence, qu’il est possible par conditionnement d’obtenir d’eux ce qui est attendu par la société, par exemple une amélioration de leur rendement au travail. Problème dont Watson n’hésite pas à confier la solution à la psychologie. On a ainsi à la fois l’optimisme de l’égalité des individus et la possibilité de les conditionner à volonté.
La mise entre parenthèses des faits mentaux et l’affirmation du comportement comme pur fait corporel excluent d’emblée qu’on explique le langage par la présence en l’homme de la pensée ou d’une âme (solution de Descartes). Le langage ne repose pas sur une faculté symbolique. Parler est un fait physique, purement corporel.
Il est anatomiquement programmé : le bébé dispose, dès sa naissance, d’organes lui permettant d’être en possession d’un répertoire de sons non appris, qu’il s’amuse à manipuler. Il peut ainsi produire des combinaisons sonores dont certaines vont correspondre à ce que contient la langue de ses parents. La sélection des bonnes combinaisons se fait par dressage, i.e. par acquisition de réflexes conditionnés sur le modèle de l’acquisition d’une habitude gestuelle. Par exemple, si la combinaison sonore dada conditionne l’apparition du biberon, le bébé acquerra le réflexe d’émettre ce son chaque fois qu’il verra le biberon et, étape suivante, il l’associera au désir ressenti du biberon et l’émettra pour faire apparaître l’objet.
Watson reprend ici la conception pragmatique du langage : avant d’être, éventuellement le véhicule de la pensée, il est lié à l’action, à la nécessité imposée par la vie en société de coordonner les actions des individus et à les faire agir de telle sorte que cette coordination soit possible. Le bébé ou l’adulte qui parlent ne cherchent pas à exprimer leur pensée mais à obtenir un comportement, soit d’eux-mêmes quand ils parlent seuls, soit des autres. Les mots vont fonctionner comme stimuli devant provoquer une réaction. La conséquence en est que leur sens ne leur vient pas d’un lien qui relierait leur dimension sonore à une image mentale, à une représentation (modèle saussurien), mais du lien de cette combinaison avec des habitudes corporelles complexes acquises par l’individu tout au long de son enfance puis de sa vie. Prononcer le mot ou la phrase, c’est attendre que l’autre réagisse, l’entendre c’est se mettre à réagir à partir de ce qui est entendu.
Deux remarques pour finir sur ce point. L’acquisition d’habitudes gestuelles sert de modèle à l’acquisition du langage parce que tout est corps et que tout peut se soumettre au schéma stimulus / réponse, mais pas seulement, ce que laissait entrevoir la notion d’intégration. C’est sur la base des gestes acquis que les habitudes langagières se construisent: l’enfant apprend à manipuler les choses avant d’apprendre à parler et il en résulte des combinaisons réactionnelles et des compétences qui profitent à l’acquisition du langage; de plus, l’enfant prend l’habitude d’accompagner ses activités gestuelles d’émissions sonores qui vont devenir des mots et des phrases. Il fait exister ainsi deux fois les actions faites, et rend possible la substitution des mots aux gestes. Pour provoquer un comportement, l’expérience directe avec les choses ou les êtres n’est pas nécessaire, les mots vont devenir des stimuli de substitution. Le seul secteur du comportement qui échappe à ce doublon langagier est le viscéral profond et originaire, ce qui permet à Watson de justifier l’existence de l’inconscient sans plus avoir à s’en préoccuper.
La conséquence est intéressante: ainsi équipé de réactions verbales qui sont reliées aux réactions gestuelles acquises, tout homme transporte avec lui, dans son corps, tout un univers qu’il peut transmettre à un autre ou manipuler pour son compte, dans la solitude. On n’est pas loin, ici, d’un savoir du corps qui n’est pas de l’ordre de la représentation. Et en même temps, c’est à la possibilité de disposer de ce monde que se réduit toute la pensée humaine, ce que nous allons voir maintenant.
Il va de soi, au vu de ce qui précède, que la pensée n’est pas le produit d’une âme immatérielle.
Il faut donc pouvoir la résorber dans le corporel, ce qui est facilité par la réduction précédente du langage à un comportement, donc à un un type de réactions commandées par un type de stimuli. Ce chapitre pourrait être qualifié de prouesse, au sens où Watson tient son cap -un monisme matérialiste- tout en s’appuyant sur des données de l’expérience qui le conduisent à une explication sinon acceptable, du moins impossible à balayer d’un simple revers de main, celles dont il faut faire avec avant de pouvoir faire contre…
Comment s’opère la réduction de la pensée au corporel ?
