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23 septembre 2014

Heidegger, reprise des hostilités par Anoush Ganjipour (philosophe), précédé de « L’art de dîner avec le diable philosophe ».

l’art de dîner avec le diable philosophe

par Philippe Grauer

le fait même d’être, là, ne pas oublier de s’en étonner

Le penseur post nietzschéen de l’illusion de la métaphysique, qui nous rappelle que si le monde n’est plus garanti dans son être par Dieu il est dangereusement flottant (c’est La Nausée, pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? le second terme de l’alternative s’appelle le néant), qu’il urge de s’étonner du fait que le monde existe, de l’amarrer par de la présence, le philosophe qui nous parle admirablement de l’existence (Dasein), qui nous a donné le concept (Abbau) dont Derrida dérivera sa déconstruction, une éthique de l’authenticité, qui prône le lâcher-prise (Gelassenheit) dont nous usons et abusons quotidiennement, qui nous prêche de devenir bergers de l’être, conscients de la fragilité du monde, de la finitude humaine et de la mort, est également un nazi pur sucre dont l’antisémitisme on pourrait dire philosophique (et non racialiste) ne fait aucun doute.

un monde sans âme

Rien de bien nouveau dans tout cela, rien qui annule le génie philosophique du penseur qui voyait l’Allemagne nazie comme solution à l’invasion procédurale de la technique – c’est-à-dire d’un monde sans âme – libérale à l’Ouest, soviétique à l’Est, et qui n’a jamais voulu voir que le nazisme précisément dans le genre c’était pire encore. Génie aveugle dans ses mythes politico-raciaux, incontournable dans sa pensée de l’Être. Le XXème siècle fut ainsi, bourré de paradoxes, que nous avons la responsabilité de penser.

Denys de Syracuse

Oui, il y a le Denys de Syracuse, mais dans Syracuse j’entends un accuse qui ne concerne pas Platon et qui pointé vers Himmler n’est pas près de passer la rampe. Voir ce qu’en dit Sartre : « Heidegger n’a pas de caractère, voilà la vérité. Oserez-vous en conclure que sa philosophie est une apologie de la lâcheté ? Ne savez-vous pas qu’il arrive aux hommes de n’être pas à la hauteur de leurs œuvres (1) ? » Ce grand penseur avec son errance, étudions-le en gardant en mémoire qu’il a tenu lui-même à ce qu’on n’oublie pas en nous laissant ses noirs Cahiers.

Patočka

Quand on pense à Patočka, phénoménologue d’envergure, dont la vie et le rectitude humaniste fut elle exemplaire on se prend à penser qu’il ne serait pas inopportun d’étudier aussi un peu les autres, ne serait-ce que pour le plaisir de ne pas passer son temps à dîner avec le diable, armé d’une incommodante longue cuillère. Bémol : Patocka lui aussi a appris d’Heidegger. On n’en sort pas, en tout cas jamais tout à fait.

Notre ami Claude Lemonnier tient bientôt un séminaire sur Heidegger, le Dasein et la psychothérapie. Courez-y, il est excellent. il s’appuie sur Biswanger, son savoir clinique sur l’art de la présence en présence de l’autre est rafraîchissant. Tout ceci nous rappelle s’il en était encore besoin à quel point le monde est complexe et ses étants circonvolus.

au fait pourquoi y a-t-il un Heidegger plutôt que rien ?

Et si c’était hélas aussi bien et aussi mal comme ça ? Et si l’incessante redécouverte d’une situation intenable à cause de la cerise sur le gâteau du grand silence du grand homme sur la Shoah – tout de même ! – couvert en France par une sorte de négationnisme à la traduction, réactivait l’insupportable sur le mode d’une surexcitation qu’il conviendrait de contenir ?

voir également

Heidegger
– François Xavier, Pour en finir avec Martin Heidegger, mais justement on n’en finit jamais et c’est ça qui ne va pas.

ouvrages

– Dominique Janicaud, L’Ombre de cette pensée. Heidegger et la question politique, Grenoble, Millon, 1990.-
– Dominique Janicaud, Heidegger en France, Paris, Albin Michel, 2001. Collection Bibliothèque Albin Michel. Idées, ISSN 1158-4572. Vol. 1, Récit ; Vol. 2, Entretiens. Note(s) : Bibliogr. vol. 1, p. 543-572.-
– Élisabeth Roudinesco, Jacques Derrida, De quoi demain… Dialogue, Paris, Fayard, 2001, 315 p.-
– Élisabeth Roudinesco, Retour sur la question juive, Paris, Albin Michel, 2009, 325 p.-
– Élisabeth Roudinesco, Histoire de la psychanalyse en France – Jacques Lacan, Pochothèque, 2009, 2118 p, cf. pp 1608-1632 et surtout 1773-1791.-
– Philippe Lacoue-Labarthe, La Fiction du politique: Heidegger, l’art et la politique, Bourgois, 1988.-
– Édith Blanquet, Apprendre à philosopher avec Heidegger, Paris, Ellipses, 2012, 452 p.- Édith Blanquet est psychologue clinicienne et comprend Heidegger depuis le point de vue psy. D’abord facile, l’ouvrage introduit agréablement à l’édifice philosophique, considérable, de ce « renard » (le mot est d’Hannah Arendt) d’Heidegger.


par Anoush Ganjipour (philosophe), précédé de « L’art de dîner avec le diable philosophe ».

