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7 février 2012

Au service de la personne Denis Clerc

Seulement ne pas oublier de protester

Par Philippe Grauer

Que les choses soient claires, je ne suis ni personnaliste ni chrétien, pas sans âme, pas fatalement démarxisé non plus, n’ayant jamais confondu le soviétisme et la pensée de Marx, pas davantage que pour autant strictement marxiste, le monde avance, et peu me chaut de me voir récupéré par une doctrine exclusiviste, je demeure multiréférentiel, et pense qu’on ne peut éviter de prendre en compte pour paraphraser le célèbre Vers une écologie de l’esprit, l’écologie du système au sein duquel nous pratiquons notre psychothérapie relationnelle.

Il y aurait beaucoup à dire et redire sur ce Saint Paul qui arrive avec enfin les solutions pour effacer les problèmes. Mais s’il s’agit de réfléchir un peu à ce qui nous arrive, nous autres terriens aux prises avec le saccage de la planète, je prends partout où s’exprime la protestation sans quoi il n’y a plus d’humanité, à tous les sens du terme, et je diffuse. Faute de quoi plus de psychothérapie humaniste et relationnelle, seulement le retour de la barbarie, dont notre humanité, à commencer par la mienne, reste toujours intrinsèquement menacée.

Bernard Ginisty nous fait parvenir ce texte, précédé du billet suivant :
_ Dans ma dernière chronique je faisais un parallèle entre la crise de 1929, contexte dans lequel va se construire la pensée d’Emmanuel Mounier, et la crise financière actuelle qui nous appelle à un même effort de responsabilité intellectuelle et civique.
En écho à ce texte, Denis Clerc, Fondateur et ancien directeur du mensuel Alternatives Economiques, m’a amicalement adressé sa contribution à un colloque organisé par l’Association des Amis d’Emmanuel Mounier et publié aux Presses Universitaires de Rennes.
Ce texte me paraît particulièrement éclairant et j’ai pensé très utile de le communiquer aux lecteurs de mes chroniques.

On nous fait parvenir des textes, ce site les répercute à l’occasion comme utiles à l’éthique de la psychothérapie relationnelle et de la psychanalyse.

Le ciel vous garde en joie.


Denis Clerc

L’actualité de Mounier vue par un économiste

Contribution de Denis CLERC
_ à un livre collectif des Amis d’Emmanuel Mounier, paru aux Presses Universitaires de Rennes mi-2011.

Lorsque Mounier a créé la revue (et le mouvement de pensée) Esprit, en 1932, la France commençait à plonger dans la crise, avec un temps de retard sur son voisin allemand et, surtout, sur les États-Unis où elle avait pris naissance et où se situait son épicentre. Près de 80 ans après, nous voici nous aussi en pleine crise, dans une société qui a certes bien changé – elle s’est mondialisée, urbanisée, enrichie, déchristianisée et, osons le mot, « démarxisée » -, mais qui, comme en 1932, doute d’elle-même et craint des lendemains qui déchantent. Comme en 1932, la crise qui la frappe n’est pas seulement économique, mais aussi morale. Mounier, dans Le personnalisme – l’un des derniers livres qu’il ait publié de son vivant et sans doute celui qui a eu le plus de retentissement lors de sa publication -, écrivait ces phrases en quelque sorte prémonitoires, qui visaient la crise de 1929 mais qui pourraient tout aussi bien viser la situation de 2011 : « Aux inquiétudes et aux malheurs qui commençaient alors [en 1929], les uns donnaient une explication purement technique [les « subprimes »], d’autres purement morale [la cupidité]. Quelques jeunes hommes [autour de Mounier : Jacques Maritain, Jean Lacroix, …] pensèrent que le mal était à la fois économique et moral, dans les structures et dans les cœurs ; que le remède ne pouvait donc éluder ni la révolution économique, ni la révolution spirituelle. Et que l’homme étant fait comme il est, on devait trouver des nœuds étroits de l’une à l’autre. Il fallait d’abord analyser les deux crises afin de déblayer les deux voies ». Programme étonnamment contemporain, il faut bien en convenir, et qui justifie que l’on aille voir de plus près ce que Mounier pouvait dire de cette double crise, et de la façon d’en sortir.

