par Philippe Grauer
Lacan représente un apport incontournable à la pensée psychanalytique. Il a bouleversé l’orthodoxie de la SPP et de l’IPA et son apport, son originalité, sa profondeur de vue, son hégelianisation de Freud, ses créations conceptuelles, surplombent ses excentricités, sa gourouisation, son style barroquisant, sa course folle après la mathématisation de la théorie, et le fait que d’innombrables lacaniens déambulent à l’infini dans les méandres de sa pensée indéfiniment répétés dans les mêmes termes, répétés, litanisés, psalmodiés, prisonniers d’une autoréférence ivre d’elle-même. Si vous avez compris vous en parlez avec vos mots à vous. Si vous continuez de réciter le texte inaltérablement style « pas-toute » pour la vérité, c’est que tombé dans le trou vous n’en êtes toujours pas sorti. Vous devez impérativement pouvoir parler de la chose en vos termes à vous avec vos mots à vous. Ce qui est valable pour le lacanisme l’est pour tout champ disciplinaire ou de méthode psy. Les gestaltistes français qui se gargarisent à l’euouairnaisse sont scotchés par un mot qui n’est magique et soit-disant intraductible que faute de pensée suffisante (par un étrange consensus de paresse groupiste, le terme est devenu le signifiant emblématique de la méthode. Naturellement le locuteur français non initié continue de l’ignorer. Effet secte garanti. Il suffit de réfléchir jusqu’à y voir clair(1)).
Si bien qu’il y a un tas de Lacan. Jacques-Alain Miller se tient comme le seul dépositaire. Légitime héritier. Mais de quoi ? de la Maison, de la marque Lacan ? de la doctrine, de l’histoire officielle ? attention à la lacanolâtrie, ça existe encore. Une génération après la mort du Maître à qui donc appartient son message ? Selon nous à tout le monde, à ceux qui entreprennent de s’en emparer en retournant le champ comme les fils du Laboureur. À qui appartiennent Danton et Robespierre ? pour partie à tous ceux qui ont pris la responsabilité de les étudier et penser. Contradictoirement, sans établissement d’aucune vérité officielle. La science ne connaît pas de vérité officielle. L’Histoire ni la philosophie davantage. La psychanalyse encore moins. L’idée qu’on peut s’en faire appartient à l’époque, et ceci controversialement. Il se trouve qu’Élisabeth Roudinesco a écrit un Lacan qui fait autorité en attendant que d’autres historiens et philosophes viennent critiquer et compléter le travail. On sait la bibliographie sur cette œuvre considérable. Ici même Robert Maggiori nous dit son Lacan. Vous avez la responsabilité de vous informer et situer, si cela vous chante, rien d’obligatoire mais à une période historique donnée, on est tenu de procéder à un tour d’horizon de ce qui se pense d’important dans son champ de recherche et de pratique.
On peut critiquer le principe même du lacanocentrisme exclusif. Il y a Lacan, il y en a plein d’autres. Dont l’école anglaise que représentait si chaleureusement notre Goyena trop tôt disparu à notre goût (et très probablement au sien), dont la psychanalyse de la
Comme il y a la psychanalyse et le reste, la psychothérapie relationnelle, dont le développé ici aussi s’allongerait considérablement, ce qui débouche sur le concept de psychothérapie intégrative ou multiréférentielle, encore un autre objet.
Alors lisez Lacan et ne vous perdez pas dedans. Pour cela étudiez l’Histoire et approfondissez votre philosophie, comme le souhaitait Noël Salathé, qui ne fut pas pour rien co-fondateur de notre École et en demeure le doyen tutélaire. Ne devenez pas de petits pédants dogmatiques ensorcelés dans leurs cercles même figurés sous forme de bandes de Mœbius, restez proches de l’humilité psychothérapique. La modestie n’accompagnait pas toujours Lacan dans sa démarche, grâce à la conscience de sa valeur et de celle de son apport, il a su bousculer ce qui devait l’être, devenir un Maître. Surtout ne jamais se soumaître, demeurez irrévérencieux et insolents, en restant modestes, l’ordinarité peut être lumineuse.
Voici que je me trouve pris en flagrant délit de leçon de morale. Ne vieillissez pas, mûrissez plutôt, et ne vous inspirez pas de mes pontifications. Bonne chance à tous, vive Lacan, vive la psychanalyse – et le reste !