Le Monde, 19 septembre 2014 – Comprendre le débat

Heidegger, reprise des hostilités

par Anoush Ganjipour (philosophe)

Selon Peter Trawny, qui les a édités en Allemagne, les Cahiers noirs du philosophe allemand ne permettent plus de douter que l’antisémitisme imprègne son œuvre.

Longtemps, on a cru possible de séparer la philosophie de Martin Heidegger (1889-1976), d’un côté, et son engagement politique, de l’autre. Cette possibilité n’existera plus. La publication des Cahiers noirs, 34 cahiers où Heidegger a exprimé sa pensée de 1930 jusqu’à 1970 environ, va réorienter le débat sur son œuvre, sa vision politique et, surtout, le rapport que celles-ci entretiennent l’une avec l’autre. Dans ces Cahiers, l’antisémitisme heideggérien révèle sa nature particulière.

l’affaire Heidegger

Il ne s’agit pas d’énoncés éparpillés dans un journal intime ni de notes personnelles du philosophe, soigneusement cachés de son vivant. Les Cahiers font partie intégrante de l’œuvre philosophique élaborée par Heidegger ; et les thèses et les expressions antisémites, qu’on trouve pour la plupart dans les cahiers qui vont de 1938 à 1941, s’inscrivent directement dans la  » pensée de l’Être «  du philosophe. Est-ce à dire, pour autant, que cet antisémitisme affiché est simplement l’autre versant – naturel ! – de son engagement dans la politique nazie, politique qu’il n’a jamais condamnée publiquement ? Deux autres questions suivent immédiatement, qui rappellent que l’affaire Heidegger, si affaire il y a, est avant tout une affaire de la pensée : pourquoi, d’une part, ne rencontre-t-on pas tant de traces visibles de cette dimension antisémite dans les ouvrages et les séminaires que Heidegger a publiés ou professés durant les années où l’antisémitisme était monnaie courante sous l’État hitlérien ? Et pourquoi, d’autre part, a-t-il voulu conserver ses réflexions telles quelles, dans des Cahiers dont il n’a souhaité la publication que posthume, et comme terme de son œuvre complète ? En attendant la parution de la première série des Cahiers noirs en France, les deux essais que signe Peter Trawny, éditeur des Cahiers dans l’édition allemande des œuvres complètes de Heidegger, donnent des éléments de réponse pour prendre la mesure de l’antisémitisme du philosophe et pour le penser.

le philosophe  » inscrit l’antisémitisme dans l’histoire de l’Être « .

Assez proche de celle qu’on rencontrait déjà dans la lecture de Heidegger par certains philosophes français, notamment Philippe Lacoue-Labarthe, la méthode de Trawny consiste en une explication avec Heidegger : l’homme et l’œuvre se lisent ensemble afin de saisir la raison de cette « errance » de la pensée. Dans Heidegger et l’antisémitisme, Trawny procède à une analyse systématique des passages des Cahiers où est évoquée la  » juiverie internationale « . Si l’on suit le fil de l’analyse de Trawny, Heidegger fait de la  » juiverie internationale «  un élément antagonique du destin historique qu’il décrit pour l’ « Être ». Selon lui, cette  » juiverie « , par définition conspiratrice, devra être dépassée dans le même mouvement de dépassement métaphysique qui arrachera l’homme occidental au royaume de l’ « étant » et l’acheminera vers l’ « Être », et son éclosion. En procédant de la sorte, et c’est la thèse centrale de Trawny, le philosophe  » inscrit l’antisémitisme dans l’histoire de l’Être « .

la figure du Juif comme attaché au royaume de l’ » étant « 

L’histoire dans laquelle Heidegger conçoit le rapport de l’homme à l’ « Être », est primordiale, elle est plutôt un  » récit vrai « , une saga ontologique, voire une mythologie au sens originaire du terme. Les deux héros mythiques sont le Grec et l’Allemand, le premier correspondant au moment du commencement et le second au moment final où, par une révolution existentielle (spirituelle), il sera derechef donné à l’homme de se tourner vers l’ » Être « . Plus on s’approche de cette fin, plus l’homme se trouve aliéné de son rapport originaire et plongé dans un monde où le règne de l’ » étant «  bat son plein. Avec leur rationalité calculatrice, leur technicité et leur cosmopolitisme portés à leur comble, les temps modernes représentent le moment terminal dans l’histoire de l’ » Être « . La machination, l’américanisme et… la  » juiverie internationale « , voilà autant de symptômes de ces temps de détresse. Dans ce contexte mythologique, la figure du Juif devient, pour Heidegger, l’image idéelle de l’homme attaché au royaume de l’ » étant « : l’oubli de l’ » Être «  et l’absence de patrie se font pendant, se renforcent réciproquement.