La difficulté est que Mounier n’était pas économiste et que ce domaine d’analyse n’était manifestement pas sa tasse de thé. Dans ses Œuvres, éditées en quatre volumes par Le Seuil entre 1961 et 1963, on ne trouve de références explicites qu’à trois économistes . Charles Gide, d’abord, mentionné de façon plutôt critique, car il se place du côté du consommateur plus que de celui du producteur, ce que lui reproche Mounier. De toute façon Gide, qui est mort l’année même de la naissance d’Esprit, n’a rien écrit sur la crise et ce n’est pas chez lui que Mounier aurait pu trouver des éclairages. François Perroux, ensuite : il est plus proche de Mounier, ne serait-ce que l’âge – Perroux a deux ans de plus que lui – et par la carrière : tous deux passent en 1928 (et réussissent brillamment) l’agrégation, de droit pour Perroux (à l’époque, l’économie était enseignée dans les Facultés de droit), de philosophie pour Mounier. Ils se connaissent, se tutoient et s’apprécient : Perroux se porte témoin de moralité lors du procès de Mounier en 1942, accusé par Vichy d’être l’un des dirigeants du mouvement de résistance Combat. Mais ce n’est pas l’économiste que Mounier apprécie, c’est l’homme et le croyant. Car Perroux est dans l’orbite de Vichy : il dirige l’Institut d’études corporatives et, à ce titre, a joué un rôle dans l’élaboration de la « Charte du travail » promulguée en 1941, qui interdit les syndicats et les remplace par des corporations de métiers. Mounier est très réservé, pour ne pas dire plus, vis-à-vis de ce que, dans son Manifeste au service du personnalisme (1936), il qualifie de « pseudo-solution » car aboutissant à « l’inauguration d’une économie régressive et autarchique ».

Et s’il convient volontiers du fait que le même terme peut recouvrir des réalités différentes, constatant, dans un texte de 1937, « la mauvaise réputation du mot auprès de l’opinion ouvrière », il pense qu’il ne vaut pas la peine de « gaspiller des forces » à tenter de le réhabiliter. Enfin, le troisième économiste Henri Guitton. Mounier le connaît par l’intermédiaire de son frère, le philosophe Jean Guitton et, dans Feu la chrétienté, un recueil de textes paru en 1950, il le présente comme « un camarade ». Mais son intervention aux « Semaines sociales » de 1937 ne le convainc pas : « Ne voit-on pas l’économique évoluer avec une sorte de fatalité inhumaine, et tous les regrets économiques être régulièrement débordés par l’expansion indifférente de son jeu ? L’idéal moral n’est-il pas sans prises sur cette réalité, et s’il en a, lesquelles ? » se demande Mounier, manifestement déçu par cette « science lugubre » qui semble incapable d’intégrer des exigences humaines pourtant minimales. Et si, dans la foulée, il lance un appel « à une économie personnaliste qu’il nous faudra bientôt mettre sur pied », cet appel ne sera guère entendu, semble-t-il.

À vrai dire, Mounier n’a pas tort de ne guère aller voir du côté des économistes pour comprendre la crise. La plupart d’entre eux n’y comprennent rien. En France surtout, car, en Grande-Bretagne, Keynes, entouré de ce que l’on a appelé le « Circus », ce petit groupe de jeunes enseignants qui passent au crible de leurs critiques les analyses qu’il avance, est en train de « révolutionner la pensée économique », comme il l’écrivait à George Bernard Shaw. Mais en France, la pensée économique dominante est d’une stérilité totale : il faut laisser faire le marché, et l’on en finira alors avec la crise, tel est le credo dominant de l’époque, et Mounier a bien raison de se soucier comme d’une guigne de ces discours sans consistance. Néanmoins, après la guerre, on a changé d’époque, et l’on parle sécurité sociale (Pierre Laroque est chargé de la mettre en place), planification (le premier Plan est lancé par Jean Monnet en 1947), nationalisations, tandis que, à côté des politiques, des hommes de l’ombre comme François Bloch-Laîné, Jean Denizet, Claude Gruson et bien d’autres forgent les outils que sont la comptabilité nationale ou la statistique économique, de façon à donner à l’Etat une capacité à impulser et à orienter. C’est le début de ce que Jean Fourastié, une trentaine d’années plus tard, appellera « les Trente Glorieuses ». Mais la crise est loin, le capitalisme et l’État font plutôt bon ménage et, même si le système économique n’est pas celui dont rêverait Mounier, il ne s’y intéresse guère. D’autres que lui, dans l’équipe d’Esprit seront plus compétents pour y réfléchir et avancer des propositions . Mounier, à la santé de plus en plus chancelante, a d’autres urgences : il lui faut assurer les bases du personnalisme, s’interroger sur la capacité du christianisme à changer les hommes et à celle du marxisme à changer les structures. Plus étonnamment, il ne tisse aucun lien avec Économie & Humanisme qu’un dominicain, Louis-Joseph Lebret a créé en 1942 et avec lequel, pourtant, bien des connivences auraient pu exister, en raison de la proximité des convictions, tant religieuses que philosophiques, des deux hommes. Perroux aurait pu faire le lien, puisqu’il était de cette aventure, même si ce n’était que marginalement. Mais il ne l’a pas fait.

