Comment parler aux enfants ? Les adultes, souvent, s’interrogent. Et à juste
par Philippe Grauer
Il faut hélas se donner la peine de répondre aux faussaires et imposteurs. Il est bien terminé le temps où la psychanalyse triomphait sur les ondes radiophoniques et où tout ce qu’y disait Françoise Dolto était d’or. La mode est au psychanalyse bachigne, on est post-moderne ou on ne l’est pas, cognitiviste et DSM5iste, la Ritaline ça n’est pas fait pour les chiens, à bas Dolto, sur qui on s’efforce de renverser la poubelle de l’Histoire, pensez donc une collabo en plus. Remarquez Freud a bien fait un enfant à sa belle-sœur qu’il a fait avorter à plus de 50 ans ces psychanalystes sont vraiment des affreux. Un vent de haine et de stupidité souffle sur la psychanalyse. Prenez garde. Autant il est sain que celle-ci procède à son inventaire critique, autant il importe de ne pas se laisser intoxiquer par des faiseurs de rumeurs, il paraît que ça se dit à présent story tellers : en français raconter des histoires. Des racontars quoi.
Ensemble, psychanalystes et psychopraticiens relationnels, opposons-nous à l’hégémonie de l’idéologie neuro behavioriste qui prône la médicalisation de l’existence, de la mesure avant toute chose humaine, et du biologisme à la place de l’écoute, du cœur et de l’inconscient, tout ce que l’on trouve dans le processus de la dynamique de subjectivation qu’elles ont l’honneur et le bonheur de partager, mais dont certains représentants ne dédaignent pas de s’abaisser en pensant du coup avilir ce qu’ils veulent détruire. Taubira en guenon, Dolto en collabo, on se dirait revenu au temps de Je suis partout. Il faut prendre garde à ce genre de liberté avec la décence.
par Claude Halmos
C’est l’histoire d’un petit garçon. Il s’appelle Léon, il a 8 ans et une allure étrange. Plutôt grand pour son âge, il semble ne pas pouvoir porter son corps. Il ne tient ni debout ni assis, et n’avance qu’en s’accrochant aux murs ou aux meubles. À l’école, il n’arrive pas à suivre et ne joue pas avec les autres. Son quotient intellectuel est bas et son visage inexpressif. Il parle bizarrement, sur un ton monocorde, en scandant les mots et en séparant les syllabes. Aucun trouble neurologique ne pouvant expliquer son état, les médecins décident de l’adresser à un dispensaire psy, où il est confié à une psychanalyste. Sa mère l’accompagne. Avec difficulté. On est en 1942. En pleine guerre.
La mère explique à l’analyste qu’elle est bretonne, seule vivante d’une fratrie de cinq enfants, dont plusieurs sont morts en bas âge. Le père est un émigré polonais. Il est juif, mais la mère ne comprend pas très bien ce que cela veut dire. Elle sait seulement que les Allemands en veulent aux Juifs. Léon a une sœur plus jeune que lui de deux ans, qui n’a aucun problème. Dans le jardin du pavillon de banlieue où ils vivent, le père a creusé un trou recouvert de branchages. Pour se cacher, si on venait le chercher.
La mère raconte que Léon s’est assis très tôt dans son berceau et qu’il aurait voulu sucer son pouce, mais elle s’y est opposée : elle a immobilisé ses bras en attachant avec des épingles ses manches à ses vêtements. Ensuite, elle l’a assis dans l’atelier, sur une chaise, à la hauteur de la table sur laquelle son mari et elle travaillaient. Plus tard, elle l’a installé sur un petit fauteuil bas qui faisait aussi pot de chambre. Il y était attaché par une ceinture que l’on retirait, ainsi que la planchette qui recouvrait le pot, quand il voulait faire ses besoins.
Quand il est allé à l’école, on a voulu que sa sœur prenne sa place sur le fauteuil, mais elle ne s’est pas laissé faire. On n’a pas insisté et on n’y a pas remis Léon. Il est dès lors resté assis par terre, appuyé à un mur. Il n’a jamais marché à quatre pattes, il se traînait sur son derrière et il ne s’est mis à marcher qu’au moment où sa sœur a commencé : elle avait 14 mois, lui 3 ans et demi.
