Éditorial d’Élisabeth Roudinesco
Nous reprenons dans ce Bulletin l’article publié par Conspiracy Watch sur le conspirationnisme de Michel Onfray et de ses alliés.
Ce texte démontre une fois encore à quel point la litanie du virus Macron – ou macronovirus – issue de l’extrême-droite et reprise par des collectifs de l’ultragauche est présent dans le champ social durant cette période : variante classique du « virus Rothschild ». Soutenu par le professeur Didier Raoult, Onfray tente, avec sa revue, "Front populaire", de s’approprier les signifiants de l’histoire du mouvement ouvrier pour une opération visant à créer un front antilibéral et antimondialiste qui pourrait réunir l’extrême-droite et l’extrême gauche française en une même ligue populiste, avec désignation de bouc-émissaires.
D’où cette litanie consistant à opposer la France des territoires à la France urbaine, l’heureux paysan du terroir au méchant Daniel Cohn-Bendit, désigné comme « pédophile » (autre variante du même virus). Onfray se tourne désormais vers Marseille, tout en revendiquant le nom d’Albert Camus dont il se veut l’héritier fidèle.
Bulletin de la SIHPP
6 mai 2020
Chers amis, vous trouverez ci-dessous trois textes :
1) Le premier est un article de Haoues Seniguer qui se trouve sur le site de l’ Observatoire du Conspirationnisme. Il analyse la ’’situation intellectuelle’’ de Michel Onfray qui vient de fonder une revue en ligne où l’on rencontre des signatures assez improbables, rassemblées dans une "ligue des ‘extrêmes’". L’article est précédé d’un éditorial de Elisabeth Roudinesco, présidente de la SIHPP.
2) Le deuxième est un article de Didier Rykner publié dans La Tribune de l’art : il revient sur la transformation de l’Hôtel Dieu de Paris et de celui de Lyon.
3) Le troisième est une tribune parue récemment dans Libération . Intitulée "La leçon des grands romans d’épidémie", elle est due au grand romancier turc, Orhan Pamuk, prix Nobel de Littérature.
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"Défiance et coronavirus : la part de responsabilité de Michel Onfray"
Par Haoues Seniguer | 28 avril 2020 | Idées & opinions. Observatoire du Conspirationnisme, Conspiracy Watch
A force de s’approcher de trop près des marécages conspirationnistes, Michel Onfray a fini par y plonger tête baissée
Michel Onfray est un auteur prolifique. Ses ouvrages, lorsqu’ils paraissent, sont généralement prisés du grand public. Une bonne publicité leur est assurée, relayée par la presse papier, électronique et audiovisuelle. Néanmoins, cela ne l’empêche pas de vouer cette même presse aux gémonies. D’autres diraient qu’il crache dans la soupe.
Depuis de très nombreuses années, le philosophe est régulièrement invité à prendre la parole dans les médias, soit pour parler de l’un de ses derniers ouvrages, soit pour commenter l’actualité – des Gilets jaunes à la crise sanitaire en passant par l’islamisme ou le terrorisme. De ce point de vue, il est tout sauf un paria. Les mauvaises langues le qualifieront d’« intellectuel médiatique ». Sa parole, objectivement, n’est pas du tout censurée puisqu’il a facilement accès aux médias.
Alors qu’il n’est pas toujours contredit par ceux qui l’invitent à s’exprimer à des heures de grande écoute, l’essayiste trouve le moyen d’affirmer doctement, sur un ton aussi péremptoire que définitif, que « la presse n’est pas libre, ne l’a jamais été et ne le sera jamais ». A ses yeux, en la matière, il n’y a pas de place au doute : la presse dans son ensemble travaillerait consciemment, délibérément, à « la propagande de l’idéologie dominante », celle d’une « Europe libérale » qui aurait dépecé le peuple, au premier rang duquel les plus fragiles, dont Onfray s’improvise en quelque sorte le porte-parole.