Cela signifie-t-il que Mounier n’a rien à nous dire dans le domaine économique ? On pourrait le penser au vu de ce qui vient d’être dit. Mais ce serait se tromper lourdement. Car, dans ce domaine, l’apport de Mounier est essentiel. Certes, il ne s’est pas plongé dans l’économie, mais c’est justement la façon dont il aborde ces questions qui, aujourd’hui, est éclairante. Car il s’interroge sur le sens des choses, non sur leur mécanique. Et c’est ce qui rend, aujourd’hui encore, sa lecture si précieuse. On en prendra trois illustrations : la notion de crise, le rôle de l’argent, l’anticapitalisme.

Premier point : la notion même de crise. Lorsque Mounier traite de la crise, il n’en parle jamais ou presque, nous l’avons vu, comme d’une crise principalement économique, mais comme d’une crise également morale, voire spirituelle. Dans Révolution personnaliste et communautaire, un texte de 1934 (Mounier n’a pas alors 30 ans et il porte Esprit à bout de bras, au milieu de mille difficultés, financières notamment), il avance que plutôt, que de crise économique, il convient de parler de « désordre établi ». En clair, ce n’est pas l’économie qui va mal, c’est la société tout entière. « Ce que nous combattons, insiste-t-il, ce n’est pas une cité inconfortable, c’est une cité mauvaise ». Et elle est mauvaise non pas parce qu’il y a crise, mais parce que la conception de l’homme sur laquelle elle repose encourage le chacun pour soi, le désir d’enrichissement individuel, le bien-être matériel. La crise, pour Mounier, n’est que le symptôme d’une société malade d’une morale trop individualiste pour intégrer l’idée que la personne n’est rien sans la communauté et réciproquement.

Aujourd’hui, c’est tout le contraire, pourrait-on penser. L’économie, et plus particulièrement la finance, est aux avant-postes dans l’explication de la crise. Ce qui est mis en avant, c’est l’importance d’agir fortement en faveur de la relance, et lorsque des « économistes atterrés » décident de prendre collectivement la parole, c’est pour contester la politique économique et les priorités gouvernementales qui risquent de freiner la lente reprise, pas pour proposer un autre modèle de développement.

enrichissons-nous

Pourtant, l’écart entre ces deux façons de regarder la crise est bien moindre qu’il y paraît a priori. En effet, nous savons tous que la crise financière n’est pas seulement le résultat d’une insuffisance de régulation, mais qu’elle est née aussi de la cupidité de nombre d’acteurs. Qu’elle a quelque chose à voir avec le « enrichissons-nous » nouvelle manière que, depuis les années 1980, Mrs Thatcher et Mr Reagan, ainsi que leurs – nombreux – successeurs n’ont cessé de susurrer à l’oreille de nos contemporains. Que l’harmonie supposée entre désir individuel d’enrichissement et évolution sociale, qui constitue le fonds de commerce du libéralisme économique depuis Mandeville, Smith et Bastiat, fait partie de l’imagerie pieuse destinée à soulager la conscience des riches plus qu’à apporter de l’espoir aux pauvres. Et nous retrouvons alors le message essentiel de Mounier : la personne et la communauté ont partie liée, leur dissociation – qu’elle soit libérale, au détriment de la communauté, ou socialiste, au détriment de la personne – débouche forcément sur ce que Jacques Généreux appelle la « dissociété ». André Gorz, sartrien plus que personnaliste, disait : « ne peut être bon pour moi que ce qui est accessible aussi aux autres ». Dans les deux cas, il s’agit d’affirmer que l’un et le tout doivent cheminer ensemble. C’est pour avoir occulté cette vérité première que notre société est malade aujourd’hui, comme elle l’était dans les années 1930, même si la maladie ne présente pas les mêmes symptômes.