La mère raconte aussi que, le dimanche matin, elle fait venir Léon et sa sœur dans son lit. Elle se met à quatre pattes et, ses enfants sous elle, joue avec eux à la maman chien avec ses chiots. Le père rit et n’y voit aucun mal. Les séances avec Léon commencent. Il est hébété, ne répond à aucune question. Tout dialogue semble impossible. Peu à peu cependant, l’analyste va réussir à entrer dans son monde et un travail va commencer. Un travail au cours duquel Léon va exprimer, grâce aux modelages qu’il fait et aux questions que pose sur eux l’analyste, ce qui lui est arrivé. Comment ligoté, bébé, à sa chaise et condamné à une immobilité permanente et totale, il a perdu jusqu’à la conscience de son corps. Un corps qu’il a traîné dès lors comme un poids mort qu’il ne commandait plus. Cette phase du travail analytique va lui permettre de marcher normalement.
Mais son histoire n’a pas seulement volé à Léon son corps. Elle a aussi empêché sa construction psychique. Il n’a acquis aucune conscience de lui-même, il ne sait pas qui il est et c’est pour cette raison qu’il ne peut ni échanger avec les autres ni apprendre. Là encore, l’analyste va l’aider à construire ce qui n’a pas été construit. Et ce, en quelques séances, car la réalité va précipiter les choses. Un jour, en effet, ce que la famille redoutait arrive : les Allemands viennent arrêter le père. Ils ne le trouvent pas, mais exigent que la mère réveille les enfants. Ils lui disent devant eux qu’elle peut divorcer et ordonnent à Léon de se déshabiller. La mère ne comprend pas pourquoi, l’enfant non plus, mais, à partir de là, il refait pipi au lit. Informée, l’analyste explique à Léon que les Allemands voulaient voir s’il était circoncis. Elle lui apprend le sens de la circoncision, de la tradition juive qui le rattache à son père. Comprenant à ses paroles qu’il ne sait rien de la différence des sexes et de son identité sexuelle, et ne sait même pas s’il est un humain ou un animal – il a sans doute trop joué à la mère chien et ses chiots –, elle lui donne les informations nécessaires.
Léon, pour la première fois, se met alors à parler normalement et l’interroge sur le divorce que les Allemands ont conseillé à sa mère. Elle écrit : « Je lui ai dit que quand on s’aime comme s’aiment son père et sa mère, on ne divorce pas, que les Allemands ont prononcé ce mot parce qu’ils croient que les gens qui sont juifs comme l’est son père, c’est pas bien. Et j’ajoute que c’est parce qu’ils sont bêtes, les Allemands, qu’ils disent ça. »
L’histoire de Léon s’arrête là. La mère écrira à l’analyste pour lui annoncer qu’elle part avec ses enfants retrouver le père, en zone libre. Pour la remercier et lui dire que, désormais, Léon est transformé. À l’école, il commence à lire, à écrire et à compter. Il saute à cloche-pied, joue au ballon et court…
Pourquoi raconter aujourd’hui cette histoire où, au cœur de la guerre, un petit garçon, gravement handicapé, rencontre une psychanalyste qui, refusant de s’en tenir à son corps si durement atteint et à sa débilité apparente, va chercher, au-delà des symptômes et avec un infini respect, qui il est, ce qu’il a vécu et, en un temps record, le rendre à la vie normale ?
Pourquoi raconter aujourd’hui cette histoire où la même psychanalyste, bien loin de condamner la mère de cet enfant – laquelle évoque pourtant des épisodes qui pourraient faire dresser les cheveux sur la tête –, l’écoute avec bienveillance, la soutient, l’accompagne ? Et réussit à nous faire comprendre que, ni mauvaise ni méchante, elle a sans doute voulu, en l’attachant près d’elle, le protéger de la mort qui était venue voler, l’un après l’autre, les bébés de sa propre fratrie.
Pourquoi évoquer aujourd’hui cette psychanalyste qui, en 1942, à une époque où l’on pourchasse les Juifs et ceux qui les aident, prend le risque d’expliquer à un petit garçon la tradition juive dont il est issu. Et, dénonçant l’absurdité de l’antisémitisme, lui permet de restaurer l’identité de son père et, par là même, la sienne propre ?