Mais il court ici le risque de faire fi de la réalité factuelle la plus élémentaire. Quelles qu’en soient les limites, le champ médiatique, comme n’importe quel autre champ social, est traversé par des logiques contradictoires, des rapports de force internes. En démocratie, toutes les opinions, de l’extrême droite à l’extrême gauche, peuvent s’y exprimer, et les exemples sont légion.
En lançant une nouvelle revue, Front Populaire, l’essayiste ne craint pas une contradiction de plus : si toute la presse, aux contenus biaisés, est sous contrôle, en quoi la sienne le serait-elle moins ?
Dictature
Il y a trois mois, à partir d’une lecture toute personnelle de George Orwell, Onfray signalait dans un nouvel opus l’avènement d’une « dictature » d’un « type nouveau », pensée et voulue telle quelle depuis le plus haut sommet de l’État, avec pour chef d’orchestre Emmanuel Macron !
Chef d’orchestre ou exécutant ? On ne saurait le dire tant la pensée du philosophe peut parfois paraître changeante ou versatile. D’après lui, le président de la République et ses complices auraient pour objectif de « détruire la liberté ; appauvrir la langue ; abolir la vérité ; supprimer l’histoire ; nier la nature ; propager la haine ; aspirer à l’Empire »… Cette phraséologie, fonctionnaliste jusqu’à l’absurde, cadre parfaitement avec la logorrhée habituelle observable dans les milieux conspirationnistes français, notamment du côté d’Égalité & Réconciliation – on va y revenir.
Michel Onfray ne se distingue pas uniquement par des jugements quelquefois approximatifs, non vérifiés ou carrément faux qu’il peut énoncer et relayer sans aucun recul. En démocratie, chacun est libre de tenir des propos ineptes ou farfelus, dans les limites fixées par la loi. Ainsi a-t-il parfaitement le droit de caractériser la situation politique française actuelle comme « dictatoriale ». Mais, au fait, la démocratie, n’est-ce pas le régime où tout le monde peut dire qu’il est en dictature, tandis que la dictature, elle, est le régime où tout le monde doit dire qu’il est en démocratie !?
On pourrait en rester au constat amer d’un intellectuel quittant progressivement les quais de la raison critique pour les rails du populisme le plus crasse. Ce populisme qu’il revendique même aujourd’hui n’est pas, comme il le prétend, le sens commun moqué et méprisé par les puissants. Bien au contraire : manquant à son devoir, Onfray n’essaie pas d’élever son auditoire mais à en flatter les flétrissures, le ressentiment, les mauvais penchants.
« Accents soraliens »
En ce sens, Onfray participe à la fragilisation de nos démocraties mises à mal par les coups de boutoir répétés des fake news à l’heure des réseaux sociaux. Seulement, à force de s’approcher de trop près des marécages conspirationnistes, Michel Onfray a fini par y plonger tête baissée. Il en est même devenu, sans crier gare, l’une des coqueluches, sûrement à l’insu de son plein gré. Dans l’équipe de Front Populaire, on trouve l’une des anciennes figures des Gilets jaunes, Jacline Mouraud, aux déclarations ouvertement complotistes, assimilant les traînées blanches laissées dans le ciel par le passage des avions à l’épandage de produits chimiques dans le cadre d’opérations secrètes.
L’essayiste, en pleine crise du coronavirus, n’a de cesse de verser dans le conspirationnisme. Il prend fait et cause pour le professeur marseillais Didier Raoult. Pourquoi pas. Mais, selon Michel Onfray, si son traitement à base de chloroquine destiné à lutter contre le Covid-19 est critiqué par une fraction significative de la communauté scientifique, c’est parce qu’il serait victime du parisianisme et de l’appétit insatiable des laboratoires pharmaceutiques qui verraient d’un mauvais œil un traitement à 10 euros seulement… Ainsi, le sémillant Pr Raoult concentrerait « la haine de ceux qui entrevoient dans le coronavirus une formidable occasion de faire de l’argent », ce qui, poursuit Onfray avec des accents clairement soraliens, constituerait « l’horizon indépassable » d’un « Daniel Cohn-Bendit passé du gauchisme au macronisme et de la pédophilie au statut de Savonarole de l’idéologie européiste. » Implicitement, Onfray suggère que l’industrie pharmaceutique et ses relais supposés seraient prêts à laisser mourir des gens sur l’autel du profit, espérant cyniquement l’avènement d’un antidote plus onéreux !