l’argent, misère du pauvre, misère du riche

Deuxième point : le refus de l’argent comme moteur. Mounier y revient souvent. Dans Révolution personnaliste et communautaire, déjà cité, il dénonce le fait que « l’économie et le travail sont au service de l’argent », soulignant que « le règne de la spéculation (…) transforme l’économie en un immense jeu de hasard étranger au souci de ses contrecoups économiques et humains ». Dénonciation prémonitoire, qui annonce la célèbre accusation de Keynes, deux ans plus tard, estimant que « lorsque dans un pays le développement du capital devient le sous-produit de l’activité d’un casino, il risque de s’accomplir en des conditions défectueuses. » Dans De la propriété capitaliste à la propriété humaine, un texte qui date également de 1934, il s’attaque à « la fécondité de l’argent et les diverses formes d’usure qui en assurent la prolifération », qu’il qualifie de « jeu diabolique ». L’argent n’est pas fait pour être accumulé et engendrer des petits, il est fait pour circuler, avance-t-il, reprenant implicitement ainsi l’analyse d’un Duboin, très en vogue dans les années 1930. Mais la circulation en question a, chez Mounier, une connotation bien spéciale, et ne se réduit pas à lutter contre la thésaurisation. Reprenant l’analyse bien connue de Thomas d’Aquin sur la destination universelle des biens, il estime que « tant qu’il y a des pauvres, le superflu retenu par les autres est comme un état violent et illicite. (…) Nul n’a le droit d’être riche. La « propriété » de cet excédent n’est qu’une délégation » et il cite Saint Basile « N’es-tu pas un spoliateur, toi qui considères comme tien ce que tu as reçu uniquement pour le dispenser aux autres ? ». Il intitule un numéro spécial d’Esprit (octobre 1933) « L’argent, misère du pauvre, misère du riche ». Même si, dans le corps du numéro, n’est pas évoqué le fait que « la richesse rend pauvre » développé dans les années 1970 par André Gorz parce que la consommation opulente des uns crée de la frustration chez ceux qui ne disposent pas assez d’argent pour satisfaire les désirs suscités par cette consommation, il souligne à quel point la richesse finit par rabougrir ceux qui accumulent au lieu de partager.

dégâts sociétaux d’inégalités excessives

Certes, cette problématique a vieilli, car, dans les années 1930, il n’était pas question de protection sociale généralisée, et la redistribution s’envisageait plutôt comme un acte individuel que comme un mécanisme collectif obligatoire. Reste que la dénonciation du gain comme finalité première de l’activité économique, tout comme celle de la spéculation demeurent d’une actualité brûlante en ces périodes où l’on tente d’encadrer l’activité financière et de lutter contre les paradis fiscaux, et où la protection sociale est rognée pour cause de redressement des finances publiques. Mounier, n’étant pas économiste – et écrivant à une période où l’activité financière était bien moindre qu’aujourd’hui -, tend sans doute à ignorer la fonction première de la finance, à savoir le transfert du risque sur certains agents, moyennant rémunération. Mais il met l’accent sur les dégâts sociétaux d’inégalités excessives. Ils sont à l’origine de la crise actuelle, puisqu’une large part de l’endettement excessif des ménages américains populaires provient de la stagnation, voire de la diminution de leur pouvoir d’achat. En France, on ne dira jamais assez à quel point la richesse publiquement étalée de Mme Bettencourt ou de certains hommes politiques, les retraites chapeaux et les stock options indécentes ont contribué, ces dernières années, à affaiblir la cohésion sociale et le sens civique chez beaucoup de nos concitoyens.

abondance frugale ?