lorsque la machination subjugue ainsi la vie de l’homme le problème racial devient central

À ces péripéties de l’histoire de l’ « Être », le mythe du Juif importe, selon Trawny, parce qu’il donne une teneur – métaphysique à cette vie moderne autrement vide de sens. Il serait ce « sujet calculant, dépourvu de monde, dominé par la « machination », qui est censé s’être « ménagé un abri dans l’esprit » par le calcul (…) cet « abri » dont on peut affirmer qu’il représente la cible de « l’attaque » de Heidegger « . En effet, pour le philosophe allemand, c’est lorsque la machination subjugue ainsi la vie de l’homme que le problème racial devient central.

la figure du national-socialiste chez lui n’est pas moins mythologique que celle du Juif

On comprend pourquoi la  » juiverie internationale  » et le national-socialisme se trouvent renvoyés dos à dos par la critique heideggérienne, comme deux modalités de la « pensée de la race ». Du point de vue de l’histoire de l’ « Être », le national-socialiste et le Juif sont mis sur le même plan, leur hostilité « résulte d’une concurrence onto-historique ». L’analyse de Trawny montre que la mise en question philosophique du national-socialisme entreprise par Heidegger, dès les années 1930 et après la période du rectorat, est en réalité l’autre versant de son antisémitisme inscrit dans l’histoire de l’ « Être » – qu’il avait surtout soin de ne pas mêler à l’antisémitisme racial du discours nazi. Simplement, la figure du national-socialiste chez lui n’est pas moins mythologique que celle du Juif.

le mythe heideggérien du Juif n’a pas de visage

Faut-il en déduire que toute cette élaboration mythologique ne fait finalement que resservir dans un jargon métaphysique la haine notoire du philosophe vis-à-vis des individus juifs ? Les éléments contradictoires de la vie de Heidegger, sa profonde entente avec quelques penseurs ou poètes juifs, de Hannah Arendt à Paul Celan, mettent en garde, d’après Trawny, contre ce regard réducteur. Une réponse qui donne bien davantage à penser, c’est que le mythe heideggérien du Juif n’a pas de visage ; il a beau être l’antagoniste de l’histoire de l’ « Être », il ne se référerait à personne dans la réalité historique.

la question de la responsabilité de la philosophie

Se pose donc à ce stade la question de la responsabilité de la philosophie : c’est le nœud de l’affaire Heidegger. Dans son autre court essai, La Liberté d’errer, avec Heidegger, Trawny revient sur ce point : avec Heidegger, la philosophie ne connaît guère d’autre responsabilité que celle d’une vérité au sens extra-moral, vérité dont la recherche implique l’aventure permanente de la pensée, son errance sans repère. Selon Trawny, le choix est dès lors obligatoire : ou bien penser avec Heidegger, ou bien maintenir un certain principe de responsabilité comme contrainte normative de la pensée et de l’action qui doit en découler. Telle est « la frontière désormais bien délimitée », après la publication des Cahiers noirs.

Denys de Syracuse, pas terrible, mais Himmler ?

Or, face à ce dilemme qui, en soi, esquive le défi de la confrontation à la pensée heideggérienne, dans toute sa richesse et son envergure, un choix philosophique véritable consistera peut-être à repenser le rapport de la vérité et de la pensée de la vérité à la responsabilité. D’autant plus qu’on retrouve là une vieille question qui hante la philosophie depuis Platon : quel rapport envisager entre l’ontologie, cette pensée du vrai, et l’éthique ? Avec le cas de Heidegger, elle se pose de nouveau à la philosophie, quoique avec une tout autre gravité.  » Comme Platon à Syracuse « , c’était d’ailleurs le titre qu’un autre philosophe allemand, Hans-Georg Gadamer, donnait à son article paru dans Le Nouvel Observateur en janvier 1988 (repris dans La Conférence de Heidelberg, Lignes/Imec, 2014) : comme beaucoup d’autres, Gadamer expliquait l’engagement politique de Heidegger en le comparant au séjour du philosophe grec auprès du tyran Denys Ier. Sauf que la publication des Cahiers noirs change désormais la donne : la comparaison avec Platon, se demande-t-on, supportera-t-elle l’événement de l’extermination qui, elle, n’est pas un mythe philosophique ?

Peter Trawny, Heidegger et l’antisémitisme. Sur les Cahiers noirs (Heidegger und der Mythos der jüdischen Weltverschwörung), traduit de l’allemand par Julia Christ et Jean-Claude Monod, Seuil, 176 p., 16 €.
Peter Trawny, La Liberté d’errer, avec Heidegger (Irrnisfuge), traduit de l’allemand par Nicolas Weill, Indigène,  » Ceux qui marchent « , 48 p., 7 €.
Signalons aussi la parution sous la direction de Marie-Anne Lescourret, de La Dette et la Distance. De quelques élèves et lecteurs juifs de Heidegger, L’Éclat, 256 p., 22 €.