• 1ère étape : le penser et non la pensée
Le substantif la pensée, suggère immédiatement le mental, lieu des représentations et des images indépendantes du fonctionnement corporel, et sans doute conservées, quelque part dans le système nerveux. Avec le penser , au contraire, on est dans l’activité, donc dans le comportement.
Et pour que la tentation de raisonner en termes de représentations soit totalement écartée, Watson se débarasse des images mentales : elles ne sont que des produits de l’activité visuelle déclenchés par des stimuli qui mettent en mouvement la mémoire corporelle. Celle-ci n’est que la rétention d’habitudes explicites manuelles et implicites verbales. Aucune image ne surgit donc, si ce n’est dans l’instant, et à condition d’être causée par un stimulus, l’absence de stockage leur ôte toute durée propre.
• 2ième étape : la mobilisation des concepts élaborés précédemment.
Watson a déjà mis en lumière la complexité du corps, machine organique très sophistiquée et sa capacité à fonctionner comme un tout. C’est sur cette capacité que reposent les intégrations nécessaires dans l’acquisition des comportements ; elle fonde également l’activité de penser, conçue comme une fonction de tout l’organisme. Il n’y a pas de rupture entre les comportements réflexe, émotionnels, verbaux et de penser, mais continuité. Le penser est une activité verbale, qui mobilise donc tout l’appareil corporel de la vocalisation ; elle peut accompagner nos comportements gestuels ou s’y substituer quand la situation empêche tout réflexe immédiat, mais elle s’appuie toujours sur eux parce que la verbalisation elle-même dépend de ces habitudes. On peut dire que le penser représente le comportement le plus intégré qu’on puisse trouver chez des êtres vivants. Cette dépendance du penser et du parler par rapport au corps a une conséquence extrêmement importante : elle permet à Watson de classer certains gestes dans la catégorie « penser », par exemple un haussement d’épaule, un froncement de sourcil. On pense avec tout le corps signifie un élargissement de la catégorie penser à toute manifestation expressive.
Dernier point : tout comportement se faisant en situation, le penser aussi : il est réponse adaptative destinée à mettre fin à l’efficacité troublante d’un stimulus.
Watson s’appuie sur un constat : nous pensons avec des mots. Les linguistes vont plus loin: sans les mots, aucune pensée n’existe (cette idée appartient aussi de nombreux philosophes, Hegel par exemple) ; mais réciproquement, sans pensée, pas de langage. Watson oriente tout autrement le constat: penser n’est que parler sans vocaliser, c’est se parler ou parler aux autres, en silence.
Il le montre en retraçant les étapes d’acquisition du langage et de la lecture ou du raisonnement chez l’enfant : les habitudes vocales sont acquises d’abord pour communiquer avec l’entourage, au sens d’agir sur.., puis comme doublons des activités manuelles, dont elles peuvent devenir les stimuli. La conjonction habitudes manuelles / vocales rend disponible à l’individu tout un monde qu’il transporte avec lui et qui devient communicable. L’étape suivante est le maintien de l’activité verbale, sans bruit, ce qu’on obtient de l’enfant par pression sociale ou éducation. Raisonner n’est que suivre en silence les étapes du discours qui n’est lui-même que la traduction des gestes qu’il faudrait accomplir pour résoudre un problème.
Si un haussement d’épaule est un acte de penser, c’est que penser inclut un large éventail d’activités : se parler à soi-même, se réciter un poème, transposer en termes logiques des propositions, faire des projets pour le lendemain ; à quoi il faut ajouter ce que nous appellerions l’expression : gestes quotidiens qui disent notre état du moment. Elles ont en commun le recours au langage subvocal et font intervenir la totalité du corps. Le penser est une fonction du corps total.
Watson les regroupe les premières sous trois catégories : le mode automatique (penser comme on enchaîne une suite de nombres ou de prescriptions diverses comme un mode d’emploi, règles administratives) ; le mode semi-automatique : celui mis en œuvre quand le 1er est à retrouver et exige des efforts comparables à ceux qu’on met en place pour retrouver l’usage d’une compétence physique un peu perdue ; le dernier étant la pensée dite constructive : elle est nécessaire chaque fois qu’un problème nouveau surgit. L’explication repose encore sur l’analogie avec les habitudes manuelles : quand on est confronté à un objet nouveau, on le manipule en s’appuyant sur des gestes acquis et anciens, jusqu’à ce que leur nouvel agencement s’adapte à la nouveauté de la situation. Le même processus se met en place avec les habitudes verbales et de penser.
Deux problèmes évidents surgissent ici: la valeur de l’analogie comme explication et le résultat auquel on aboutit: comment expliquer le surgissement de pensées nouvelles à partir du remaniement sempiternel de vieilles pensées?