Enfin, troisième point : l’anticapitalisme de Mounier. Il y consacre tout un chapitre de Révolution personnaliste et communautaire et y revient dans nombre d’écrits postérieurs, notamment dans son Manifeste au service du personnalisme, publié en 1936. Cet anticapitalisme est alors assez à la mode : le système paraît à bout de souffle, et les critiques fusent aussi bien du côté des technocrates (« X-Crise », « le planisme ») que du côté des petits patrons qui mettent plutôt leurs espoirs dans le corporatisme. Mounier se range plutôt du côté du coopératisme et, s’il fait allusion à Charles Gide, il lui reproche de faire de la coopération de consommation la clé de voûte de sa « République coopérative », alors qu’il penche pour la coopération de production, avançant que « le capital peut être détenu par les travailleurs et anciens travailleurs », dans des formes de propriété « partiellement collectives ». Pourquoi ? Parce que le capitalisme est au service de l’argent, non de la personne. Aux yeux de l’économiste d’aujourd’hui, les arguments qu’il avance paraissent assez contestables, voire naïfs, comme, par exemple, cette affirmation : « L’économie personnaliste règlera sa production sur une estimation des besoins réels (souligné par EM) des personnes consommatrices » : qui appréciera ce qui relève des besoins réels ? Et, si les produits qui ne rentrent pas dans cette catégorie se vendent, interdira-t-on leur commercialisation ou leur production ? N’y a-t-il pas contradiction entre ce type de restriction et l’affirmation qui suit, dans laquelle il récuse le plan, affirmant que la consommation « reste libre de choisir entre les biens et les catégories de biens (…) et d’imposer ses désirs ». Mais on comprend que, sans récuser l’économie de marché, Mounier plaide pour ce que Jean-Baptiste de Foucauld appelle aujourd’hui « l’abondance frugale », c’est-à-dire la maîtrise des désirs et le refus de la fuite en avant dans le « toujours plus », au contraire du capitalisme qui fait reposer sa dynamique sur l’exacerbation de ces désirs. Quant au primat du travail sur le capital, il s’accompagne d’un principe surprenant : « Le travail est une obligation universelle. Qui ne travaille pas, et le peut, ne mange pas », cette dernière phrase, on le sait, étant de Saint Paul, dans son Épître aux Thessaloniciens, principe équilibré, il est vrai, par un autre, « le droit au travail est un droit inaliénable de la personne », un équilibre que reprendra le préambule de la Constitution de IVè République (repris d’ailleurs tel quel dans la Constitution actuelle) près de dix ans plus tard. Enfin, il récuse comme « pseudo-solution » l’étatisme, qu’il qualifie de « transfert d’usurpation ». Avec d’autres mots, ce n’est pas autre chose que ce que nous appelons l’économie sociale et solidaire qu’il met en avant, récusant aussi bien l’étatisme que le capitalisme.

Le contexte a beaucoup changé. Les analystes de la crise actuelle font preuve de bien plus de prudence – ou de modestie – dans leurs propositions de réforme. C’est que l’effondrement du « socialisme réellement existant » a montré que les rêves d’un changement total de système économique pouvaient se transformer en cauchemars. Mais, en même temps, l’urgence est devenue plus grande, car nos marges de manœuvre ont fondu, notamment dans le domaine environnemental. Cependant, même si les propositions de Mounier paraissent aujourd’hui largement irréalistes et critiquables, qui ne voit qu’elles ont plus d’un point commun avec les propositions de réforme en profondeur suscitées par l’actuelle crise ? Donner une place plus importante à l’économie sociale et solidaire, dissocier économie de marché et capitalisme, développement durable, moindres inégalités, tout cela sonne incontestablement comme un écho contemporain de ce qu’avançait Mounier avec des termes différents : dans les deux cas, il s’agit de mettre l’économie au service de l’homme ou, plutôt, comme il le disait, « au service de la personne ». Les économistes purs et durs diront sans doute que cela ne veut rien dire. Mais quand on voit le saccage de la planète, la multiplication des chômeurs, l’accroissement des inégalités au sein de la plupart des pays, ou même la libéralisation des jeux de hasard, ce sont ces économistes qui sont aveugles, puisqu’ils ne voient même pas que « la misère [économique] des pauvres » va de pair avec la « misère [morale] des riches ».

Denis Clerc *
_ (*) Denis Clerc est économiste. Ancien directeur d’Alternatives économiques, il a été également Président d’Economie & Humanisme.