Ce que l’extrême gauche n’a pas osé, Onfray l’a fait, croyant déceler dans les réserves émises au sujet du « Protocole Raoult » la main du Grand Capital. Pourtant, n’est-ce pas le président Macron – si souvent tancé par le philosophe sous des traits franchement caricaturaux – qui rendit visite à ce même professeur Raoult le 9 avril dernier, témoignant la considération de l’État pour l’équipe de l’IHU de Marseille et son directeur ?
Envers et contre tout, le verdict de Michel Onfray est sans appel : se comportant en bon « pion de l’État profond et des marchés », plaçant le profit avant la santé des gens, Emmanuel Macron aurait « exposé les Français au virus par idéologie européiste »…
Mais qui tire les ficelles de cet « État profond » ? Dans le système de pensée du philosophe, il n’est guère fait plus de place aux processus anonymes, aux marges inéluctables d’incertitude dans l’action ou les décisions humaines, aux contingences, à la surprise, et, in fine, à la relativité du savoir. Paradoxalement, il postule une préscience du chef de l’État et des gouvernants, dans une vision du monde à la fois fataliste et hyper-déterministe.
C’est ici que la responsabilité morale et politique du philosophe est engagée compte tenu de son statut, dans un contexte où des gens souffrent, sont hospitalisés et meurent même parfois à cause du virus. En accusant le gouvernement et les « élites » d’avoir machiavéliquement aggravé la crise sanitaire, Onfray entretient le climat de méfiance et de défiance à l’égard de l’État et de ses agents.
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On le sait, la transformation de l’Hôtel Dieu soulève quelques interrogations légitimes. Un comité de soutien a été fondé par Jean Deleuze et quelques autres personnalités pour la transformation de celui-ci en un musée. On souhaiterait effectivemdnt que ce lieu magnifique ne soit pas dédié à des échanges commerciaux. La SIHPP avait d’ailleurs apporté son soutien au Musée de l’APHP du quai de la Tournelle sur lequel un historien est au travail.
On trouvera ci-dessous le texte d’un article paru récemment dans la Tribune de l’art.
Cela étant, je vous invite à vous rendre sur le site de la revue : l’iconographie qui illustre l’article est passionnante.
Le Musée de l’AP-HP à l’Hôtel-Dieu serait un véritable hommage aux soignants
Didier Rykner La tribune de l’art
« Ces journées et ces semaines ont été et resteront l’honneur de nos soignants, en ville comme à l’hôpital » a dit Emmanuel Macron lors de sa dernière intervention télévisée. Partout, et venant de toute part, les hommages aux médecins et aux infirmières se multiplient.
Tout cela est on ne peut plus justifié. Mais au-delà de ces témoignages de gratitude et, on l’espère, de la prise en compte enfin des besoins des hôpitaux et de la revalorisation de ces métiers, il est un autre dossier qui devrait désormais être pris en considération. Nous voulons parler du Musée de l’Assistance Publique-Hôpitaux de Paris [1] (voir les articles), et d’ailleurs des autres musées hospitaliers, dont celui de l’Hôtel-Dieu de Lyon (voir l’article).
Leurs collections sont en caisse depuis maintenant de longues années, sans aucune perspective de réouverture. Pour installer sa cité de la gastronomie, le maire de Lyon (plus pour très longtemps), Gérard Collomb, a sacrifié sans aucun état d’âme l’un des plus grands musées de la médecine, qui est également, comme celui de Paris, un important musée de beaux-arts.
