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1 décembre 2016

François Roustang, un extraordinaire clinicien par Élisabeth Roudinesco, historienne – Le Monde des livres

Roustang vira de bord régulièrement, talent clinique constant

Philippe Grauer

François Roustang, mort dans la nuit du 22 au 23 novembre, à l’âge de 93 ans, auteur d’un grand nombre d’ouvrages, était avant tout un extraordinaire clinicien, animé d’une passion de guérir et d’une empathie pour ses patients assez unique dans le monde de la psychothérapie et de la psychanalyse. En témoigne la manière dont, un jour de 2005, il traita en une séance unique l’écrivain Emmanuel Carrère, qui lui rendit visite en songeant au suicide : « Oui, c’est une bonne solution », lui dit-il. Et il ajouta après un silence : « Sinon vous pouvez vivre.»


Roustang vira de bord régulièrement, talent clinique constant

Mots clés : Hypnose, psychanalyse, dogmatisme, transfert, relation, psychologie humaniste

psys d’église
Roustang a osé discerner l’ecclésialisation de l’EFP – École freudienne de Paris (Lacan Dolto). À vrai dire ce processus menace tous les grands corps doctrinaux, à commencer par les organisations socialistes puis communistes, à forte composante idéologique, comme le remarquait déjà au tournant du siècle précédent Bebel ou Bernstein je ne sais plus. Le mal religieux n’épargna pas toujours non plus les Nouvelles Thérapies, toutefois jamais à ce point verrouillées à la dogmatique, il faudrait dire à la catholique, la psychologie humaniste se référant souvent à la culture protestante.

contestataire universel
Quand Roustang parle d’Église, il sait de quoi il parle. Bon, il s’en sépare. Puis il se réveille une second foi (!), brûlant ce qu’il venait d’adorer à l’EFP. Défroqué à répétition par fidélité à soi ou en contestataire de tout, associé à un génie clinique ? sa revendication d’une hypnothérapie débouche sur une sorte de réinvention de la psychothérapie axée sur la relation et la rencontre, modérée influence. Précisément la Rencontre appartient au bagage de base, à partir de l’existentialisme (y aurait-il un retour à la phénoménologie dans la clinique contemporaine ?) et du concept d’authenticité. Ce dernier incompatible avec la vulgate psychanalytique. Mais avec Roustang où sommes-nous exactement ?

deux disciplines distinctes
Il aborde la question du rétablissement de filiation et différence entre psychanalyse et psychologie humaniste. Il remarque pertinemment que nous ne sommes pas (tous ?) des bâtards. Les pères fondateurs, Maslow, Rogers, May et al, peu ont bu à la source psychanalytique (Otto Rank, lui-même ayant pris le temps de dériver à l’américaine), le mouvement rapidement se fit fleuve coulant dans son propre bassin vers sa propre embouchure. Il insiste sur le fait que la psychologie humaniste est bien alternative, tient sur ses propres jambes, et n’a pas avancé hissée sur les épaules d’une psychanalyse chargée de soutenir l’ensemble de la clinique contemporaine. C’est bien hors de sa mouvance que se tient le nouveau psychothérapisme. Oui on rencontrera des pratiques mixtes, des psychanalystes qui vont voir à côté et se lancent dans l’intégratif et vice-versa, en Europe on observe une certaine confluence, mais la légitimité de chacune des deux disciplines demeure distincte et la fonde en propre (c’est là que notre concept de multiréférentialité devient opérant). Roustang revendique avoir véritablement viré de bord. S’agissant essentiellement, à l’abri d’une référence qui permet la singularisation, de faire cavalier seul.

transfert / authenticité
Il lui fallut repenser le transfert, son maniement plutôt, le transfert, inconvénient par Freud devenu maniable, par lequel sur les rails de la relation actuelle arrive à grande vitesse le train de nos relations primitives fondatrices. Alors, à quoi ressemble le système dit de l’hypnose que soutiendra Roustang ? comme je me suis plu à le dire du temps de Noël Salathé pour la gestalt-thérapie, la gestalt ignore le transfert d’ailleurs elle le manie différemment. Autrement dit comment procéder quand la relation psychothérapique se voit biaisée d’être jouée sur le terrain de l’ "authenticité" ?