Parce que cette psychanalyste, c’est Françoise Dolto. La même Françoise Dolto qu’un livre récent (Didier Pleux, Françoise Dolto, la déraison pure, Autrement, 2013) accuse d’avoir – d’une façon irresponsable et laxiste – défendu l’idée d’un enfant roi qu’il faudrait laisser se débrouiller seul, en n’ayant pour guide que son bon plaisir. D’avoir rejeté, méprisé et culpabilisé les parents, et surtout les mères, qu’elle aurait tenues pour responsables des problèmes de leurs enfants. Et, cerise sur le gâteau, d’avoir été pendant la guerre ni plus ni moins que… « collabo. » La lecture de ce cas Léon, tirée de L’Image inconsciente du corps, permet de juger de la pertinence de ces accusations.
« Les chiens aboient, la caravane passe, » dit le dicton. La tentation serait grande de laisser ces chiens-là aboyer. On ne le peut pas. D’autant qu’ils aboient pour la seconde fois. Didier Pleux avait déjà publié, en 2008, un premier livre, Génération Dolto (Odile Jacob), dans lequel il s’en prenait aux thèses de la psychanalyste ou, plus exactement, à ce que – n’hésitant pas, au besoin, à tronquer les textes – il présentait comme tel. Il recommence. Et ce, sur un mode – insinuations, calomnies… – dont la violence haineuse laisse pantois.
Françoise Dolto aurait été, selon Didier Pleux, victime de sa psychanalyse. De l’interprétation fallacieuse qu’elle aurait faite de son enfance. Une enfance qu’elle aurait cru pleine de souffrances et qui aurait été merveilleuse. Elle n’aurait pas souffert de sa relation avec sa mère, de la mort, durant la guerre de 1914-1918, de son oncle qu’elle adorait. De celle de sa sœur qu’elle a cru, toute son enfance, ne pas avoir sauvée : sa mère lui avait dit que, si elle priait suffisamment, sa sœur guérirait… Faux, clame Didier Pleux. La mort des frères et sœurs, si elle n’est pas cachée, n’est en rien traumatisante pour un enfant. Là encore, les lecteurs apprécieront. Quant aux parents de Françoise, écrit-il encore, ils étaient formidables, mais dépassés, les malheureux, par cette insupportable gamine enfant roi. Gamine qui deviendra plus tard, dit-il, une sorte de « gosse de riches, » réclamant de l’argent à des parents dont elle ne cessait de se plaindre. La psychanalyse aurait validé les plaintes de l’enfant Françoise, lui permettant, devenue grande, de prôner l’éducation de l’enfant roi qu’elle avait été. Et cette psychanalyse aurait fait mieux : elle aurait fait d’elle, pendant la guerre, une « collabo. »
Pour fonder ses thèses, Didier Pleux pioche, ici ou là, dans la correspondance de Françoise Dolto ou dans ses textes, des passages qu’il interprète à sa façon. Aidé en cela par le fait qu’il n’existe à l’heure actuelle – ses ayants droit s’y étant toujours opposés – aucune biographie, qui pourrait rendre compte du trajet de ce personnage aussi important que complexe.
Françoise Dolto n’a jamais collaboré. Issue d’une famille d’extrême droite marquée par la Première Guerre mondiale et la figure de Pétain, elle s’est contentée d’exprimer, dans une correspondance privée, son admiration naïve pour le maréchal. Des travaux sérieux ont été menés sur le rôle des psychanalystes à cette époque (notamment Histoire de la psychanalyse en France, par Élisabeth Roudinesco, Fayard 1994), on peut s’y référer.
Partant de cette « recherche » assez particulière, Didier Pleux énonce l’hypothèse centrale de son livre : « C’est surtout la psychanalyse de Françoise Dolto qui a pu la rendre quelque peu psychotique, c’est-à-dire “hors réalité”. » Collabo et folle, qui dit mieux ? Et il entreprend, grâce à une accumulation de contresens, de démontrer le hors-réalité de ses théories.
L’enfant, dit Françoise Dolto, doit avoir une place, mais pas toute la place. Et, en aucun cas, il ne doit être au centre de sa famille. Il a le droit d’avoir tous les désirs et de les exprimer, mais il doit savoir que, si tous sont légitimes, ils ne sont pas tous réalisables, parce qu’il y a la réalité, les lois, l’existence des autres qu’il faut respecter.
L’enfant a droit à l’imaginaire, mais on ne doit pas le laisser s’y perdre. À une mère qui se plaint que sa fille veuille passer sa vie habillée en Blanche-Neige, Françoise Dolto répond sur France Inter : pourquoi pas ? Mais Blanche-Neige travaille toute la journée pour nourrir les nains. Donc, habillée en Blanche-Neige ou pas, votre fille vous aide à éplucher les légumes !