À Paris, le scandale est au moins aussi grand, d’autant qu’il se double d’un mensonge. L’Assistance Publique avait en effet promis que le musée, une fois l’Hôtel de Miramion vendu, serait réinstallé, sur une plus grande surface encore, dans le bâtiment de l’Hôtel-Dieu sur l’île de la Cité.
Bien entendu, rien n’est venu. Pire encore : l’incendie de Notre-Dame était à peine terminé que Martin Hirsch, directeur de l’AP-HP, annonçait ce que certains savaient depuis déjà un moment : l’Hôtel-Dieu (ill. 1) sera en partie vendu à des intérêts privés, transformé en centre commercial, et aucun musée n’y prendra place. Ce projet déjà scandaleux le devenait encore davantage après ce drame, alors que ce monument (non protégé, alors que son intérêt architectural et historique est majeur) aurait pu abriter le Musée de l’Œuvre de la cathédrale dont l’absence se fait aujourd’hui cruellement sentir.
Mais maintenant que l’épidémie de Covid-19 révèle enfin au gouvernement l’importance majeur de l’hôpital public et de son personnel, n’est-il pas encore plus scandaleux que le musée qui raconte leur histoire soit ainsi oublié ? À quoi sert de mettre les soignants en avant si l’on méprise autant ce qu’ils sont et ce qu’ils ont apporté à l’histoire de notre pays ? Le Musée de l’APHP, musée de beaux-arts comme nous l’avons déjà dit, est aussi celui de l’histoire des épidémies et de la vaccination (ill. 2), celui de l’histoire des hôpitaux. On y trouve saint Nicolas de Tolentino (ill. 3), que l’on invoque souvent contre la peste comme saint Roch ou saint Vincent de Paul. On y trouve les savants tels que Pasteur (ill. 4), les grands médecins français et les infirmières. On y trouve des objets modestes comme de grands chefs-d’œuvre (ill. 5). On y trouve aussi des témoignages très récents comme ce masque contre la grippe H1N1 (ill. 5). Nul doute que l’histoire de l’épidémie s’écrira dans ce musée. Mais nous ne pourrons pas la voir.
Prétendre honorer la médecine et les soignants, et mettre en caisse le musée qui les célèbre, n’est-ce pas, en plus de la catastrophe culturelle que cela représente, la honte ultime ? Le projet de l’Hôtel-Dieu n’a toujours pas reçu son permis de construire. Pour cette raison, il est encore possible de revenir en arrière. Le gouvernement va-t-il poursuivre ce projet qui marquerait le quinquennat d’Emmanuel Macron d’un stigmate indélébile, ou suivra-t-il la voie de la raison, en installant dans l’Hôtel-Dieu un musée de l’Œuvre (qui serait ainsi une excellente introduction à la visite de la cathédrale) et ce musée de l’APHP ? Cela pourrait d’ailleurs être pour le président de la République le grand projet culturel qui lui manque encore. Notre-Dame, l’île de la Cité et Paris méritent mieux qu’un énième centre commercial.
Notes
[1] Non seulement on ne peut plus voir les œuvres (sauf quelques-unes, déposées dans d’autres musées, mais les photos de la base de données de ses collections sont en très basse définition…
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TRIBUNE
La leçon des grands romans d’épidémie,
par Orhan Pamuk, Prix Nobel de littérature
Le romancier turc travaille depuis quatre ans sur un livre sur la peste noire qui ravagea l’Asie au début du XXe siècle. Déni, peur, rumeurs, les réactions sont identiques à celles d’aujourd’hui, humaines et universelles.
2 mai 2020 pour Libération
De tout temps, les peuples ont répondu aux crises sanitaires en propageant des rumeurs et de fausses informations. Que ce soit au XVIIe ou au XXIe siècle, la maladie est invariablement dépeinte comme un mal «étranger» infligé à la société depuis l’extérieur.