avec un bel aplomb
Parti de la psychanalyse, Roustang s’est acquis le mérite de quitter une position de sécurité intellectuelle et morale pour, précisément au nom de l’éthique et de la rigueur scientifique, s’aventurer ailleurs. Un puissant consensus psychanalytique l’interdisait. Le fameux mépris, encore sensible de nos jours, à présent sur le mode pathétique, vous contraignait au sein de la psychanalyse lacanienne à partager et afficher un sentiment de supériorité aristocratique par rapport aux saltimbanques tournant en rond dans l’erreur des Nouvelles Thérapies. Soucieux de radicalité, puisque Freud avait déclaré sa rupture épistémologique en congédiant l’hypnose, l’ex Père François a choisi d’explorer le côté le plus scandaleusement problématique, celui de l’hypnose, et d’aller installer théoriquement et pratiquement au cœur de ce Signifiant un exotisme paradoxal tenu avec, à tous les sens du terme, un bel, ou tel, aplomb.

explorer le psychothérapique
Ce faisant il entreprenait d’explorer les racines de ce que j’appellerais le psychothérapique. L’engagement relationnel, le respect et la curiosité de l’autre, l’intérêt mutuel (à tous les sens du terme), la proximité à soi. Celle de Socrate s’isolant soudain pour rester connecté à lui-même et à l’univers ambiant en, suggère Roustang, état modifié de conscience. Il est allé sur ce versant explorer à frais nouveaux le concept d’influence et de suggestion, pour revendiquer la pratique d’une relation ou c’est la liberté recouvrée du patient qui lui permet de s’autoriser à explorer des voies nouvelles. Il a refondé sa pratique sur l’improvisation radicale engagée dans le dialogue psychothérapique. Il s’appuie sur un Socrate revisité, auquel il consacra un de ses derniers ouvrages, dessinant en creux son propre autoportrait, tenant déjà que le savoir – et le pouvoir de guérison, réside dans la personne, qu’il suffit d’aider à dégager. Mais c’est ça qu’est difficile, son acuité en situation de séance fit l’admiration, davantage que sa référence à contre-champ à une autre famille. Étant du genre qui n’appartient au bout du compte qu’à lui-même.

opposant chronique
En ces temps très anciens il fallait de la force de caractère, voire de provocation, adossée il est vrai à une agilité de conceptualisation peu commune, pour se débarquer démarquer de l’alma mater lacanienne. Pas si difficile à l’homme des ruptures. Pour venir s’afficher comme champion de… l’hypnose, le pire mauvais objet de cette dernière, certes. Mais franchement, le cœur de la psychologie humaniste, à tout prendre c’est davantage Rogers, Maslow, May, puis Perls et Lowen et tout le courant existentialiste, ça pèse davantage que le Milton Erikson inspirateur de la théorie intéressante mais de portée limitée de la PNL, aux confins d’un comportementalisme semi cognitiviste à vue plutôt courte, revisité. Requérant il est vrai on dirait à chaque fois un génie clinique. À la réflexion il ne s’agit pas tant d’Erikson ni d’alternative genre psychothérapie relationnelle. Il s’agit d’abord de se poser en opposant.

brève rencontre
D’ailleurs, principe de répétition quand tu nous tiens ! en fin de carrière voici notre François Roustang ressaisi par ses démons vieillissants se retournant contre l’hypnose eriksonnienne adorée la décennie précédente. Bouclage de boucle, pas d’inconscient pas de relation. Que reste-t-il ? la brève rencontre (mais une rencontre non relationnelle, vive le paradoxe) de la thérapie brève (problème annexe : bref oui, fulgurant parfois, mais durable ?) qu’il affectionnait ? décidément cet homme fut intenable.

en rupture
Il s’agit davantage pour Roustang de chevaucher en solitaire que de se rapprocher véritablement de l’école d’en face. Au passage, intellectuel brillant, il donne à penser précisément ce que j’appelais un peu plus haut le psychothérapique, et, fondement dont il va falloir encore et encore explorer les tenants et aboutissants, à la fois théoriques et méthodologiques, le lien et la relation, et dans ce cadre, la présence d’esprit et de corps, conduisant à l’invention fondée sur un mélange d’empathie, d’observation et d’à propos. Servi avec brio clinique, ça conserve son intérêt. On peut s’inspirer de son écriture, incisive et percutante ("comment faire rire un paranoïaque"), sachant son auteur délibérément inclassable, ce qui nous invite toujours à nous interroger nous sur nos références, à les interroger à leur tour, et à revalider régulièrement nos appartenances.