Pour ce qui concerne ce second point, Watson se réfugie du côté de la situation déclenchante qui est toujours nouvelle. Pour le 1er, il invoque l’état embryonnaire des recherches scientifiques qui montreront sans doute, un jour.. Reste que si l’analogie est parfois acceptable comme procédé pédagogique ou comme piste pour effectuer une recherche, elle ne l’est pas comme procédé scientifique permettant d’établir des propositions vraies.
Le titre du chapitre que Watson y consacre est éloquent : présentation de la thèse selon laquelle notre personnalité n’est que le résultat du développement des habitudes acquises. Il indique clairement l’origine non behavioriste de la notion, que le chapitre va donc déconstruire.
La personnalité de chaque individu peut être comparée à une voiture, dont les caractéristiques sont adaptées à l’usage qu’on en fait : par exemple, une Ford est un véhicule utilitaire, une Rolls Royce un véhicule d’apparat. De la même manière, la personnalité du fabricant de chaussures est adaptée à cette activité, d’autre part socialement utile, celle de l’homme sans éducation à des métiers d’un certain type et celle de l’homme éduqué, à d’autres types. Il faut en tirer la conséquence qu’on ne saurait étudier cette notion sans la rapporter à la place de l’individu dans une société qui conditionne ses apprentissages et donc formate ce qu’il est. En même temps, la comparaison rappelle qu’on ne peut connaître objectivement que ce qui s’observe, soit le comportement, et que, cerner un individu, c’est pouvoir observer au travers des habitudes comportementales la somme des compétences acquises qu(il pourra mettre en œuvre, dès qu’une situation l’exigera (ce qui fait qu’ un même individu passe d’un type de comportement à d’autres tout au long d’une même journée).
Watson insiste en rappelant dans quelles limites travaille le behavioriste : son rôle n’est que de connaître à qui et à quoi peut être utile tel comportement, ou encore à quoi cette machine humaine est bonne en vue de prédire, quand la société a besoin des ces informations, quelles compétences on pourra en tirer.
La définition de la personnalité est la suivante : le produit final de nos systèmes d’habitudes, parmi lesquels les plus évidents sont les systèmes manuels, viscéraux et laryngés. Ces systèmes nombreux et très complexes résultent du conditionnement et peuvent être réveillés par des stimuli présents.
Pour finir, puisque tout est corporel ou incorporé, aucune maladie mentale ne peut être repérée, les pathologies sont elles aussi comportementales.
Dans ce chapitre, on peut dire que se met en place un escamotage comparable à celui de la pensée dans les chapitres précédents, l’escamotage du sujet. Watson ne nie pas l’individualité de chacun, les possibilités de variation des systèmes d’habitudes incorporés sont infinis, comme le sont aussi les situations à vivre. Il peut donc s’y produire des situations et des individus uniques. Mais, derrière ces individualités, aucun sujet ne porte les comportements. Pour qu’il y ait sujet, il faudrait donner au penser un autre statut que celui de se parler sans vocaliser, pour uniquement résoudre des problèmes en manipulant du déjà parlé.
Cette élimination du sujet rend compte de la voie thérapeutique propre au behaviorisme : le déconditionnement et le reconditionnement.
Ce livre est à la fois scandaleux et fascinant. Scandaleux par les objectifs que Watson assigne à la psychologie – rien moins que produire l’homme nouveau – quand on sait aujourd’hui à quels ravages cela aboutit. Fascinant par les moyens mis en œuvre pour contourner l’esprit et par les résultats que malgré tout cela donne.
Pour arriver à dégager ces résultats, il me semble qu’il faut distinguer deux aspects de son travail : la recherche de connaissance qui constitue la psychologie telle que Watson veut la construire et le but assigné à la dite science.
Watson présente explicitement son travail théorique comme devant aboutir à la connaissance des conditionnements qui permettront de produire un individu adapté aux exigences de la société et heureux de pouvoir s’y soumettre sans dommages excessifs pour lui. L’analyse qu’il donne de l’imbrication des systèmes de comportement incorporés (manuels, laryngés, viscéraux) justifie, dans la pratique thérapeutique le déconditionnement à tous les niveaux du comportement. Cette perspective est éminemment discutable. Elle relève de l’éthique, et pas seulement de celle de la profession…
Il faut remarquer quand même que cela donne à son travail théorique une cohérence : si ce que produit la recherche, en termes de connaissances, suffit à l’objectif fixé, nul besoin d’aller au-delà ; et même l’objection qu’on pourrait lui faire, à savoir celle du statut d’un livre qu’il donne à lire, tout en affirmant que penser n’est que parler, trouve sa réponse. Le texte théorique produit est une parole implicite de l’auteur, construite sur la base des habitudes acquises dans la société, de manipulation des objets et des êtres. Il peut fonctionner comme déclencheur pour une pratique – le conditionnement – plus efficace et utile à la société.
