par Philippe Grauer
Les années 1970-90 voient en France le surgissement de la nouvelle sensibilité de la génération 68. En 1969 naît l’université expérimentale Paris8-Vincennes. Parallèlement à Madame Soleil radiodiffusant ses conseils astrologiques sur une radio périphérique comme on disait alors, une autre partie de la population suit passionnément la Françoise Dolto de la Cause des enfants (expression calquée sur la maoiste Cause du peuple) qui parle sur France-Inter en français facile de l’enfant comme d’une petite personne en relation avec les grandes d’égal à égal en tant que personne. Une véritable révolution des mentalités fait basculer l’époque de l’après-guerre vers ce qui est en train de devenir le post-moderne. En 69 De Gaulle trouve une porte de sortie référendaire. Tout change, sous l’apparence de la stabilité post-gaulliste. Le PS succède à la SFIO qu’a conduit au désastre Guy Mollet et sa guerre d’Algérie, étonnant Pompidou. La France fermente.
Durant cette période on assiste à l’introduction des Nouvelles Thérapies, pénétrant en profondeur une nouvelle génération passionnée depuis les années 60 (sortie des guerres coloniales) par Rogers, la dynamique de groupe, la révolution pédagogique et l’aspiration à vivre autrement, un des maîtres mots de l’époque. Dolto de son côté ne manque pas de culot, mais le contexte l’autorise, elle fait du bébé un interlocuteur, s’adresse à lui dans les bras de sa mère, lui parle en adulte avec des termes simples, le couple mère-enfant entend parfaitement ce discours et cela fait merveille. À la radio le message psychanalytique populaire recoupe celui des Nouvelles Thérapies, de même nature, et ça marche ! Dolto « gauchisme » même combat ?
En tout état de… cause, la convention des Droits de l’enfant sera signée en 89. L’air du temps abolit les opérations sans anesthésie des tout petits. Le SNPPsy a dix ans, la déclaration de Strasbourg proclame l’indépendance de la psychothérapie (1990), l’Association européenne de psychothérapie organise son congrès de Vienne (1996). On a gagné !
Eh non. Les behavioristes vont reprendre le dessus. Le marché aussi, le marché surtout, liquidant les grandes organisations ouvrières, livrant la population – et les enfants grandissants – à la précarité, au long chômage de la génération montante, au nihilisme du marketing et à la dictature de l’instant commercial. La génération sacrifiée en guise de tout tout de suite se voit immédiatement proposer un chômage massif.
C’est le moment que Didier Pleux – co-auteur d’un ouvrage antipsychanalytique aussi primaire que malhonnête, le Livre noir de la psychanalyse – choisit pour, préfacé par Onfray évidemment, parler d’enfant-roi, un mythe décalé, et s’efforcer de s’en prendre à la figure de Françoise Dolto. C’est tendance de jouer à démolir les personnalités respectées d’hier et de mettre à bas les figures de l’humanisme. Tendance conservatrice de s’en prendre aux avancées de 68. Avec pour
– Claude Halmos, « Françoise Dolto avait raison », précédé de « Ne rien jamais laisser passer de trompeur, » par Philippe Grauer [mis en ligne le 18 novembre 2013].
– Élisabeth Roudinesco, « Note de lecture et commentaire du Livre noir de la psychanalyse », [29 août 2005].
– Claude Rabant, « Riposte au LIVRE NOIR, répondre sur le fond », [mis en ligne le 2 septembre 2005]
– Philippe Grauer, « Riposte au LIVRE NOIR (suite), Gilbert Charles dans l’Express, parle », [mis en ligne le 5 septembre 2005]
Société
par Caroline Stevan
23 novembre 2013 Le Temps
Dans la préface du livre, Michel Onfray évoque une «déconstruction existentielle». Françoise Dolto. La déraison pure est un dossier à charge. Didier Pleux, directeur de l’Institut français de thérapie cognitive et coauteur du Livre noir de la psychanalyse, puise dans le parcours de Françoise Dolto pour invalider ses théories. La
Au commencement était l’enfance. Didier Pleux, qui a déjà consacré un ouvrage à la plus célèbre avocate de la jeunesse en France (Génération Dolto, Odile Jacob), avance que la dame a romancé ses primes années, exagéré ses douleurs pour mieux servir ses thèses d’analyste. La mort de sa grande sœur, alors qu’elle a 12 ans, ne serait pas un événement traumatique, pas plus que celle d’un oncle chéri, durant la guerre de 14-18. «Que l’on puisse affirmer que ces deuils sont déterminants pour le psychisme, cela est démesuré et ne répond qu’à l’affirmation psychanalytique des empreintes indélébiles,» écrit l’auteur. Plus loin, il s’interroge sur le mal-être d’une jeune fille qui dispose d’une automobile et part en vacances à Deauville.