Maintenant qu’il est parti s’opposer à Dieu directement, il nous reste la trace d’un contradicteur chronique et d’un auteur tonique. Merci pour tous ces livres et pour l’exercice d’une pensée qui réveille.


par Élisabeth Roudinesco, historienne – Le Monde des livres

ROUSTANG EN 2009

Né le 23 avril 1923, il entre, à l’âge de 20 ans, dans la Compagnie de Jésus tout en poursuivant des études de philosophie et de théologie. À partir de 1956, il fait partie de la revue Christus, dont il devient le directeur en 1964. En même temps, il se tourne vers la psychanalyse et devient, avec ses amis Louis Beirnaert et Michel de Certeau, membre de l’École freudienne de Paris (EFP), fondée par Jacques Lacan. C’est alors qu’il commence une première cure avec Serge Leclaire.

En 1966, il fait paraître un article intitulé « Le troisième homme ». Il y démontre que le concile Vatican II a favorisé l’émergence de chrétiens qui ne pratiquent pas et ne se reconnaissent plus dans les valeurs de la foi et des sacrements. L’article aura un retentissement important dans les milieux catholiques.

Cette prise de position iconoclaste est la conséquence directe des transformations opérées par la cure sur les opinions de l’auteur, qui a lui-même perdu la foi. La Congrégation ne s’y trompe pas et démet Roustang de ses fonctions. Quelque temps plus tard, il rompt avec l’Eglise, quitte l’habit, se marie et devient psychanalyste en vouant à Freud et à Lacan une admiration sans bornes.

Trouble-fête
Mais, après avoir vécu son passage à la pratique psychanalytique comme une véritable libération, il constate avec fureur et amertume que l’EFP s’est transformée en une Eglise avec ses idolâtres et ses rituels convenus. Rien ne le révolte plus que les relations de servitude entre un maître et ses élèves. Et, pour tenter de comprendre pourquoi une doctrine aussi critique que la psychanalyse a pu se transformer en une nouvelle religion, il s’oriente vers une mise en cause radicale de ce qu’il avait tant aimé. De fait, il participe à un vaste mouvement de contestation qui traverse, à cette époque, tous les courants français de la psychanalyse. Emmené par René Major et soutenu par Jacques Derrida, ce mouvement, incarné par les cahiers Confrontation, se déploie joyeusement sur la scène psychanalytique parisienne.

En 1976, Roustang publie un ouvrage qui deviendra le manifeste le plus flamboyant de cette nouvelle orientation antidogmatique : Un destin si funeste (Éditions de Minuit). S’appuyant sur une lecture critique des relations de Freud avec certains de ses disciples (Carl Gustav Jung, Georg Groddeck, Sandor Ferenczi), il accuse la doctrine psychanalytique d’être l’arme d’une folie destinée à rendre l’autre fou. Et, du coup, il fait de la cure par la parole l’instrument d’une sorte de viol subjectif qui, sous couvert de renoncement à l’hypnose, ne fait que reconstruire la dialectique aliénante du maître et de l’élève.

François Roustang en 6 dates
23 avril 1923 Naissance
1943 Entre dans la Compagnie de Jésus
1964 Directeur de la revue Christus
1966 Exclu de la Compagnie de Jésus
1976 Un destin si funeste
23 novembre 2016 Mort

Fabuleux thérapeute
Magnifiquement écrit et d’une violence salvatrice, le livre obtient un succès considérable en renouvelant en partie la critique proposée quatre ans auparavant par Gilles Deleuze et Félix Guattari dans L’Anti-Œdipe (Éditions de Minuit, 1972). En réalité, Roustang continue à rejeter une ancienne foi pour une nouvelle. Cependant, sous couvert de révolte permanente, il demeure un fabuleux thérapeute. Ayant abandonné la cure freudienne pour se tourner vers l’hypnothérapie, il reste le trouble-fête du milieu psychanalytique en refusant, à juste titre, les cures interminables qui ne servent, selon lui, qu’à enfermer le patient dans un repli narcissique. Depuis les années 1990, il n’a cessé de valoriser les thérapies brèves.

Dans son dernier opus (Jamais contre, d’abord. La présence d’un corps, Odile Jacob, 2015), où sont réunis trois de ses ouvrages majeurs, il explique que la meilleure manière de transformer sa vie, c’est d’effectuer un « retour au présent », de s’asseoir confortablement dans un canapé pour y trouver un nouvel espace existentiel, de cesser de se lamenter sur son passé et, enfin, de ne rien faire d’autre que d’accepter sa souffrance pour mieux l’évacuer par un cheminement intérieur et un éveil au monde. Et ça marche ! Roustang fait preuve ici, une nouvelle fois, de son talent exceptionnel et d’un humour tendre et féroce. Tel est le testament de ce Socrate rebelle, grand guérisseur des maladies de l’âme.