Ce qui peut nous rendre très méfiant à l’égard du texte lui-même. Ces précautions étant posées, on peut partir à la recherche de ce que le livre a à nous apprendre.
Le point de vue choisi par Watson est celui du rejet de toute affirmation de l’existence d’une âme ou d’un esprit quelconque ; seul le corps existe, il est source de tout ce qu’est un être humain. C’est le choix du matérialisme. Ce choix peut inclure des possibilités différentes : il peut être méthodologique ou ontologique ou les deux en même temps.
Le matérialisme méthodologique consiste à explorer l’hypothèse de l’existence corporelle comme seule existence pour examiner jusqu’où elle mène. Le matérialisme ontologique érige l’hypothèse de recherche en affirmation : l’existence de l’homme n’est que corporelle.
Watson explore une hypothèse pour la mener aussi loin que possible. On pourrait dire qu’il la suit comme on suit une piste, tant il met de ruse à éviter l’âme ou la pensée détachées du corps. De ce point de vue, une première critique consisterait à réfléchir aux résultats obtenus : la réduction du penser au parler et des deux activités à du purement corporel rend-elle compte de l’expérience que nous faisons de la pensée? Fournit-elle un modèle satisfaisant pour comprendre la réflexion et, par exemple, la pensée abstraite ? Et qu’en est-il de la liberté du sujet ? On peut maintenir la piste du matérialisme, mais force est de constater que le point d’arrivée de Watson est défaillant.
Tout est ramené au corps, seule réalité, Watson assume une position ontologiquement matérialiste. En même temps, le corps dont il est question ici n’est ni celui de l’anatomiste ni celui du physiologiste, du neurologue ou du médecin. La volonté d’appliquer le modèle expérimental à la psychologie conduit Watson à examiner le corps comme ce qui se comporte, certes sur la base de la physiologie et du système nerveux, mais pas en étant réduit à cela. Du coup, il ouvre un champ de réflexion nouveau, il crée un nouvel objet scientifique dans la mesure où c’est à partir de cette possibilité de comportement que la physiologie et la neurologie sont revisitées.
Watson dit sa dette à l’égard du pavlovisme et fait du réflexe conditionné de Pavlov le support de son concept de conditionnement. Et pourtant, il s’en éloigne dans la mesure où les concepts de tout fonctionnel, d’unité et de capacité d’intégration du corps sont nécessaires pour penser le comportement. Le behaviorisme n’est pas réductible à une théorie du réflexe.
Faisons un bref retour sur le concept d’intégration mis en place par Watson, de manière insuffisamment explicite, comme je l’ai expliqué, mais présent de manière pesante. Il sert à penser ce qui se produit dans l’apprentissage expérimenté sur le rat, à savoir l’élimination des gestes inutiles à la production de la bonne réponse, une fois celle-ci découverte. Il sert aussi à penser l’articulation des habitudes acquises au cours du développement de l’enfant, sans recourir à l’image d’un empilement. La chronologie des compétences acquises par le bébé pourrait accréditer cette image : d’abord la maîtrise des gestes, puis du langage, puis de la pensée. Or, il n’en est rien : tout en apprenant à manipuler les choses à sa portée et son propre corps, le bébé exerce sa voix et il ne pourra parler, au sens strict que parce que ses habitudes vocales sont le doublon des habitudes manuelles. Ainsi équipé, l’être humain dispose d’un monde qu’on peut qualifier d’incorporé. Certes, des modèles de machines peuvent toujours être utilisés pour rendre compte de ces compétences, mais l’ouverture produite va frayer un autre chemin.
En conclusion, on peut donc dire que le matérialisme méthodologique de Watson ne produit pas un résultat assez intéressant pour qu’on puisse en accepter le versant ontologique. Et pourtant, le résultat n’est pas nul : sa démarche pousse à étudier davantage « ce que peut le corps » comme disait Spinoza, et à mener la réflexion sur ce savoir qu’il s’intègre. Ce que les gestaltistes vont étudier, c’est justement cette possibilité qui nous permet d’effectuer tout un ensemble de gestes, sans passer par la représentation. En réduisant tout comportement à du corporel, Watson impose de penser autrement le corps que dans son opposition à une âme qui le réduit à de la pure matière inerte, quelque chose comme cette poussière à laquelle il retourne dès que son âme le quitte.
Prochain épisode en décembre : la critique gestaltiste et son armature de concepts nouveaux.