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Val de signes

Claude Rabant n’est pas le premier, ni le dernier, à aimer écrire sur l’art. Inutile d’interroger cette sensibilité particulière des psychothérapeutes relationnels et psychanalystes aux arts. Elle parle d’elle-même, elle dit que les deux activités sont une, que la psychothérapie relationnelle et la psychanalyse relèvent des beaux-arts. Arts appliqués à la matière humaine. Arts de développement de la sensibilité intelligente. Au Cifp, Daniel Ramirez instrumentiste et concertiste, Patrick Mamie compositeur, Claude Rabant engagé dans des pratiques du corps, sans compter celles de l’écriture, témoignent de ce trait. Non loin de là les écrits sur l’art de Jean-Michel Fourcade élargissent le cercle de ce témoignage. Sans compter ce que le psychodrame, et le monodrame gestaltiste, doivent au métier de metteur en scène et de direction d’acteur, on n’en finirait pas, depuis que Freud s’est attaqué à Léonard et Michel-Ange, d’allonger la liste des littéraires et des artistes qui valident le premier terme de la formule de Thomas Mann caractérisant la psychanalyse : « Un romantisme devenu scientifique ».
Bref, lisez ce beau texte sur la lumière de la lumière, et tirez-en tout le plaisir d’une belle page. Par ailleurs, pendant ce temps-là, vous ne serez pas tout à fait hors des clous de ce métier.

Philippe Grauer



Toute œuvre est-elle autoportrait ? Toute œuvre recouvre-t-elle un autoportrait ?

Van Dyck, dans un autoportrait célèbre, se montre, en pleine gloire, face au miroir d’un vaste tournesol qui tourne vers lui le soleil noir de son cœur, tandis que lui-même, par-dessus l’épaule, tourne son regard vers le spectateur, d’une main montrant le tournesol, de l’autre soulevant la chaîne d’or que lui avait value le portrait de l’Infante Isabelle (Autoportrait au tournesol, 1633). On sait par ailleurs que les graines de tournesol se disposent selon deux groupes de spirales correspondant à des nombres de la suite de Fibonacci (13/21 ou 21/34, etc.), suite dont la limite est le nombre d’or. Sans doute un autoportrait doit-il essentiellement regarder celui qui le regarde. Mais ici, dans un mouvement de spirale, il nous montre en vis-à-vis, tel un miroir pour sa vision, un soleil noir au cœur d’un soleil d’or, cœur soumis à une loi strictement mathématique. Ce renvoi d’une gloire à son cœur, non seulement obscur, mais mathématique, n’est-il pas le geste qui hante tout autoportrait ? Le geste de montrer l’invisible et sa rigueur.

Dans Autoportrait III, de 1982, Tal-Coat montre un visage effacé, comme une tache plus claire, sur le fond rouge sombre de la toile. C’est comme si le cœur sombre s’était élargi aux dimensions de la toile et avait absorbé désormais le visage, qui s’y efface ou y surgit comme une clairière. La gloire du visage s’est effacée sous la gloire de la peinture même. Elle s’y est enfoncée pour y reparaître comme un halo, une aura où l’on discerne imperceptiblement des traits, une mémoire en train d’apparaître ou de disparaître.

Ce qui est posé ici, de face, en plein centre de la couleur, comme une gloire fugitive ou bien en train de naître, c’est bien un astre. Un astre qui traverse la couleur le long des suites logiques d’un univers en expansion. La couleur même, non contrainte par le dessin, est un univers en expansion. Le visage humain, dans sa gloire fugitive, dans le nombre d’or de sa jeunesse, ou dans la lente involution de ses âges, comporte par soi-même cet astre invisible qu’on dit être, dans les yeux, le regard. Le regard, avec la voix, est ce qui se perd le moins. Le peintre va-t-il jusqu’à perdre son regard pour en faire le regard de la peinture même ? Ou bien cède-t-il cet astre au tableau pour qu’il rayonne davantage depuis le fond inconnu de la couleur ? C’est ici ce qui se passe, un regard voit l’ouvert, seulement griffé des traits imperceptibles du visage, et c’est le fond même, invisible, qui tourne vers nous sa vision. Le cœur du tournesol a envahi la toile, s’est enfoncé dans la pâte colorée, pour nous laisser face à l’inconnu.

Le divin sans doute a disparu. Van Dyck pouvait encore rayonner du reflet des gloires terrestres qu’il célébrait en les peignant. Désormais la face humaine n’a plus en face d’elle que la terre et le ciel vide. Elle s’efface avec l’effacement de son miroir divin. Nous ne sommes plus au ciel de Ravenne ni des icônes byzantines. Lorsque le soleil noir de la mélancolie envahit la toile, le regard devient un astre errant. La couleur le retient encore, mais il déborde les traits. Il les soulève et les bouleverse pour s’ensevelir sous leur chaos. La source n’est pas tarie, elle envahit l’espace, elle éblouit le temps.