Istanbul. Cela fait maintenant quatre ans que je me consacre à l’écriture d’un roman historique dont l’action se déroule en 1901, pendant ce que l’on a coutume d’appeler la «troisième pandémie de peste», une épidémie de peste noire qui a fait des millions de morts en Asie, mais relativement peu en Europe. Or voici que depuis deux mois, mes amis, ma famille, mais aussi des éditeurs et des journalistes, toutes celles et ceux qui connaissent le sujet de mon nouveau livre, les Nuits de la peste, me pressent de questions sur les pandémies.
Ils me demandent avidement s’il y a des ressemblances entre l’actuelle pandémie de coronavirus et les grandes épidémies historiques de peste et de choléra. Et je leur réponds que les ressemblances sont légion. Dans l’histoire humaine et littéraire, ce ne sont pas uniquement les bactéries et les virus qui sont communs aux pandémies, mais bien le fait que nos réponses initiales ont toujours été les mêmes.
Et la réplique première face à l’apparition d’une nouvelle pandémie a invariablement été le déni. Qu’ils soient nationaux ou locaux, les gouvernements ont toujours tardé à réagir, déguisant les faits et manipulant les chiffres à leur guise, afin de nier autant que possible l’existence de la crise naissante.
Dans les pages d’introduction de son Journal de l’Année de la Peste, l’œuvre littéraire la plus édifiante jamais écrite sur les réactions humaines face à la contagion, Daniel Defoe raconte comment, en 1664, les autorités locales de certains quartiers de Londres ont cherché à minimiser le nombre de morts dus à ce fléau en déclarant que les décès étaient liés à d’autres maladies, inventées pour l’occasion (1).
Dans Les Fiancés, roman publié en 1827 et relatant la propagation de la peste avec un réalisme extraordinaire, l’écrivain italien Alessandro Manzoni décrit – et défend – la colère de la population face à la stratégie officielle mise en place à Milan en 1630, pour lutter contre la peste (2). Refusant de se rendre à l’évidence, le gouverneur de la ville nia la menace que représentait la maladie et alla jusqu’à maintenir les festivités organisées pour célébrer l’anniversaire d’un prince de la région. Dans ces pages, Manzoni montre comment des mesures de restriction insuffisantes, appliquées de manière trop laxiste et largement négligées par la population, ont nettement accéléré la propagation de la maladie.
D’abord le déni
Une grande partie de la littérature inspirée par les épidémies et les maladies contagieuses présente l’insouciance, l’incompétence et l’égoïsme des autorités comme les seuls facteurs responsables de la fureur des masses. Mais les grands écrivains vont chercher plus loin : à l’image de Defoe ou Camus, ils nous permettent d’entrevoir quelles émotions inhérentes à notre condition humaine sous-tendent cet acharnement populaire.
Ainsi, le roman de Daniel Defoe nous montre-t-il que derrière ces sempiternelles remontrances et cette colère sans bornes se cache un ressentiment dirigé contre le destin, contre une volonté divine qui serait simple spectatrice – et peut-être justificatrice – des ravages de la mort et de la souffrance humaine ; une ire déclenchée par les institutions ou la religion organisée, lesquelles semblent douter de la réponse qu’il convient d’apporter à ces calamités.
Une autre réaction des hommes face aux pandémies, réflexe manifestement aussi universel que spontané, a toujours consisté à fomenter la rumeur et à répandre des informations fallacieuses. Au cours des épidémies du passé, les rumeurs étaient principalement entretenues par la désinformation et l’impossibilité de se ménager une vue d’ensemble de la situation.
Dans les récits de Defoe et Manzoni, les gens gardent leurs distances quand ils se croisent dans la rue en temps de peste, mais ils échangent aussi des nouvelles, les dernières anecdotes de leurs villes respectives, afin d’avoir un meilleur aperçu de l’ampleur de l’épidémie. Ce tableau plus détaillé est pour eux le seul espoir d’échapper à la mort et de trouver un refuge où se garder de la maladie.