– Élisabeth Roudinesco, Lacan et la leçon d’Hamlet, Le Monde 14 juin 2013 [mis en ligne le 29 juin 2013]
– Outre la présente édition, les amateurs de l’œuvre orale de Lacan peuvent consulter, en accès libre, sur le site Gaogoa les différentes versions des vingt-cinq volumes du Séminaire, accompagnés de commentaires et de références bibliographiques.
par Robert Maggiori – Libération 27 juin 2013.
Des fois, c’est plutôt drôle. Par exemple : «Qu’est-ce que cela veut dire quand on dit à une femme Je vous désire ?» Cela signifie-t-il, «comme le voudrait l’optimisme moralisant avec lequel vous me voyez de temps en temps rompre des lances à l’intérieur de l’analyse, Je suis prêt à reconnaître à votre être autant, sinon plus de droits qu’au mien, à prévenir tous vos besoins, à penser à votre satisfaction ? Seigneur, que votre volonté soit faite avant la mienne» ? Ou bien, «pour employer de bons gros mots tout ronds, Je désire coucher avec vous, baiser» ?
Qu’on ne se réjouisse pas de suite, cependant. S’il n’exclut ni humour ni traits d’esprit, le Livre VI du Séminaire de Jacques Lacan, comme tous ceux qui l’ont précédé ou vont le suivre, est une épreuve, dans tous les sens du terme : il exige un effort de lecture, oblige souvent à revenir à des passages à peine lus et mécompris («Je n’ai pas été sans avoir écho des difficultés que certains d’entre vous, beaucoup même, vous avez déjà éprouvées la dernière fois…»), contient à chaque page des remarques fulgurantes ou intrigantes pouvant chacune alimenter un livre de commentaires psychanalytiques, est une véritable mise à l’épreuve du savoir que le lecteur croirait posséder en psychanalyse, sinon une mise à l’épreuve de toute la psychanalyse par elle-même, la transmission de la psychanalyse, qui, de freudienne, devient lacanienne.
On ne peut pas dire, même si Lacan ne se serait pas opposé à ce qu’on le dise, que le séminaire soit «incompréhensible» – sauf à juger qu’un texte en tamoul ou en bokmål n’a pas de sens du seul fait qu’on ne parle pas ces langues. Mais il existe plusieurs facteurs, disons, de «perturbation», ou, en lacanien, d’inter-diction : entre la diction de Lacan – à Paris, hôpital Sainte-Anne, en 1958-1959 – et la transcription écrite d’aujourd’hui, s’est intercalé… plus d’un demi-siècle de diffusion de la pensée lacanienne, de popularisation de ses concepts, de commentaires, d’explications, de critiques – si bien que (presque) tout ce que le séminaire énonce semble déjà «acquis», ou, dirait-on, apparaît dans tous les «dictionnaires lacaniens» (d’autant que certaines de ses parties, celles consacrées à Hamlet, ont déjà été publiées par la revue Ornicar ?, que des versions exhaustives, non autorisées, circulent depuis longtemps et se trouvent désormais sur Internet…).
Abstrus. La figure du graphe du désir, articulant entre eux l’ensemble des termes par lesquels le sujet est constitué comme effet du signifiant, est à cet égard exemplaire. Lacan l’introduit, en partant de la structure du mot d’esprit, dans le Séminaire V – Les formations de l’inconscient (1957-1958) et la développe dans l’article «Subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient freudien», de 1960, qu’on trouve dans ses Écrits : elle est au centre de ce séminaire-ci, le Désir et son interprétation. Or, depuis cinquante ans, un tel graphe, certes abstrus, est devenu une des pierres de touche de toute la théorie lacanienne, qu’on ne peut ignorer si on s’intéresse à elle ou si, professionnellement, on l’applique à la clinique, en ce qu’il décrit de façon détaillée la genèse du désir, son évolution, son destin, à travers les rets du langage, les symboles et les lois de la métaphore et de la métonymie, la parole, l’Autre, le fantasme ou l’Œdipe.
En d’autres termes, la pensée de Lacan s’est diffusée et installée dans la culture contemporaine avec une vitesse bien supérieure à celle de l’édition de ses séminaires. On sait le nombre de polémiques – la dernière en date est celle qui a fait quitter l’éditeur historique, le Seuil, pour La Martinière – que cette édition, très lente, sans appareil critique, a suscitées : seize Séminaires ont été publiés depuis 1973 par Jacques-Alain Miller, gendre et exécuteur testamentaire de Lacan. Il en reste neuf. Au rythme de croisière suivi jusqu’ici, il faudra attendre au mieux l’année 2030 pour pouvoir lire le 25e et dernier volume.