Dans L’Image inconsciente du corps, Françoise Dolto décrit le développement de l’enfant comme une suite de pertes et de renoncements nécessaires pour avancer. Il perd, pour naître, la vie intra-utérine. Il perd le biberon ou le sein lors du sevrage. Il doit plus tard renoncer à l’aide des mains de sa mère pour devenir autonome, etc.
Si Didier Pleux soutient les parents contre l’enfant, Françoise Dolto, elle, n’était pas dans une logique de guerre. D’autant moins qu’elle a appris à toute une génération d’analystes – dont je fus – à ne jamais juger les parents, mais à écouter, en eux aussi, l’enfant souffrant.
Elle ne met pas en avant le plaisir de l’enfant, mais son désir, qu’il faut prendre en compte, ce qui ne signifie pas le laisser se réaliser ! En revanche, elle pose l’importance du plaisir. Un enfant qui apprend avec plaisir a plus de chances de réussir que celui qui ressent les apprentissages comme une corvée. Affirmation particulièrement importante à l’époque où elle écrivait. Époque où l’on refusait souvent à l’enfant le droit au plaisir. Où on lui prédisait volontiers qu’il allait bien voir, plus tard, que la vraie vie n’est pas « marrante »…
Françoise Dolto écrit à une époque où l’on accorde peu, voire pas, de valeur à la parole de l’enfant. Et elle s’élève contre cela, sans pour autant sacraliser cette parole. Son fils Carlos raconte ainsi, dans son autobiographie, que, petit, il refusait les promenades en poussette. Et devant sa nounou impuissante, se roulait par terre… Celle-ci se fâchait, sans résultat. Françoise Dolto entreprit donc de le promener elle-même. Il se roula par terre. Elle ne se fâcha pas, mais l’interrogea. Il expliqua ce qu’il ressentait : que, dans la poussette, il n’avait plus de jambes. En fait, se sentant capable de marcher, il se voyait renvoyé aux temps où, plus petit, il ne le pouvait pas.
Françoise lui dit qu’elle le comprenait, mais que la poussette était utile quand on était fatigué. Et elle décida que, désormais, sa nounou et lui partiraient avec la poussette, mais qu’il n’y monterait que quand, fatigué, il ne pourrait plus marcher. Intelligente façon de concilier désir de l’enfant et réalité, que le petit Carlos accepta sans plus rechigner. On comprend donc, si on lit Françoise Dolto, que sa théorie est à mille lieues de ce qu’en raconte Didier Pleux.
Cette théorie a bien sûr donné lieu à des dérives : aucune théorie n’y échappe. Et surtout, elle a été élaborée à une époque où le statut de l’enfant était très différent de ce qu’il est aujourd’hui. À une époque où sévissait non pas le laxisme éducatif – qui détruit aujourd’hui tant d’enfants –, mais la répression éducative. Aux adultes, qui considéraient alors l’enfant comme une petite chose sans importance qu’il fallait formater au mieux, Françoise Dolto a dit : « L’enfant est, comme vous, une personne qui pense, qui comprend, qui souffre. » Elle n’a jamais dit : « L’enfant a la même place et les mêmes droits que vous. » Bien au contraire. Car elle a non seulement prôné l’éducation, mais elle en a fait pour les parents un devoir : le devoir d’éducation. Et l’on peut, à partir de son œuvre, poser les bases d’une autorité parentale qui s’adresse à un enfant conçu non pas comme un sous-être à dresser, mais comme une personne qui doit apprendre à vivre, en les respectant, au milieu de ses semblables.
Si le livre de Didier Pleux est dangereux, c’est, non pas comme le voudrait son auteur, parce qu’il serait susceptible, grâce à des révélations « croustillantes », de déboulonner une idole. Mais parce qu’il dit, une fois de plus, la peur et la haine que peut susciter, aujourd’hui encore, l’idée d’un enfant conçu comme un être à part entière.
Didier Pleux prêche le retour en arrière. Le retour au (bon) temps où l’on pouvait, du haut de sa supériorité d’adulte borné, dire à un enfant que ce qu’il éprouvait était forcément « pas grave » ou « pas vrai ». Sur ce chemin, Françoise Dolto est un obstacle majeur. On ne peut que s’en féliciter.