Puis les rumeurs
Dans un monde où les journaux, la radio, la télévision et Internet n’étaient pas encore apparus, la majorité de la population, analphabète, ne pouvait s’en remettre qu’à son imagination pour dépister le danger, prendre la mesure de sa gravité et des tourments qu’il pouvait infliger. Cette confiance en l’imagination donnait à la terreur de chaque être sa propre expression, individuelle et distincte, tout en lui insufflant une dimension lyrique – et ainsi devenait-elle localisée, spirituelle et mythique.
Les rumeurs les plus communes qui se déclaraient en même temps que les épidémies de peste concernaient l’origine de la maladie : qui l’avait apportée, d’où était-elle venue ? Le mois dernier, au moment où une peur panique commençait à se répandre en Turquie, le responsable de ma banque, à Cihangir, quartier d’Istanbul où je vis, m’a déclaré d’un air entendu que «cette chose» était la riposte économique de la Chine face aux Etats-Unis et au reste du monde.
La maladie serait étrangère
Comme le Mal lui-même, la peste était toujours dépeinte comme venant de l’extérieur. Elle avait déjà frappé ailleurs, et les efforts n’avaient pas été suffisants pour l’endiguer. Dans le récit qu’il livre de la propagation de la maladie à Athènes, Thucydide commence par observer que l’épidémie s’est déclarée bien loin de la ville, en Ethiopie et en Egypte.
La maladie serait donc étrangère ; elle arrive de loin, et elle a été introduite dans la cité avec des intentions mauvaises. Ce sont toujours les rumeurs portant sur l’identité supposée de sa forme originelle qui sont les plus tenaces et les plus populaires.
Dans Les Fiancés, Manzoni décrit un personnage récurrent dans l’imaginaire du peuple depuis le Moyen Age : à chaque nouvelle épidémie, la rumeur fait revivre cette silhouette démoniaque et vague qui rôde dans l’obscurité, répandant sur les poignées de porte et dans l’eau des fontaines un liquide contenant le virus de la peste. On connaît aussi l’histoire de ce vieillard qui, accablé de fatigue, trouve refuge dans une église et s’assied à même le sol ; une femme passe à côté de lui et l’accuse d’avoir frotté son manteau sur les murs et les bancs pour propager la maladie. Il n’en faut pas plus pour qu’une foule enragée se rassemble et le lynche sur-le-champ.
Ces accès de violence aussi imprévisibles qu’incontrôlables, ces ouï-dire, ces mouvements de panique et de rébellion apparaissent dès la Renaissance dans nombre de récits d’épidémies. Marc Aurèle déchaîna sa colère sur les chrétiens de l’Empire romain, leur reprochant d’avoir colporté la peste antonine – c’est qu’ils avaient refusé de participer aux rites censés apaiser les dieux. A la faveur d’épidémies plus tardives, on accusa les juifs d’avoir empoisonné les fontaines de l’Empire ottoman et de l’Europe catholique.
Terreur métaphysique
L’histoire et la mémoire littéraire des épidémies nous montrent que l’intensité de la souffrance, la peur de la mort, la terreur métaphysique et le sens du surnaturel chez la population affligée étaient proportionnels à l’intensité de leur colère et de leur insatisfaction politique.
De même que lors de ces pandémies anciennes, les rumeurs infondées et les accusations reposant sur l’identité nationale, religieuse, ethnique et régionale ont eu une influence non négligeable sur le cours des événements à mesure que l’épidémie actuelle de coronavirus gagnait du terrain. Et la tendance des réseaux sociaux et des médias populistes à grossir les mensonges a alimenté cette dynamique récurrente.