Aussi faut-il faire abstraction de tous ces contretemps pour saisir la nouveauté de ce qu’énonce ce Séminaire VI : déjà bouleversé quelques années auparavant, au moment où Lacan, influencé par Saussure, Jakobson ou Lévi-Strauss, pose la thèse d’un inconscient «structuré comme un langage», le territoire du freudisme s’y trouve en effet redessiné, au sens où viennent le féconder les affluents de la linguistique structurale, de la logique, de la tradition philosophique issue d’Aristote, de Spinoza, de Hegel, de Heidegger et de la phénoménologie, et où des concepts clés tels que ceux de sujet, d’objet, de subjectivité, de désir, de fantasme ou de pulsion – arrachée à toute racine instinctive – acquièrent de nouvelles dimensions.
Homogénéité. «Si vous chatouillez la plante des pieds d’une grenouille, elle y répond en faisant une certaine détente musculaire. Mais lorsqu’il s’agit de la subjectivité prise par le langage, il y a émission, non pas d’un signe, mais d’un signifiant.» La psychanalyse, dit Lacan, «montre essentiellement ce que nous appellerons la prise de l’homme dans le constituant de la chaîne signifiante» : aussi est-ce de cette position originelle qu’il faut partir pour définir ce qui de l’homme est l’essence, à savoir le désir.
Après avoir, dans les cours antérieurs, restauré la dimension structurale du complexe d’Œdipe et montré l’homogénéité signifiante des formations de l’inconscient, Jacques Lacan aborde immédiatement, dans le Séminaire VI, la question du désir, lequel n’est plus seulement référé à la dialectique (hégélienne) de la reconnaissance mais «situé» selon des coordonnées qui placent le sujet «sous dépendance» du signifiant, au sens où il est «toujours-déjà» traversé par une impersonnelle trame de symboles et de signifiants qui le constituent, qui sont là avant même qu’il ne soit un sujet parlant, qu’il ne domine pas, dont il est l’effet et non la cause, et qui donc lui vient forcément de l’Autre.
L’infans, celui qui ne parle pas, adresse par ses babils ou ses cris une demande ou un appel proprement «insignifiants» : «C’est l’Autre qui fera venir ou non dans la présence de la parole un signifiant ou l’autre.» Aussi son désir est-il désir de l’Autre, au sens où il peut savoir quelque chose de son désir parce qu’un autre lui a dit ce qu’il désire – à ceci près que «ce» qu’il voulait réellement restera toujours insu, ne sera jamais «ça», «glissera» toujours hors de la chaîne des signifiants qu’on lui assigne. C’est dans ce qui est «au-delà de la demande», dans ce qui se dérobe, que s’origine le désir : il «se manifeste dans l’intervalle, dans la béance qui sépare l’articulation langagière, pure et simple, de la parole». Aussi le propre du désir sera-t-il son «excentricité par rapport à la satisfaction». La «présence primitive du désir de l’Autre comme obscure et opaque» fait que «le sujet est sans recours, hilflos,» soumis à la «détresse», et ne peut trouver son «niveau d’accommodation» que dans le fantasme.
Calembours. Ces schématisations ne représentent que quelques gouttes prélevées dans l’océan du Séminaire, dont force est de dire, pourtant, qu’il ne «révèle» rien (en un style d’«écriture» encore peu pénétré, en 1958-1959, par la «folie» des turlupinades et des calembours à laquelle cédera le Maître à mesure qu’une foule de fidèles le transformera en Gourou) qui ne soit dans la pensée de Lacan telle qu’elle est déjà consacrée, lue, commentée, exploitée ou vilipendée. Il y est question du «rêve de l’homme mort», du désir de la mère, de la médiation phallique du désir, du nom du père («l’identification au père, qui est évidemment liée, non seulement à des données de fait, mais aussi à des données imaginaires, ne résout en rien la problématique du désir»), de la névrose, de la perversion, de la castration, de l’objet a, et de tant d’autres choses qui désespèrent le résumé. Et la question du début – «Qu’est-ce que cela veut dire quand on dit à une femme Je vous désire ?» – y trouve une «vraie» réponse : «Dire à quelqu’un Je vous désire, c’est précisément lui dire Je vous implique dans mon fantasme fondamental. Mais cela, ce n’est pas l’expérience qui le donne toujours, sauf pour les braves et instructifs petits pervers, petits et grands.»
Jacques Lacan, Le Séminaire. Livre VI. Le désir et son interprétation. Texte établi par Jacques-Alain Miller, Éditions de la Martinière, 618 pp., 29 €.