Didier Pleux puise encore largement dans l’autobiographie du fils de la psychanalyste, – Jean-Chrysostome, Je m’appelle Carlos, Ramsay, 1996 –, pour dénoncer les failles et les dangers d’une éducation à la Dolto. Le bébé s’enfuit dans les escaliers du domicile à 7 mois, choisit ou non de rester dans sa poussette à 2 ans et termine «artiste» à l’âge adulte. Didier Pleux lui concède une vie plutôt réussie mais questionne: «Que serait devenu Carlos s’il n’avait pas connu le {bon
Pleux reproche à Dolto d’avoir fabriqué l’enfant roi, engeance de la société actuelle qui ne vit que pour son plaisir et ne connaît aucune frustration. Il l’accuse, grande prêtresse, de continuer à prendre en otage la médecine, l’éducation nationale et les discussions familiales avec des théories plus ou moins farfelues. L’histoire banale du révolutionnaire – il l’était de considérer l’enfant comme un être pensant à cette époque – qui devient tyran.
Dans un autre registre, l’auteur revient sur les accointances de la psychanalyste avec les milieux d’extrême droite. Lectrice de L’Action française, Françoise Dolto a travaillé au début des années 1940 pour la Fondation Alexis Carrel, un institut pétainiste. Elle a fréquenté assidûment René Laforgue, psychanalyste ayant souhaité implanter à Paris un centre de psychologie «aryanisé». Cela en fait-elle une collaborationniste? L’ouvrage a le mérite de rouvrir le débat sur les archives de Françoise Dolto et l’absence de biographie officielle, faute d’un accord des héritiers. Mais Pleux semble tout mélanger et interpréter, dans le seul but de salir. Si les théories de Dolto doivent être discutées et son passé étudié, La déraison pure semble expéditif.
– Didier Pleux, Françoise Dolto. La déraison pure, Ed. Autrement, oct. 2013, 192 p.-
Psychanalyste et historienne, Élisabeth Roudinesco dénonce la méthode de travail de Didier Pleux
propos recueillis par Caroline Stevan
23 novembre 2013 Le Temps
Élisabeth Roudinesco : L’historiographie contemporaine ne tolère plus le moindre manichéisme. Et c’est pourquoi des livres fanatiques qui prétendent s’opposer à des «gardiens du temple» sont voués à être aussi ridicules que les hagiographies. Dans cet opuscule, il n’y a aucun travail de recherche, les dates sont fausses et les références fantaisistes.
Il n’existe pas de biographie sur Dolto parce que les héritiers n’en ont jamais voulu, ou alors ils ont confié le travail à des incompétents. Le sommet c’est Autoportrait d’une psychanalyste, publié en 1989 et attribué à Dolto. Il s’agit d’un enregistrement réalisé par un couple de psychanalystes deux mois avant sa mort, alors qu’elle était sous assistance respiratoire. C’est la principale source dont se sert Pleux. Il ne s’est même pas aperçu que Dolto raconte n’importe quoi : qu’elle a rencontré Maupassant, que Jenny Aubry, ma mère, a été déportée, etc.
Dans l’état actuel des choses, la source principale, ce sont les deux volumes de la correspondance de Dolto (Gallimard) et mes ouvrages sur l’Histoire de la psychanalyse en France (réédition Pochothèque, Hachette). Pleux n’a rien consulté et, du coup, imagine que ces lettres sont caviardées. Il reprend l’éloge par Dolto du maréchal Pétain mais se trompe de date, ce qui montre qu’il l’a recopiée je ne sais où. Par ailleurs, il cite de travers ce que j’ai écrit : au lieu d’aller à la source, il cite un livre de Annick Ohayon, qui elle-même me cite.
En tant qu’historienne et proche, que savez-vous de ce supposé passé trouble, lectures de L’Action française, travail dans un institut pétainiste et fréquentation de René Laforgue, soupçonné de collaboration?
Ce passé est connu. Dolto a été élevée dans le milieu de l’Action française. Elle a été engagée comme des dizaines d’autres psychologues dans le centre d’Alexis Carrel, mais cela n’en fait pas une eugéniste.
Non, puisqu’il a fallu attendre les travaux des historiens pour faire la part des choses. Elle a vécu la période de l’Occupation comme des milliers de Français, sans résistance ni collaboration: on peut le lui reprocher, ce que je n’ai pas manqué de lui dire. Mais l’accusation de collaborationnisme effectif est sans fondement. Dolto était «apolitique». Elle s’est sortie de son milieu familial d’Action française par le travail et par sa cure avec René Laforgue, excellent clinicien. Son seul engagement fut la «cause des enfants». Et comme elle était chrétienne, elle fut considérée comme conservatrice par les féministes et la gauche, mais comme gauchiste par la droite parce qu’elle mettait en cause une tradition éducative issue de la droite autoritaire.
J’ai exhumé les archives que Pleux n’a pas consultées. Laforgue a proposé la création à Paris d’un Institut de psychothérapie «aryanisé» sur le modèle de celui de Berlin. Mais les nazis n’ont pas voulu de lui parce qu’il était un disciple de Freud, membre de la Ligue contre l’antisémitisme. Plus tard, il a caché des juifs dans sa propriété, ce qui lui a valu d’être acquitté à la Libération devant un tribunal d’épuration.