Mais il y a une différence de taille : aujourd’hui, nous avons accès à infiniment plus d’informations que nos ancêtres sur la pandémie que nous traversons – et des informations infiniment plus fiables. C’est aussi pour cette raison que la peur insondable et légitime que nous éprouvons aujourd’hui est si différente de la leur. Car notre terreur est moins alimentée par les rumeurs, en même temps qu’elle est amplifiée par des informations exactes
Cortège funéraire
A mesure que nous voyons les petits points rouges se multiplier sur les cartes de nos pays et s’étendre à la planète entière, nous prenons conscience qu’il n’est plus de refuge. Nous n’avons même plus besoin de faire travailler notre imagination pour craindre le pire. Nous suivons des yeux les noirs convois des camions militaires charriant les cadavres des petites villes italiennes jusqu’aux crématoriums des environs, comme si nous assistions à notre propre cortège funéraire.
Et pourtant, l’effroi que nous éprouvons est étranger à notre imagination et à notre individualité propres ; il révèle à quel point la fragilité de nos existences et cette humanité que nous avons en partage sont proches. C’est une découverte. La peur, comme l’idée de la mort, nous esseule, mais la conscience que nous sommes tous soumis à la même angoisse nous arrache à notre solitude.
Savoir que toute l’humanité, de la Thaïlande à New York, partage nos peurs – quand et comment utiliser un masque, comment manipuler les produits que nous venons d’acheter à l’épicerie, à quel moment se mettre en quarantaine volontaire ? – nous rappelle sans cesse que nous ne sommes pas seuls et engendre une solidarité nouvelle. Nous cessons d’être mortifiés par notre peur, et nous découvrons en elle une humilité qui favorise la compréhension mutuelle.
Une peur commune à l’humanité
Il me suffit d’allumer la télévision et de voir tous ces gens qui font la queue devant les plus grands hôpitaux de la planète pour me rendre compte que ma terreur est la même que celle de toute l’humanité – alors je ne suis plus seul. Du même coup, j’ai moins honte de ma peur, et je la considère de plus en plus comme une réponse éminemment sensible. Je me souviens de cet adage qui ressurgit en temps de pandémie, en temps de peste : ceux qui ont peur vivent plus longtemps. Et je finis par comprendre que la peur fait naître deux réactions distinctes en moi et peut-être en chacune et chacun de nous. Parfois, elle me pousse à me retirer en moi-même, à chercher la solitude et le silence. Mais elle peut aussi m’enseigner l’humilité, m’encourager à cultiver la solidarité. J’ai commencé à rêver ce roman d’épidémie il y a trente ans, et c’était déjà la peur de la mort qui présidait à mes premières réflexions.
En 1561, l’écrivain Ogier Ghiselin de Busbecq, ambassadeur de l’Empire des Habsbourg auprès de l’Empire ottoman pendant le règne de Soliman le Magnifique, échappe à la peste qui fait rage à Istanbul au prix d’un périple de six heures, pour débarquer sur l’île de Büyükada, alors Prinkipo, la plus grande des neuf îles des princes, dans la mer de Marmara, au sud-est la capitale turque. C’est là qu’il écrira que les lois imposant la quarantaine à Istanbul ne sont pas assez strictes, et que la religion des Turcs, l’islam, fait d’eux des «fatalistes».
Environ un siècle et demi plus tard, même le sagace Defoe écrivait dans son roman sur la peste londonienne : «Les Turcs et les Mahométans […] professaient des Idées fondées sur la Prédétermination, déclarant que la Destinée de tout Homme est déjà écrite.» Quant au roman d’épidémie que j’écrivais moi-même, il allait m’aider à penser le «fatalisme» musulman à l’ère du sécularisme et de la modernité.
Islam et fatalisme
J’ignore si c’est dû à ce prétendu fatalisme des musulmans, mais une chose est sûre : historiquement, il a toujours été plus ardu de convaincre les musulmans de se plier aux mesures de quarantaine en temps d’épidémie que les chrétiens – une réalité qui se vérifiait tout particulièrement sous l’Empire ottoman. Les protestations de nature commerciale que les commerçants et la population rurale de toute obédience tendaient à faire valoir pour s’opposer à la réclusion forcée étaient aggravées, au sein des communautés musulmanes, par les problèmes liés à la «décence» des femmes et au caractère privé de la sphère domestique. Au début du XIXe siècle, les communautés musulmanes exigeaient d’être soignées par des «docteurs musulmans», à une époque où les médecins étaient pour la plupart chrétiens, et ce même dans l’Empire ottoman.