On sait l’imposture du Saint Suaire de Turin, où la face divine se serait imprimée avant de mourir. Prenons cette mort à la lettre. Que resterait-il de la trame où cette face inversée s’est inscrite ? Et quelle face l’homme tournerait-il, empreint de cette absence, le jour où le divin reviendrait ? Plus de centre ni de cerne, rien qu’un passage à travers la couleur. Il nous reste en effet la lumière, l’échange de l’invisible à travers l’espace, et surtout le bouleversement d’une surface en instance d’émerger. Les couleurs s’écartent pour nous offrir des passages où faufiler notre regard. La perspective rentre dans la feuille elle-même. Selon la lumière qui l’éclaire, un tableau parle ou se tait, montre ou non ses couches profondes. Une lumière dans la lumière, disait Hildegard von Bingen de sa vision. Une énergie qui réchauffe le corps et l’accompagne en permanence, une coulée de forces. « Nuit et jour, en état de veille et sans perdre conscience, je la vois », écrit-elle.

Chez Tal-Coat, la couleur devient matière, elle durcit en sol et céramique. Elle s’alourdit jusqu’à prendre un poids de terre, ou bien s’allège en impalpable vapeur, laissant libre le papier. Elle durcit jusqu’au regard qu’elle fige, ou bien l’allège dans un envol illimité. Elle chute en ce monde comme les anges déchus, entraînant le regard avec elle.

Le visage donc s’ensevelit. Mais la couleur n’est pas un suaire. Le visage n’y laisse pas d’empreinte, ou alors c’est celle d’un ange tel celui évoqué par Jean Paul dans un de ses rêves, l’ange déchu de la mort, l’ange d’une imposture rompue. Seule la terre survit, comme champ de bataille.

Elle survit sous les traits de pinceau des heures. Elle survit comme à-plat, elle survit comme immanence du temps qu’il fait. Elle survit comme espace transparent de mémoire. La couleur serait-elle encore de trop ? Mais il faut bien ensevelir ce visage en perte d’épiphanie. Ce que les traits gravent, la couleur le dissipe. Ensevelir n’est pas cacher, c’est faire germer. Ainsi le visage peut-il germer sous la couleur, à l’abri comme un embryon à naître dans la profondeur de la toile. Ainsi le peintre peut-il confier son visage à la terre. Ainsi peut-il faire exploser la couleur comme une nouvelle gloire, mathématique subtile d’une germination nouvelle.

Le visage enseveli n’est pas caché, il est montré dans la gloire de ce qui l’efface. Dans un apparaître à l’envers, il pourrait aller jusqu’à montrer l’intérieur écorché du vivant. Il y a de l’écorché dans l’Autoportrait de 1982. Et le sombre pourpre qui l’environne a tous les tons du sang mauve de l’oubli. La gloire fut jadis la pourpre en des triomphes publics. Elle prend ici cette même couleur pour dire l’effacement de l’intime et du singulier. Comme si, un instant, le pourpre rétinien se voyait en train de régénérer le regard.

La présence n’en est que plus violente, d’être sans caractéristique. La joie a vaincu la tristesse au prix d’une libération de l’espace. Car ne nous y trompons pas, c’est depuis cette liberté que la couleur prend son essor. En somme, elle ne vient pas d’elle-même. Elle répond à l’appel de ce qui a disparu. La présence du visage ainsi se fait violence de vie nue. Elle aspire à elle toute autre présence. Elle capte et dévore à son tour l’espace, elle attire à elle toute la terre.

Dans les dessins à la mine de plomb, il y a aussi cette dévoration. Le visage face à lui-même se dévore dans son propre regard, et c’est le spectateur qui est contraint soudain à cette dévoration lorsqu’il prend la place du miroir. Dans le visage dessiné, l’espace se dévore lui-même, il s’invagine jusqu’au regard secret qui le porte à travers le temps. Du coup, vers quel regard en lui-même le spectateur est-il porté, à travers quel temps projeté ? Regard météorique qui ravine le val des signes.

Ce val du visage ne saurait être paisible s’il se ravine sans cesse. La terre ne lui appartient pas encore, ni la mathématique des heures. Ce n’est qu’enseveli dans la couleur qu’il y atteint, en se faisant lui-même météore. Alors, tel le dormeur du val, il regarde sans voir sa propre mort. Il nous regarde, yeux clos, depuis sa paix enfouie. Le val enfin lui appartient. Le champ lui appartient.

Tout est champ pour celui qui y repose, yeux clos mais regard ouvert sur la mathématique des couleurs, d’heure en heure cueillant la différence pure. Tout l’espace est un vaste champ pour le regard, des « champs affrontés » où les couleurs s’écartent les unes des autres dans un envol, ou se recouvrent au contraire jusqu’au vertige d’une infrangible densité.

Sans le miroir divin, le visage germine dans la terre, sous des étendues de couleur. Il confronte par en dessous ces étendues comme un sceau. La couleur, qui rend toute étendue sensible, couvre sa germination lente vers la mort et l’éclosion. Elle couvre tout abîme et toute horreur. Le visage n’est plus signe, mais simple faille de vision, simple val de dormeur. La coulée de couleurs durcira et enfouira à jamais le décret qui l’a fait naître et mourir, l’enfouira sous la joie des caresses lumineuses du temps.

Claude Rabant