Société
par François Ansermet,
Le chef du Service de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent aux HUG, rappelle l’héritage de Dolto.
Propos recueillis par Caroline Stevan
23 novembre 2013 Le Temps
Il y a dans le monde des personnes géniales et novatrices, mais aussi des glissements favorables de l’histoire. Dolto a bénéficié de la coïncidence de cela. Pionnière des compétences de l’enfant, elle a affirmé parmi les premiers que le bébé était présent au monde et à l’autre dès la naissance. C’est un apport capital, qui a abouti à la prise en compte de la souffrance de l’enfant, de sa détresse, participant à développer la psychanalyse vers la petite enfance et son application à la psychiatrie du nourrisson. L’originalité de Françoise Dolto a été de le faire en lien avec la pédiatrie.
Dolto était très présente dans la société, elle parlait tous les jours sur France Inter et cela a permis d’attirer l’attention sur ce qu’elle appelait la cause des enfants. La période des années 1970-1980 était sans doute propice – je ne saurais dire exactement pourquoi – et ce n’est pas un hasard si la Convention des droits de l’enfant a été signée en 1989. C’est encore à ce moment-là que l’on s’est mis à utiliser des analgésiques corrects pour les jeunes patients. Ce sont des changements précieux, un héritage à ne pas saccager. Dolto seule n’est pas à l’origine de tout cela, il y en a beaucoup d’autres, dont le professeur Cramer, qui a développé de façon pionnière la Guidance infantile à Genève.
Certains aujourd’hui parlent de cet enfant roi comme du résultat de tout cela. Bien sûr, il y a quelques familles qui n’arrivent pas à mettre des limites, mais ceux que je vois dans ma pratique quotidienne sont surtout des enfants qui souffrent. Ce qui est vrai en revanche, c’est que nous vivons dans une culture de l’omnipotence, du tout tout de suite, du gadget et du zapping permanent. L’enfant est devenu l’objet du marché. D’où l’importance de l’écouter.
Culture/Cinéma
La psychanalyste Claude Halmos, élève de Dolto, revient sur les fondamentaux et répond aux allégations de Didier Pleux
23 novembre 2013 Le Temps
Je n’aime pas cette expression qui induit une idée fausse. Ces enfants sont victimes, en réalité, d’une absence d’éducation. On ne leur a pas appris la vie en société. C’est aux antipodes de ce que dit Dolto. Didier Pleux ne tient pas compte de l’histoire. Lorsqu’elle écrit, ce n’est pas le laxisme éducatif qu’il faut combattre, mais la répression. C’est une époque où l’on considère l’enfant comme un être inférieur, dont la parole et le désir ne comptent pas, qu’il faut formater pour son bien. Dolto dit que c’est un être comme nous, qui pense et souffre, mais en aucun cas un adulte. Elle dit que l’enfant doit avoir une place, mais non toute la place. Les problèmes actuels résultent d’une mauvaise lecture de Dolto, mais surtout d’un statut de l’enfant qui a changé – ils sont désormais désirés et moins nombreux, d’une vie devenue difficile qui incite les parents à préserver énormément leurs enfants.
Absolument pas. On peut fonder une théorie de l’autorité sur ses écrits, c’est ce que j’ai fait. Elle n’était simplement pas pour le dressage que prônent Pleux ou Naouri. Un enfant doit respecter les autres et les règles, à condition qu’on les lui explique. Dolto ne parle pas de plaisir mais de désirs; tous les désirs de l’enfant sont légitimes, mais tous ne sont pas réalisables parce qu’il y a la loi et la réalité. On ne peut pas acheter 52 paquets de bonbons ni tuer son petit frère.
Ce sont des caricatures. Dolto m’a appris à ne pas juger les parents, mais à écouter l’enfant souffrant en eux.
On est loin de cela, lorsque l’on parle de fabriquer des bébés-médicaments ou lorsque l’on donne de la Ritaline à des enfants qui s’agitent. Dolto disait qu’un enfant qui ne tient pas en place est un enfant qui ne sait pas quelle est sa place.
Ce sont deux visions du monde et des êtres humains, bien au-delà des querelles de chapelles. La psychologie comportementaliste part du symptôme pour l’éradiquer sans se préoccuper de son sens, de ce qui l’a provoqué. Or, si vous avez peur de l’eau, ce n’est pas la même peur de l’eau que votre voisine. La psychanalyse va chercher, pour lui permettre de guérir, ce qui se cache derrière la peur de chacun.
Cette méthode de travail est scandaleuse, digne d’un tabloïd. La vie personnelle n’est jamais sans rapport avec la vie professionnelle, mais aller chercher le crapuleux ou le parcours des enfants pour décrédibiliser une théorie est une barrière éthique à ne pas franchir. Il y a des choses critiquables chez Dolto, mais pas à partir de racontars. Cela relève de discussions sérieuses.
– Claude Halmos, Dis-moi pourquoi. Parler à hauteur d’enfant, Le Livre de Poche.-
Le Temps