A partir des années 1850, à mesure que les voyages en bateau à vapeur devenaient plus abordables, les pèlerins affluant vers les terres saintes de La Mecque et de Médine s’avérèrent les plus efficaces porteurs de maladies infectieuses qui soient. A tel point qu’au tournant du siècle dernier, les Britanniques installèrent à Alexandrie ce qui allait devenir l’un des plus grands «bureaux de quarantaine» au monde.
Ces évolutions historiques furent non seulement à l’origine de l’idée stéréotypée d’un «fatalisme musulman», mais aussi du préjugé selon lequel ces peuples et leurs voisins d’Asie étaient à la fois la source et le seul vecteur des maladies contagieuses.
A la fin du grand roman de Dostoïevski, Crime et Châtiment, quand Raskolnikov a soudain la vision d’une épidémie, ce qu’il dit s’inscrit dans cette même tradition littéraire : «Malade, il avait rêvé que le monde entier était condamné à subir une sorte de plaie d’Egypte, terrible, inouïe, jamais vue, qui venait du fin fond de l’Asie jusqu’en Europe» (3). En consultant les cartes du XVIIe et du XVIIIe siècle, l’on constate que les frontières politiques de cet Empire ottoman alors considéré comme le commencement du monde «par delà l’Europe», épousaient le tracé du Danube. Mais la frontière culturelle et anthropologique qui séparait les deux mondes portait un autre nom : la peste. Et elle semblait d’autant plus réelle qu’on était beaucoup plus susceptible d’attraper ce mal à l’est du Danube.
Humilité et persévérance
Non content de renforcer l’idée d’un fatalisme inné si souvent attribué aux cultures orientales et asiatiques, tout cet imaginaire contribuait à asseoir le préjugé affirmant que les pestes et autres épidémies trouveraient leur source dans les plus sombres recoins de l’Orient.
Le tableau que l’on peut reconstituer à partir de nombreux récits historiques et locaux nous apprend que même pendant les plus terribles pandémies de peste, les mosquées d’Istanbul continuaient à mener des rites funéraires, que les personnes endeuillées se rendaient visite pour se présenter leurs condoléances et s’enlacer en mêlant leurs larmes. Au lieu de se demander d’où la maladie avait bien pu venir et comment elle se propageait, on préférait s’assurer que les préparations pour le prochain enterrement étaient menées comme il se devait.
Aujourd’hui, le gouvernement turc privilégie une approche séculaire en interdisant la tenue d’obsèques pour les personnes décédées du coronavirus, et en prenant la décision claire de fermer les mosquées chaque vendredi, le jour où les fidèles se regroupaient en grand nombre pour la prière la plus importante de la semaine. La population ne s’est pas opposée à ces mesures. La peur qui nous étreint est grande, mais elle sait aussi se montrer sage et persévérante.
Si nous voulons qu’un monde meilleur s’élève de cette pandémie, il nous faudra adopter et nourrir cette humilité, cette solidarité engendrées par les sombres heures que nous traversons.
Texte traduit de l’anglais par Alexandre Pateau
Ouvrages cités :
(1) Journal de l’Année de la Peste, de Daniel Defoe, traduit de l’anglais par Francis Ledoux, Gallimard, «Folio classique», 384 pp., 8,50 €.
(2) Les Fiancés, histoire milanaise du XVIIe siècle, d’Alessandro Manzoni, traduit de l’italien par Yves Branca, Gallimard, «Folio classique», 864 pp., 12,90 €.
(3) Crime et Châtiment, de Fiodor Dostoïevski, traduit du russe par André Marcowicz, Actes Sud, «Actes Noirs», 672 pp., 23 € (également disponible en ebook).