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27 novembre 2015

dire la vérité aux enfants Tahar Ben Jelloun, précédé de « Bataclan expliqué aux enfants, et à nous tous », par Philippe Grauer

Bataclan expliqué aux enfants, et à nous tous

par Philippe Grauer

Les enfants posent les bonnes questions, directement. D’où la belle formule de Freud, « l’enfant est le père de l’homme ». Répondre à notre enfant nous oblige à trouver la voie simple pour qu’il s’humanise avec justesse. Tâche difficile, qui nous fait avancer en humanité au cours du processus. Tout de même, le monde est bien fait, l’éducateur doit fournir un effort considérable pour transmettre le monde humain, et par contre-coup, il s’humanise lui-même davantage.

le miracle de l’écriture

Les écrivains là-dessus ont parfois un temps d’avance. Je me souviens de cet ouvrage sur l’enfer des prisonniers politiques au Maroc, témoigné par une victime, une horreur indicible. Repris par Tahar ben Jelloun avec Cette aveuglante absence de lumière, devenue plus que dicible, l’horreur était transfigurée. Le talent de l’écrivain transmettait le message au-delà même du dire et témoigner, ça faisait s’envoler l’âme. Miracle de l’écriture au service de notre humanisation.

Donc ce dialogue imaginaire pour expliquer avec les phrases qui tombent d’aplomb et la pensée qui va droit au soleil de la raison sensible, comment des jeunes se retrouvent d’enthousiasme à emprunter le chemin de la mort sur lequel on les a déroutés.

là commence notre travail

toujours responsables

Il ne dit pas tout, ça on ne le peut jamais. Il ne dit pas que nous avons toujours le choix, et que la responsabilité de nos options nous revient, même si on entreprend de nous entortiller la conscience (Ben Jelloun dit le cerveau, c’est dans l’air du temps(1) ). L’erreur étant humaine, il va falloir s’occuper d’abord de la prévenir, ensuite de permettre à ceux qui sont tombés dedans de se reprendre et de s’en guérir. Là-dessus, comme le poète peut aider à parler juste en mettant les bons mots, nous pouvons par notre métier aider à penser à la façon d’aider ceux qui sont partis pour un aller simple dans le nihilisme obscurantiste badigeonné aux couleurs d’un religieux de pacotille, à opérer leur retour.

le deuil comme processus

Comme nous pouvons aider à ce que deuil se fasse, processus complexe qu’une cérémonie nationale facilitera, pour inscrire dans un rite d’union républicaine la mémoire de nos Bataclans, mais pour aider aussi la quasi totalité de nos patients à intégrer progressivement la souffrance de la blessure collective infligés à notre jeunesse par nos enfants perdus, au service de la folie des hommes.

voir également

Fehti Benslama, « Pour les désespérés, l’islamisme radical est un produit excitant, »(propos recueillis par Soren Seelow), précédé de « Terrible manifestation de la connerie humaine : incalifiable » par Philippe Grauer [mis en ligne le 14 novembre 2015].
Élisabeth Roudinesco, « La déstabilisation de notre pays voulue par Daech passe par le fascisme » – précédé de « Trouver le moyen de s’orienter de façon juste au cœur de la crise » par Philippe Grauer [Mis en ligne le 16 novembre 2015].
Élisabeth Roudinesco, « La psychanalyse doit s’adapter aux souffrances contemporaines » – propos recueillis par Cécile Daumas. Précédé de « Rester humain au cœur du désastre » par Philippe Grauer.[Mis en ligne le 22 novembre 2015.]
Marcel Gauchet, « Le fondamentalisme islamique est le signe paradoxal de la sortie du religieux« , interview par Nicolas Truong [mis en ligne le 23 novembre 2015].
Henry Rousso, « On ne va pas rouvrir les abris anti-aériens », Tribune dans Libération, 20 novembre 2015 [mis en ligne le 23 novembre 2015]
Jürgen Habermas, « Le djihadisme, une forme moderne de réaction au déracinement »– propos recueillis par Nicolas Weill [mis en ligne le 23 novembre 2015].
Sarah Roubato, « Lettre à ma génération : moi je n’irai pas qu’en terrasse » [mis en ligne le 23 novembre 2015].
Isabelle Filliozat, « Nous sommes unis. Maintenant, qu’allons-nous faire ensemble ? » , précédé de « Malheur aux peuples d’un seul livre » par Philippe Grauer [mis en ligne le 25 novembre 2015].
Tahar Ben Jelloun, « dire la vérité aux enfants », précédé de « Bataclan expliqué aux enfants, et à nous tous », par Philippe Grauer [mis en ligne le 27 novembre 2015].
Anonyme, « Alliances entre fous furieux », précédé de « Comment les méchants deviennent bons et vice-versa mélimélo », par Philippe Grauer (which remains good) [mis en ligne le 29 novembre 2015].
Paul Berman – traduit de l’anglais par Pauline Colonna d’Istria, « Il n’y a pas de causes sociales au djihadisme », précédé de « Agir en sorte que jamais Daech ne puisse / Sur ma tête inclinée planter son drapeau noir » par Philippe Grauer, [mis en ligne le 1er décembre 2015].


Tahar Ben Jelloun, précédé de « Bataclan expliqué aux enfants, et à nous tous », par Philippe Grauer

dire la vérité aux enfants

par Tahar Ben Jelloun, écrivain et poète

Né au Maroc en 1944, Tahar Ben Jelloun est écrivain et poète. Prix Goncourt 1987 avec La Nuit sacrée (Seuil), il a notamment publié Le Racisme expliqué à ma fille (1997), L’Islam expliqué aux enfants (2002) et Mes contes de Perrault (2014).

Il faut dire la vérité aux enfants. Surtout ne pas sous-estimer leur capacité à entendre des choses dérangeantes et horribles. Non qu’ils soient plus forts que les adultes, mais leur sensibilité peut être mise à l’épreuve sans que cela ait des conséquences désastreuses sur leur développement. Le mensonge et le déni peuvent laisser chez eux des séquelles et des complexes. Enjoliver le monde, mentir sur la gravité des faits, soit en les niant soit en les enrobant dans de la ouate ou du papier cadeau, risquerait de les isoler de la vie, qui est faite aussi bien de beauté que de violence.

Les contes de Charles Perrault sont pleins de cruauté. Ceux des Mille et Une Nuits sont encore plus terribles. C’est sans doute pour cela qu’on les aime. C’est ce qui fait leur universalité et leur modernité. C’est une illustration de la lutte du bien contre le mal.
Cela, les enfants le comprennent bien et, peut-être, en saisissent la complexité. Aujourd’hui, quelles que soient les précautions prises par les parents, leurs enfants ne sont pas tout à fait à l’abri de la violence et de la grande brutalité que véhiculent des jeux électroniques ou des clips musicaux, ou autres. Le cinéma lui-même participe de cette vision où les meurtres à la tronçonneuse sont choses banales. Sans parler de la pornographie à la portée d’un clic dès que les parents ont le dos tourné. Le traumatisme vécu par les familles qui ont perdu un des leurs dans les attentats du 13 novembre est aussi dévastateur chez les adultes que chez les enfants. Ils ont besoin d’explication et de consolation. Le deuil est une affaire cruelle. Le temps est son allié.

Dialogue imaginaire

Mais la perte et l’absence font d’immenses trous dans l’existence, quel que soit l’âge. Évidemment, l’enfant a besoin de comprendre avec des mots peut-être mieux choisis, plus justes en même temps.
– Qu’est-ce qu’un terroriste ?
– C’est un individu qui a la soif du mal et dont l’objectif est de semer la terreur, la grande peur parmi la population.
– Pourquoi ?
– Parfois on ne comprend pas les raisons qui poussent certaines personnes à détruire des gens qu’ils ne connaissent pas et qui ne leur ont rien fait.
– Ils sont fous ?
– Non, le fou est celui qui a tout perdu et ne réfléchit pas. Il n’est pas responsable de ce qu’il fait. Or, les terroristes sont des individus qui ont été préparés par des spécialistes pour aller tuer et se faire tuer. Ils sont parfaitement au courant de ce qu’ils doivent entreprendre. A la limite, on peut dire qu’ils sont programmés.
– Ils n’ont pas peur ?
–Non, c’est là leur force. Normalement, dans une guerre, les adversaires sont face à face et les soldats des deux camps se battent pour ne pas perdre leur vie. Aujourd’hui, la guerre a changé de méthode et, surtout, les soldats ne sont pas des gens qui défendent des valeurs, un territoire ou un bien. Ils ne défendent pas leur vie, c’est ce qui les rend invincibles.
– Pourquoi acceptent-ils de mourir en tuant les autres ?
– Tout être a un instinct appelé « instinct de vie », c’est-à-dire une volonté naturelle de sauver sa peau et de vivre. Ces terroristes qui se font exploser dans la foule ont accepté de se séparer de cet instinct de vie. Il a été remplacé par l’instinct de mort.
– Comment ?
– Il existe des spécialistes qui leur racontent des histoires fondées non sur la raison mais sur des promesses mirobolantes. Ce travail est fait selon des techniques qui rendent le cerveau malléable, manipulable.
– Donne-moi des exemples.
– On utilise des mots correspondant à leurs attentes : djihad, martyr, paradis, récompense suprême… Quand on croit à tout ça, on passe de l’autre côté de la vie, c’est-à-dire qu’on accepte de croire que, si on fait le djihad, la guerre contre les mécréants – qui sont ceux qui ne croient pas en leur Dieu –, si on donne sa vie en sacrifice, on ira directement au paradis, où on serait attendu par des filles vierges et une vie mille fois plus belle que celle d’ici-bas !
– Ouwaaa !
– Tu as raison. Etre martyr, c’est mourir pour une cause, un idéal, et cela mérite une récompense choisie par Dieu.
– Tout cela n’est pas vrai ?
– Qu’importe si c’est vrai ou faux, le principal, c’est que ces individus croient à ces histoires à dormir debout. Leur cerveau ne fonctionne plus normalement. Il a été déconnecté de la réalité que nous connaissons. Ce sont des gens qui n’appartiennent plus à notre monde. C’est pour cela qu’ils sont dangereux. Ils n’ont pas peur de mourir, et même ils désirent de toutes leurs forces la mort après avoir accompli leur mission.
– Que devons-nous faire pour éviter de rencontrer ces gens ?
– On demande d’habitude aux enfants de faire attention. Sauf que, là, les personnes qui étaient au Bataclan pour écouter un concert de rock ne pouvaient pas imaginer une seconde qu’elles allaient y perdre la vie. La surprise est une force. La sécurité garantie à cent pour cent n’existe pas. Il y a le travail immédiat que fait la police, qui est nécessaire et très important, et puis il y a l’éducation sur le long terme. L’école doit intégrer dans ses programmes la lutte contre le racisme qui est souvent la base de l’intolérance et du fanatisme qui se traduisent, dans la réalité, par l’exercice du mal absolu : donner la mort gratuitement à des innocents et répandre la peur et la terreur.
– Tu es naïf !
– Peut-être, mais, en dehors de la guerre, je ne trouve pas d’autre solution.